N O D A R D J I N
LE DERNIER MAîTRE
Traduit du russe par
Maria-Luisa Bonaque
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En
guise de préface
1• L’homme,
dit-on, est un animal pensant. Formule inexacte, bien qu’il soit juste
de dire que l’homme pense et qu’il est un animal. Mais il faut
préciser : l’homme est un animal pensant paresseux. Un animal qui
pense rarement.
Que la pensée
soit rare et paresseuse chez l’homme est capital. Car il en découle qu’il a besoin d’un guide qui se charge,
volontiers et en toutes circonstances, de penser à sa place.
Ainsi
naissent les chefs. Ils sont divers. Les uns préfèrent en l’animal
pensant la disposition animale, les autres, la capacité de penser.
2•
Malheureusement, l’existence du chef — en tout temps et en tout lieu —
témoigne du tragique de la condition humaine, la vérifie.
J’appartiens
à une génération qui a cru dès l’enfance qu'à toute heure du jour et de
la nuit “ Staline pensait à nous ”. Que pensait-il
exactement ? A cette question, mon grand-père, — même âge que
Staline et kabbaliste — répondait mystérieusement : “ Il se
demande si tu ne t’es pas mis toi-même à penser. ”
Mais vivre
sans chef est impossible. Car — malgré toute l'envie qu’en ont certains
— personne n’est capable de penser constamment et à tout. Et si
l’humidité est l’inconvénient naturel de la liquidité, l’esprit
d’économie est le “ défaut ” inhérent à la pensée. Les chefs
espèrent bien pouvoir se promener dans le tréfonds de la conscience
sans se mouiller les chevilles.
Or économiser
la pensée est un “ défaut ” incorrigible. On ne peut repartir
à chaque fois à zéro. On a appris que 2 x 2 font 4 et on ne revient
plus là-dessus.
Toutes les
réflexions exigeant la connaissance des rudiments sont fondées sur de
pures conventions. Sur la foi.
3• 2 et 2
font 4 ? Et pourquoi pas 5 ? Ou 3 ? Mais parce que nous
avons accepté de croire que cela faisait quatre. Il est trop tard pour
remettre en cause une croyance aussi ancrée. Il faut vivre avec pour se
socialiser. Il faut l’entretenir et poursuivre
l'“ entretien ”. Même si la logique consiste souvent à se
mouvoir avec assurance dans une fausse direction.
Et paradoxe
ironique supplémentaire : sans
logique on ne peut fonder logiquement les limites de la logique, mais
on ne peut sans croyance commune tomber d’accord sur son abolition.
4• Donc,
comme l’homme est incapable de penser constamment et à tout, de douter
constamment et de tout, il a recours aux chimères de la foi. Aux
stéréotypes de la réflexion. Chimères et stéréotypes que tout véritable
artiste se doit de saboter. Car ils sont une source inépuisable de
tragi-comique.
Se passionner
pour la légende n’est pas toujours une affaire de goût. Cela peut
cacher un non-désir de vérité. Ou un désir de mensonge. Ou — très
souvent — une incapacité à distinguer vérité et mensonge. Dans tous les
cas de figure, l’amateur de légendes est attiré par la possibilité
d'épargner ses méninges.
La vérité
pourtant n’est pas ennemie de l’imagination. Et elle ne rejette pas
l’irréel.
Personne n’a
encore détecté l’éclat d’une pensée pénétrante dans le regard d’un
inspecteur ou d’un dirigeant de sovkhoze. Celui du sovkhoze de
Koutaïssi est une exception. Quand l’inspecteur de Moscou lui a
demandé, après examen de ses livres de comptes, s’il était vrai
qu’entre autres biens, il tenait enfermé dans la pièce voisine un tigre
affamé, attaché par un fil rose, ce dirigeant de sovkhoze a répondu que
oui, qu’il adorait le rose.
5– Quant aux
chefs “ chargés ” de penser à la place de tous, ils sont à la fois le produit de cette inévitable
paresse cérébrale et ses premières victimes. Etre victime, voilà le
tribut que le chef doit payer pour la place singulière qu’il occupe.
Singulière car son “ travail ” est à la fois difficile et
honorifique. En outre, la victime peut aussi bien être un chef porté
aux nues comme le Christ qu'un chef poussé en enfer comme Hitler.
Staline a eu
la “ chance ” d' être à la fois Dieu et Diable. Il pourrait
donc mieux que tout autre nous aider à saisir la misère de la condition
humaine dans tout son ridicule. Et nous
indiquer la voie — infinie (c’est à dire impraticable) — pour en sortir.
Staline
tranche y compris parmi les personnages historiques les plus notoires.
Par les innombrables stéréotypes liés à sa personne.
6– Mais sa
singularité réside surtout dans le fait qu’il y a en
chacun de nous un Joseph Staline. La remarque a
été faite par son célèbre “ collègue ” en poésie. Dans un non
moins célèbre café de New York, ce collègue, Joseph Brodsky, m'a
déclaré, peu avant sa mort, que s’il avait été comme moi géorgien,
philosophe et amateur de vin, il n'aurait pas actuellement gaspillé son
temps et du café avec un amateur de vodka, adversaire de la tyrannie.
Il aurait écrit de la prose en “ collaboration ” avec
l’autre, avec le plus puissant versificateur de l’histoire. Il
répondait par là à ce que je venais de lui annoncer, à savoir qu'après
un roman autobiographique, j’avais entrepris un roman sur un homme
véritable. Son homonyme et mon compatriote. Un fils de cordonnier qui
avait commencé sa “ carrière ” par un innocent poème sur un
bouton de rose et l’avait achevée... Au fait, comment l’avait-il
achevée ? Voilà précisément ce que je voulais comprendre.
La différence
a toujours éveillé la méfiance et le désir de la supprimer. Malgré
tout, au milieu du siècle finissant, Staline a réussi le tour de force
non seulement d'instaurer mais de maintenir, au milieu du monde, sur un
sixième des terres émergées, un système absolument différent. Et
surtout de l’imprimer dans la conscience de chacun.
Cette
différence réside en une dramatisation fondamentale visant à atteindre
la vérité éternelle. Si fondamentale qu’elle exige même d’aller au-delà
des normes anciennes. Parfois “ immuables ”.
7– Bien que
Brodsky ait accueilli mon idée avec enthousiasme, son argument
principal en sa faveur m'a vexé. Dans la mesure, m'a-t-il dit, où même
Staline était mort, je ne pouvais prétendre moi-même à une autre fin et
devais donc me hâter d’écrire ce livre : les générations suivantes
de créateurs appelées à connaître l’âme géorgienne de Staline, n’auront
pas vécu l’ère (post)stalinienne.
Je lui ai
fait remarquer : premièrement que tout au monde se répète.
Pour
favoriser la mémorisation. Et le rire.
Deuxièmement
que même si Staline ne ressuscitait pas, ce roman à son sujet pourrait
être écrit en tout temps. Et par toute personne qui dans “ âme
géorgienne ” se laisserait tourmenter par le premier terme, le
plus important. Car j’écris vraiment ce livre en
“ collaboration ” avec lui : à la première personne.
Au nom du
moustachu au visage grêlé, Joseph Vissarionovitch Djougachvili, cet
homme véritable qui mieux que quiconque est parvenu à se dissimuler
parmi nous en chaque homme véritable...
Nodar Djin
A Zina
Baazova, ma femme. Parce qu’elle est née — avec des intentions tout
autres, il est vrai — dans le même minuscule quartier de Gori où vit le
jour le sujet du récit qui va suivre. Et pour bien d'autres raisons
encore...
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L’éternité
recommence toujours de façon inespérée...
Le plus difficile en la
matière n’est pas de trouver un sujet ou une idée. J’en ai accumulé des
tas avec le temps. Surtout depuis la guerre où il semble s’être figé.
Au point qu'on voit de quoi l’éternité est faite.
Si on ne comprend pas cela,
toutefois, ce n’est pas la peine de créer : un vrai livre ne tue
pas le temps mais l’éternité. Que les gens craignent. Car l’éternité ne
finit nulle part. Et recommence toujours, comme aujourd’hui, de façon
inespérée.
Leiba ne joue dans ce livre
aucun rôle et je ne le mentionne qu’en tant que styliste. Qui se
faisait appeler Lev Davydovitch[1]. Et pour qui, par conséquent,
la chose la plus inespérée était non l’éternité mais la vieillesse.
Cela est beau mais bête. Comme la plupart des Leiba, il n’ignorait
aucun mot, mais ne connaissait que sa propre âme.
J’ôte encore aujourd’hui ma
casquette devant son art de la parole. Mais en ce qui concerne la
compréhension des âmes, je la remets aussitôt.
La vieillesse, c’est un mot.
Vide. On meurt non après la vieillesse, mais après la vie. Sinon la
mort n’aurait rien d’effrayant.
J’ai eu l’occasion d’entendre
tant de mots vides que ma ZIS[2] s’enliserait bien sous leur
poids dans cette neige. Les mots sont nombreux et faciles à écrire.
La difficulté est
ailleurs : comment se passer de mémoire ? L’écriture exige
une capacité d’étonnement. Or la mémoire fait obstacle à l’étonnement.
Sans mémoire je ne serais même
pas habitué à moi-même. Mais j’y suis habitué. Je ne vis pas un seul
jour sans moi. Or un écrivain doit savoir se passer de lui-même. C’est
bien pour cela que j’ai voulu devenir écrivain. Tout le monde s’habitue
à tout. Même à la mort.
Je ne connais personne qui se
soit accoutumé à elle et soit revenu. A l’exception du Maître. Qui joue
dans ce livre le rôle principal. Avec moi.
Mais le Maître connaissait les
paroles de la vie éternelle. Si j’étais devenu dès le début écrivain,
je n’aurais traité que de lui. Et si ma vie était à refaire, je vivrais
comme le Maître. Sans m’habituer à elle. Et je mourrais comme lui. Sans
m’être accoutumé à la mort.
Dans mon enfance, quand je
n’étais pas encore habitué à moi, j’avais du temps à revendre pour
vivre d’autres vies. Mais j’en étais puni. Car je devais m’exprimer
avec d’autres mots que les miens.
Je ne m’imaginais pas homme. Mais preux russe. A cheval.
Ou khan mongol. A cheval
aussi. Le cheval est plus humain que l’automobile. Et a fortiori que
l’homme.
Du haut de ma selle, je
découvrais un autre monde. Plus de masure en terre argileuse, mais des
édifices en pierre pointant leurs flèches au-dessus de la rivière
limpide. Qui clapotait et frémissait de reflets ambrés à la lueur
vacillante des réverbères. En ces instants-là, le pic-vert ne frappait
plus l’arbre mais mon cœur. Et ce n’étaient plus mes mots, mais ceux
des autres. Des paroles.
Mon père me poussait de la
pointe de sa botte :
— Pourquoi, fils de pute, te
mettre ce mot à la bouche ?
Ces coups de pied ne me
vexaient pas : il avait le droit de me les donner et un droit se
met à profit. Je me vexais de son incompréhension.
Plus tard, au séminaire, je
m'imaginai dieu. Jusqu’au jour où je supputai que c’était lui qui avait
créé l’homme avec de la merde puisqu’il l’avait fait à son image. Et
l’on recommença à me battre.
C’est pourquoi je perdis le
désir d’être dieu. Et c'est vexant : si j’étais resté dieu,
j’aurais vécu dans l’ignorance totale. Je n’aurais même pas su que
l’homme était fait de merde. Personne ne sent sa propre puanteur.
Puisque je sais tout,
concluai-je, c’est que je ne suis pas dieu. Ou alors le dieu
d’autrefois n’est plus.
Mais la pensée de redevenir un
homme ne m’effleura pas. Si l’on veut imiter les hommes il faut non
seulement mourir mais prononcer des mots ennuyeux. Pas des paroles.
Le Verbe, c’est à dire la
vérité, a des résonances ennuyeuses. Leiba parlait brillamment. Mais
c'est facile tant qu’on ne veut pas en prime avoir raison. Or avoir
raison ça signifie partager les idées du peuple. Sinon il ne vous suit
pas.
Il est facile aussi de
comprendre le peuple. Mais difficile d’être d’accord avec lui. Celui
qui n’est pas d’accord devient un penseur. C'est gratifiant, mais on
n'a rien d’autre que des idées. Celui qui, par contre, est d’accord
peut devenir Guide. C’est à dire avoir raison.
Les mots brillants deviennent
paroles quand ils ont en outre raison. Comme chez le Maître. Et quand
il ne faut pas s’adresser au peuple. Si vous voulez qu’il vous suive,
les mots deviennent de la même couleur que lui. Ternes.
Pour mes soixante-dix ans je
n’en ai pas prononcé beaucoup. J’ai fait la plupart du temps confiance
à l’éloquence des pauses. Je me suis tu. Comme à présent.
L’inconvénient du silence,
c’est qu’il lasse. Et pas seulement l’esprit. J’ai passé toute la
soirée assis sur la scène et mon pied s’est tu lui aussi. Parce qu’il y
avait du bruit. Et maintenant il me lance de nouveau. Parce que tout
est silencieux. Même la tempête de neige derrière la vitre se tait.
Au cours de mon existence,
j’ai vu deux tempêtes de neige silencieuses. La deuxième, c’était
durant mon exil. Au-delà du cercle polaire. Impossible de vivre là-bas.
Je me suis donc enfui. J’ai d’abord perdu mon chemin, puis mes forces.
Je me suis effondré dans la neige, prêt à mourir. A la plus grande joie
d’un loup. Mais il n’était pas méchant. Il s’était égaré lui aussi. Et
couché sans bruit à mes côtés. Il régnait un grand silence.
Plus grand encore fut le
silence durant mon enfance : je venais d’avoir cinq ans et la
tempête soufflait depuis quatre jours, ou l’inverse, je venais d’avoir
quatre ans et elle soufflait depuis cinq jours. Toujours sans bruit.
Le silence est un ennemi. Je
ne crois pas qu’il soit aussi riche en significations que l’éternité.
Le silence, hélas, est également fait de mots. Le silence, c’est aussi
comme l’œil aveugle d’un homme que personne ne voit. Mais que tous
craignent...
Le droit à la
bonté est conféré par le pouvoir...
Parvenu à cette conclusion,
j’ai poussé la paroi vitrée qui me séparait du chauffeur et je l’ai
interpellé :
— Mitrokhine ! Pourquoi
ne dis-tu rien ?
— Pardon, camarade Staline,
m’a-t-il répondu, ce n’est pas Mitrokhine, mais Krylov.
Exact, ce n’était pas
Mitrokhine. Les nuques des gens ont un air bête. Pire que ça :
elles se ressemblent toutes. C’est sans doute pour ça qu’on fusille
dans la nuque. Les nuques n’intimident pas.
— Et pourquoi n’est-ce pas
Mitrokhine ?, ai-je dit, étonné, car j’avais la mémoire ailleurs.
— En quittant le théâtre,
camarade Staline, vous êtes parti avec lui, mais un peu plus loin, vous
êtes monté avec moi.
— Et qui est avec
Mitrokhine ? ai-je demandé.
— Le camarade Vlassik.
Pardon : pas le camarade, mais le général Vlassik, camarade
Staline.
— Je plains Mitrokhine.
Vlassik pue encore l’ail.
Krylov n’a rien trouvé à
répondre et a juste fait pivoter sa nuque.
— Et toi, Krylov, tu aimes
l’ail ?
— Oui, camarade Staline. Je
considère l’ail comme un bon aliment. Mais j’en consomme rarement.
Quand il n’y a personne dans les parages.
— Bravo ! Il ne faut
manger de l’ail que si les gens autour de toi en mangent.
— Très juste, camarade
Staline !
— Car si les gens n’en mangent
pas, mais que toi, tu en manges, ça signifie que tu as décidé que les
gens ne méritaient pas qu’on se prive d’ail pour eux... Pas vrai ?
— Exact, camarade
Staline !
Les propos de Leiba me sont
alors revenus en mémoire : les gens, c’était de la merde, mais la
merde permettait quand même d’ériger des murs. C’est faux. D’abord, les
gens ne sont pas de la merde. L’homme, oui, mais pas les gens. Et puis
on ne peut édifier un mur de merde : une fois sec, il s’écroule...
Et je me suis souvenu à
nouveau de Nadia. J’ai entendu d’abord son rire. Fin et sonore, comme
quand on répand des perles sur un sol de marbre. Puis j’ai revu ses
dents, d’une couleur semblable aussi à celle des perles. Et ses seins,
ronds et robustes, pareils à des melons dorés. Enfin son odeur :
celle d’un melon sucré.
Tout aurait été différent si
Nadia avait été vivante et s’était trouvée dans la salle. Tout aurait
été moins stupide.
Dix millions d’hommes vivent
en Corée du Nord. Mais le délégué coréen avait annoncé que le message
de félicitations portait la signature de seize millions de personnes.
Si on aime quelqu’un et que ce
quelqu’un vit et vous aime lui aussi, alors rien ne semble stupide. Pas
même ce quelqu’un. Et Nadia était stupide.
Parfois, d’ailleurs, je
préfère les gens stupides. Ils sont plus proches de la nature.
— Krylov, la nature, à ton
avis, est-elle intelligente ?
Visiblement, Krylov avait
écrasé le frein car la voiture a eu un soubresaut. Il a tourné à
nouveau son visage vers moi et dans la semi-obscurité j’y ai distingué
l’effroi. Un effroi qui ôte à l’homme toute faculté de penser ou de
parler.
L’incapacité de penser n’est
pas source de félicité mais d’effroi. Bien que l’effroi, tout comme la
folie, soit une forme d’innocence. Et il m’est alors apparu qu’il était
impossible de tirer sur un visage. C’était comme si on visait l’âme.
— N’aie pas peur, Krylov,
ai-je dit en souriant. J’ai demandé cela par fatigue. Tu peux ne pas
répondre.
Krylov a souri à son tour,
mais timidement, comme s’il ne croyait pas à l’expressivité de son
visage.
— Franchement, camarade
Staline, je n’ai jamais spécialement réfléchi à la nature, a-t-il
répondu en se retournant vers son volant. Mon truc, c’est surtout la
voiture, c’est plus subtil. La nature à mon avis, n’est pas
intelligente, mais bonne. Ou au contraire, mauvaise. C’est bien
ça ?
— Tout à fait ça, Krylov, lui
ai-je concédé. Le droit à la bonté est conféré par le pouvoir, or la
nature en a...
— Très juste, camarade
Staline, a rétorqué joyeusement le chauffeur en mettant brusquement les
gaz.
Les flocons qui s'étaient
agglutinés sur la vitre se sont envolés et sont allés rejoindre la
paisible ronde de la tempête de neige.
J’ai baissé un peu la vitre
pour m’assurer qu’on n’entendait toujours ni sifflement ni hurlement.
La tornade blanche tournoyait et sinuait dans l’espace avec un muet
désespoir. Comme un loup transi.
Cependant, nous avions laissé
derrière nous la ville et ses multiples refuges et de part et d’autre
de la route, en plein champ, le carnassier n’avait plus où se cacher.
Tentant d’échapper à la mort, il s’agitait en tous sens, sautillait sur
place et s’empêtrait dans la neige poudreuse.
La douleur dans mon pied droit
se roulait à présent en boule de feu entre mes chevilles.
La cruauté
est un travail de tous les jours....
— Krylov !, me suis-je
écrié. Va me chercher Vlassik !
Krylov a fait des appels de
phare, s’est arrêté, a bondi hors du véhicule et jouant des poings
contre la neige, a couru vers les voitures roulant en tête du cortège.
Puisque la douleur était
revenue, j’en ai déduit que la fête, ou plutôt le bruit, m’avait
quitté. Et c’était bien ainsi : elle s’en était allée vers les
jeunes.
Mais ceux-ci sont stupides.
Ils n’ont pas l’habitude de remettre à plus tard les festivités et sont
donc condamnés à un doux désespoir. Dans les fêtes, on a tout à coup la
sensation qu’il manque l’essentiel. On ne saurait dire quoi, mais on y
aspire ardemment. Et le désir ardent est une faiblesse. Qui marque le
début des tourments.
Si j’ai cru à la vie, c’est
parce que je n’ai pas connu de fête. Et que toute ma vie durant j’ai
espéré en avoir.
... Sur le fond de l’immensité
qui scintillait à travers la vitre, Vlassik, dans la neige jusqu’aux
genoux, semblait un tronçon de bois. Je lui ai fait un signe de tête et
il a avancé. Il est monté, a claqué la portière avant et calé son buste
sur le siège. Puis il a émis un gloussement sourd.
Je ne distinguais pas son
visage dans l’obscurité, mais je sentais que Vlassik était tout ramolli
et humide. Je l’ai même entendu sourire d’un air coupable et enlever sa
casquette.
Tout crâne chauve me fait
rire. Celui de Lénine aussi. Celui de Vlassik était chauve au dehors
comme au dedans. Et quand ce crâne transpirait on se demandait ce qui
pouvait bien s’en évaporer !
Krylov a refermé sa portière
et l’obscurité s’est installée. J’ai toussoté :
— Pourquoi transpires-tu,
Vlassik ?
Il ne m’a pas répondu et quand
la voiture a démarré, j’ai dit au chauffeur :
— Krylov ! Qui est le
camarade Vlassik ?
— Le camarade Vlassik est le
général Vlassik, camarade Staline !, a répondu Krylov en
s’étranglant d’émotion.
— Inexact !, ai-je fait
en hochant la tête. Le camarade Nikolaï Sidorovitch Vlassik est le
lieutenant général Vlassik. Il est également chef de la Direction
générale de la garde du Ministère de l’Intérieur. Voilà qui est le
camarade Vlassik.
— Très juste, camarade
Staline ! a acquiescé Krylov.
— Alors, pourquoi
transpire-t-il, Krylov ? Pourquoi ne peut-il articuler le moindre
mot ?
Le chauffeur a fait à nouveau
pivoter sa nuque.
— Parle !, lui ai-je
ordonné, et Krylov a déclaré :
— Le lieutenant général
Vlassik est gêné par son odeur d’ail.
— C'est vrai, Nikolaï
Sidorovitch ?
Vlassik a opiné bruyamment du
bonnet.
— Et quelle autre odeur te
gêne, chef ? me suis-je enquis de plus belle.
Cette fois-ci, il s’est tourné
de tout son corps vers moi. Et son visage a pris une expression
méritant une licence de stupidité. Ou un certificat de non-sonorisation.
Je suis venu à sa
rescousse :
— Tu es tout ramollo,
Vlassik ?
Il a passé la main sur son
front, qui m’a fait un signe d’assentiment.
— Et bien imbibé ?
Nouveau hochement de front.
— Parle donc !, me
suis-je emporté. Mais aussitôt, le héros de la fête s’est calmé en moi.
Parle, Nikolaï Sidorovitch !
L’air, longtemps comprimé dans
sa bouche close, en a été soudain expulsé, mêlé à des mots dont la
terminaison s’était déjà dissoute dans l’alcool.
— Oui, Oseph Vissarionytch[3], c’est ça, je suis un chouïa
ramollo et bien imbibé, mais pas pasque..., mais pasque, Oseph
Vissarionytch, les camarades chinois de la garde de Mao et moi, on a bu
un soupçon d'alcool à votre santé. C’est une telle fête, Oseph
Vissarionytch, une telle fête ! C’est tout le pays ! Le monde
entier ! Toute l’humanité, quoi !
— Toute l’humanité, d’après
toi ?, ai-je dit pour le tester.
— L’humanité progressiste,
Oseph Vissarionytch.
— Et celle qui n’est pas
progressiste ?
Vlassik s’est recroquevillé,
mais je lui suis de nouveau venu en aide.
— Elle me fête aussi.
Vlassik a d’abord marqué de
l'incrédulité, puis il a hoché la tête : évidemment qu’elle me
fêtait aussi, comment échapper à une fête pareille ?!
— L’humanité non progressiste
me fête, Vlassik, parce que j’ai déjà soixante-dix ans... Ils me
craignent plus que dieu. Dont ils n’ont plus peur : ils l’ont bien
eu. Je leur dis : craignez dieu, rien n’appartient à personne.
Mais dieu est mort. Moi, ils me craignent car je suis vivant. Et je
leur dis la même chose que lui. C’est pourquoi ils demandent quel temps
de parole il me reste. Ils savent bien que pour moi ce n’est plus
l’ascension mais la descente.
— Qu'est-ce que vous dites là,
Oseph Vissarionytch ! s’est alarmé Vlassik, tout en incitant
Krylov d’une bourrade à exploiter, lui aussi, la métaphore de la
montagne.
— Soixante-dix ans — c’est le
pic du Kazbek[4], camarade Staline ! a
lancé celui-ci.
— Est-ce que tu voudrais, toi,
en mon honneur, vivre vite, comme ce pionnier a promis de le faire,
aujourd’hui, à la tribune ? Moi, a-t-il dit, en l’honneur de
Staline, je veux grandir vite et devenir un héros. Tu voudrais donc
être aujourd’hui parvenu au sommet, Krylov ?
— Je suis né trop tard,
camarade Staline, m'a-t-il répondu, tout décontenancé.
Vlassik a respiré bruyamment
et lancé hors de propos :
— Au village, on disait que
les goûts et les couleurs ne se mangeaient pas en salade : l’un
aime la pastèque, l’autre le cartilage de porc.
J’ai éclaté de rire et tous
les deux ont été inondés de bonheur.
— Tu as raison
sur les goûts, chef, ai-je dit à Vlassik. Moi, par exemple, je n’ai pas
aimé tes camarades chinois de la garde. Surtout la blonde. Elle a même
le nez peinturluré. Alors qu’un nez, ça ne sert à rien. Et ça fait bête
au milieu des yeux. Mais elle, elle a des yeux comme ceux d’une
vache : ils n’en finissent pas d’attendre qu’on la traie !
Il y a eu un silence :
Krylov a fait pivoter sa nuque et Vlassik reniflé.
— Parle, chef ! ai-je
ordonné.
— Mille excuses, Oseph
Vissarionytch, mais avec les camarades chinois j’ai vraiment bu à votre
santé. Du porto. Et un chouïa de vodka. Et la blonde, c’est juste une
connaissance. Je ne compte pas me marier avec elle !
— Ta femme s’y opposerait,
ai-je dit, raisonneur, et Krylov, à son grand effroi, a éclaté de rire.
— Je suis sérieux, Oseph
Vissarionytch, a poursuivi Vlassik, fusillant du regard la tempe du
chauffeur. C’est juste une connaissance. Elle a d’ailleurs très bon
cœur.
Je me suis fâché :
— Tais-toi : je sais
tout ! Un rendez-vous de plus et tu vas voir ce qu’on
t’arrachera !
Je ne peux, hélas, ne pas être
cruel, même si c'est un travail de routine. Mais puisque j'étais
aujourd’hui le héros de la fête et que Vlassik, en conséquence, était
tout ramollo et imbibé, il m’a bien fallu m’adoucir :
— Tu sais Nikolaï Sidorovitch,
tu es une vraie tête de linotte ! Tu ne connais pas les bonnes
femmes : un vrai jeunot. Tu parles de son cœur, mais une bonne
femme, c’est par là qu’elle commence : elle vous confie son cœur à un
imbécile et après, il ne peut plus se dépêtrer de tout le reste. Un
imbécile, Nikolaï Sidorovitch, on lui arrache les couilles. Parce que
c’est par là que les ennemis l’attirent dans leur camp.
— Mille excuses, Oseph
Vissarionytch ! a grommelé Vlassik et le silence obtus du monde
extérieur a de nouveau envahi l'habitacle.
La meilleure
pensée est l’absence de pensée...
Dans mon enfance, lorsqu’il
s’instaurait brutalement un silence, je croyais comme les gens du
peuple qu’un doux ange passait. Ou qu’un imbécile était né. Présage
stupide. Vu le nombre d'imbéciles, le monde devrait baigner sans
brutalité dans un silence infini.
A présent, j’exterminerais
bien ces doux anges. Le silence, c’est la solitude. Et l’on ne peut
s’abriter de lui nulle part. Même pas sur
la scène du Bolchoï. Comme aujourd’hui. Au milieu des louanges, des
ovations, des hymnes et des invités. J’ai eu toute la soirée la
sensation familière d’être le prisonnier de mon propre corps. D'une
cellule sans meubles
Autrefois, les gens ignoraient
la solitude : personne ne se sentait à part. Quand tout cela
s’est-il écroulé ? Visiblement, la peste est le fait du pouvoir et
de l’abondance. Plus on est puissant et plus on est seul.
Un Hindou m’a avoué que l'Un
avait créé le monde parce qu’il était malade de solitude. La solitude
en soi n’a rien d’horrible. Ce qui est horrible, c’est que les hommes
la perçoivent comme telle. Horrible aussi qu’aucun médicament ne la
traite.
Les uns se soignent par la
claustration. Les autres par dieu. D’autres encore par la recherche de
l’ordre en ce monde. D’autres, au contraire, par celle de l’absurde et
de l’insolite. Mais l’absurde est tout aussi illusoire. Le monde n’est
ni absurde ni logique, il n’est rien. Le monde est fait de néant, un
néant que l'on perçoit partout.
Voilà pourquoi même du vivant
de Nadia j’étais seul. Car l’amour lui aussi condamne au repli sur soi.
Certes le Maître disait que
l’unique domaine où la révolution serait infinie, c’était celui de
l’amour. Capable de guérir n’importe quelle maladie de l’âme. Alors
qu'il était lui-même une maladie. Et que l’“ amour ” du
Maître se mêlait parfois de haine.
— Krylov !, me suis-je
écrié, m’interrompant moi-même. Y en a-t-il pour longtemps ?
— Non, camarade Staline !
— A quelle question
répondais-tu, Krylov ?
— Vous avez demandé si on
était encore loin de votre datcha, camarade Staline. De Blijniaïa ?
— Tu as bien compris la
question, mais tu y as mal répondu. Recommence !
— Il reste une vingtaine de
kilomètres, camarade Staline ! Sans tempête, ça ferait un quart
d’heure.
— C’est mieux, mais pas encore
ça. Tu as utilisé le conditionnel. Et c’est déjà une pensée, Krylov.
Mais pas une bonne pensée. Pour le peuple la meilleure pensée, c’est
l’absence de pensée. Ou plus simplement : il faut vivre
laconiquement et parler avec précision. Compris ?
— Très juste. Compris. Nous
arriverons dans une demi-heure.
— Tu vois ? ai-je dit en
m'adressant à Vlassik. Il nous reste finalement beaucoup de temps,
chef. Viens à côté de moi, on va travailler...
Ce n’était pas tant l’envie de
travailler que celle de tuer le temps. Oui, le tuer parce que j'étais
exaspéré ces dernières années par une cruelle absurdité : déplacer
dans l’espace mon propre corps prenait trop de temps. Et qu'il était
non seulement impossible de se rendre d’un endroit à l’autre à la
vitesse de la pensée, mais impossible de se trouver en deux endroits à
la fois.
Impossible pour l’instant.
Possible à l’avenir. A l’avenir, les gens seraient capables d'être à
plusieurs endroits à la fois. Comme l’avait dit Lavrenti[5] , il serait possible de
suspecter d’un méfait n’importe qui et n’importe où.
D’ailleurs, je n’ai jamais su
où je voulais être à part là où j’étais. De même que je n’ai jamais su
vers quoi je me suis hâté toute ma vie durant. Or, chose étonnante,
quand on ne sait pas vers quoi on se hâte, on ne se retrouve pas là où
il faut ; mais moi, je me suis toujours retrouvé à l’endroit vers
lequel on pouvait dire a posteriori qu’il fallait se hâter. Dieu,
visiblement, me fait confiance.
Et plus étonnant encore :
j’ai cessé depuis longtemps de m’étonner de quoi que ce soit. Par
exemple, de ce que l’homme ne se dissolve pas dans l’eau.
Un bourreau
vaut mieux qu’un soldat...
Vlassik, en s’installant sur
le siège arrière, a involontairement écrasé une boîte de Kazbek[6] et m’a présenté ses excuses.
J’avais délibérément emporté
au théâtre, non pas mes Herzégovine ou ma pipe mais des Kazbek. Je
voulais montrer que je ne m’imitais pas. Et que je n’avais pas
d’habitudes. Et puis, je préfère le dessin de la boîte de Kazbek. Rien
n’empêche, en outre, de remplir la boîte d’autres papirossi.
Dès que j’ai remonté la
cloison de verre, Krylov a dit quelque chose. Je n’ai pas entendu sa
phrase, mais j’ai fait un geste de la main et le convoi a poursuivi sa
route.
Puis j'ai cherché dans la
boîte une papirosse intacte, mais je n’en ai pas trouvé. Elles avaient
toutes été écrasées.
— Tu pèse très lourd, Vlassik.
Il te faut maigrir. Quel est le programme, demain ?
— Demain, vous avez décidé de
vous reposer, Oseph Vissarionytch.
— Je suis fatigué. Et
aujourd’hui alors, qui vient dîner ?
— Le camarade Beria, le
camarade Boulganine, le camarade Vorochilov, le camarade Kaganovitch,
le camarade Malenkov, le camarade Mao et son traducteur, le camarade
Mikoïan, le camarade Molotov, le camarade Khrouchtchev et le camarade
cinéaste Tchiraouli accompagné d’une dame.
— Tchiaouréli, ai-je corrigé.
Et pourquoi ne fais-tu pas de cette dame une
“ camarade ” ?
— C’est une Française, Oseph
Vissarionytch, et pas une collaboratrice à nous, mais une journaliste.
Lavrenti Beria vous a parlé d’elle...
— C’est bien d’avoir invité
Tchiaouréli...
— C’est tout à fait
bien ! a renchéri Vlassik.
— Je n’ai pas fini.
— Excusez-moi, camarade
Staline !
— Tchiaouréli est quelqu’un de
vivant.
Vlassik n’a pas saisi.
— Je dis que Micha est un
artiste. Quelqu’un de vivant.
— Ah ! dans ce sens-là,
a-t-il fini par dire.
— Et dans quel autre sens
voulais-tu que ça soit ? C’est juste. Le Procureur m’a parlé de
cette dame. Il envie Micha. Il m’a également dit du mal, dans son
rapport, de mon général. Ça y va à Berlin avec Marika Reukk !
— La chanteuse ?
— Et qui veux-tu que ce
soit ? C’est dangereux, m’a-t-il dit : c’est une chanteuse
bourgeoise. Mais moi, Vlassik, j’ai répondu au Procureur qu’une
idéologie dangereuse passait par d’autres canaux.
— D’autres canaux ?!
s’est exclamé Vlassik effrayé.
— Ne m’interromps pas !
Le sperme, lui ai-je dit, ce n’est pas une tache d’encre. Ça ne laisse
pas de trace. Et si ça en laisse, c’est notre idéologie, dans ce cas,
qui y gagne...
Contre toute attente, Vlassik
a compris que je plaisantais et a éclaté de rire. Il était heureux de
ma soudaine bonne humeur. Et a voulu consolider son bonheur :
— Puis-je vous poser une
question, Oseph Vissarionytch ?
— A quel propos ,
— A propos de Mékhlis.
Je me suis renfrogné.
— En voilà un, tiens, qui ne
fait presque plus partie des vivants. Ni des camarades.
Vlassik est resté pensif. Il
devait se mordre la langue d’avoir mentionné un camarade qui pour moi
ne faisait presque plus partie des vivants.
— Pose ta question !,
ai-je dit, décidant de mettre son impair au compte du
“ soupçon ” de vodka festif.
Vlassik est devenu tout
rayonnant :
— Est-il vrai, Oseph
Vissarionytch, que Mékhlis — du temps où il était tout à fait vivant —
vous a fait un rapport sur un certain maréchal qui au front changeait
de femme chaque semaine ? Et puis qu’il vous a demandé :
“ qu’est-ce qu’on va faire de ce maréchal ”, en sortant son
bloc-notes. Mais vous, vous êtes resté longtemps silencieux. Et puis
vous avez dit : “ on va l’envier ! ” . Vlassik a
éclaté de rire. C’est vrai, Oseph Vissarionytch ?
Je n’ai rien répondu.
— Pourquoi as-tu commencé la
liste des invités par le Procureur ?
— J’ai pris l’ordre
alphabétique ! a dit Vlassik effrayé. Le nom de famille de
Lavrenti Palytch vient en premier.
— Il a même réussi à se mettre
en tête de l’alphabet. Le “ drapeau de nos victoires ”, c’est
ça ?
— Eh bien, il a raison,
non ? Vous êtes vraiment le drapeau de nos victoires, Oseph
Vissarionytch !
— Je suis un homme, Vlassik,
et pas un drapeau. (Et j’ai songé que Beria n’aurait pas fait un bon
écrivain : on ne peut traiter les hommes de drapeau). D’autres ont
trouvé une expression plus juste : le “ porte-drapeau ”.
— Oui ! Le
“ porte-drapeau du communisme ! ”
— Et à part ça, qu’as-tu
retenu, Nikolaï Sidorovitch ?
— Tout, Oseph
Vissarionytch ! Que vous êtes le continuateur de l’œuvre de Lénine
et le créateur de la constitution stalinienne...
— C’est évident. Surtout pour
l’adjectif. Si elle est stalinienne c’est que Staline en est le
créateur. Pour ce qui est du continuateur... Nous continuons tous
quelque chose. Toi, par exemple, tu continues à siroter.
— C’est un jour spécial, Oseph
Vissarionytch !
— Dis-moi plutôt les idées qui
te sont venues . A partir de ce que tus as entendu dire.
— Que vous êtes maréchal et
généralissime !
— Ce n’est pas une idée. C’est
un fait.
— Que vous êtes un Père et un
Maître !
— Ce ne sont pas des
expression récentes. Ni exactes. Le Père, ce n’est pas moi, mais le
Seigneur. Quant au Maître... Tu sais qui est le Maître ?
— Vous, Oseph
Vissarionytch ! Avant, c’était Ilitch, maintenant, c’est
vous !
— Le Maître, c’est
Jésus-Christ. Ce nom te dit quelque chose ?
— Bien entendu, a rétorqué
Vlassik, vexé que je mette en doute sa capacité à recueillir des
informations. Ou que je refuse ce titre au profit d’un juif défunt. Et
pour lui sans autorité.
— Et parmi les beaux parleurs,
qui s’est exprimé le mieux ?
— Tout le monde a trouvé que
c’était le camarade Togliatti. De notre amie l’Italie. Et j’ai fait le
compte : il y a eu trente-quatre intervenants !
— L’Italie n’est pas encore un
pays ami, et Togliatti n’a rien d’un beau parleur.
— C’étaient les beaux parleurs
qui vous intéressaient ?, a soupiré Vlassik avec une grimace de
découragement.
Et son regard exprimait tous
ses griefs à l’encontre d’une vie aux règles du jeu trop injustes et
qu’il n’aurait pas acceptées si cela n’avait tenu qu’à lui ;
griefs contre le fait qu’ignorer partiellement quelque chose soit un
danger, mais que l’ignorer totalement s’avère mortel.
J’ai été pris de pitié pour
lui. C’était vraiment injuste : il avait bu un
“ soupçon ” alors que moi,
j’étais sobre.
Mais d’un autre côté, il était
jeune, et la sobriété est aussi une illusion. Bien qu’on m’ait baptisé
aujourd’hui “ pionnier d’honneur ”, Vlassik était plus jeune.
Et il ignorait encore l’essentiel, à savoir que l’homme n’est capable
de comprendre la vie que quand il a compris qu’il n’y a rien à
comprendre.
Or
Vlassik ne comprendrait jamais ça.
Voilà pourquoi il n’aurait
jamais pu être artiste, lui non plus. Il était incapable de penser ce
qu’on appelle le néant. Ses qualités, par contre, — ignorance, manque
de probité — lui auraient permis, s’il n’était devenu soldat, de faire
une carrière politique convenable. Son grade de lieutenant général
prouvait d’ailleurs que ces qualités étaient également nécessaires aux
soldats.
Moi, je n’aurais pas fait un
bon soldat. Bourreau, c’est mieux : on punit les salauds, alors
qu’un soldat tue des innocents. Des gens respectueux des lois.
Puis il m’est apparu que sans
être le “ mécanicien génial de la locomotive de la
révolution ”, j’étais parvenu ces dernières années à devenir un
sage. J’aimais désormais penser le néant. C’est la seule chose que l’on
puisse vraiment connaître.
Le mal de
tête partait du pied...
— J’ai retrouvé ! s'est
exclamé Vlassik, m’étonnant par la célérité avec laquelle sa morosité
se muait en jubilation. Je ne concevais d’ordinaire, une telle rapidité
qu’en sens inverse : lorsqu’on passe du bonheur à l’effroi. — J’ai
retrouvé qui des beaux parleurs a parlé le mieux de vous !
— Qui ça ? ai-je dit,
incrédule. Car personne ne parlait le mieux de moi.
Vlassik a abaissé avec
assurance sur son front sa casquette à l’étoille astiquée comme les
cuivres.
— Vous avez manifesté de la
défiance, Oseph Vissaryonitch, envers cette femme que je connais, la
blonde au bon cœur, enfin au nez... eh bien, elle est amie — très
amie — avec le meilleur des beaux parleurs. Celui qui a exprimé les
plus belles choses à votre sujet. J’ai retenu ça par cœur, et elle
aussi. Et vous-même — mais pas aujourd’hui — avez dit, devant moi, à
Lazare Moïsseitch à son propos : à soutenir ! Et il l’a
soutenu : il lui a décerné l’ordre de...
— Qu’a-t-il dit, Vlassik ?
— Il a dit que... Il a dit de
vous qu’il... Vlassik a fait la grimace.
— Qu'est-ce que tu as,
chef ?
— Je m’embrouille, Oseph
Vissaryonitch...
— Qu’est-ce que tu as encore
mélangé ? ai-je demandé, bien qu'ayant déjà deviné. Tu t’es
embrouillé dans les pronoms personnels ?
— Oui. Mais je vais m’y
retrouver...
Ce qui a pris pas mal de temps.
— Lui, donc, le poète, a dit
qu’il, c’est à dire vous... Non, ce n’est pas ça ! Voilà ce qu’il
a dit mot pour mot : “ Il est le fils de mon pays... ”
“ il ” c’est à dire vous, êtes
le fils de son pays... Son “ il ” veut dire vous !
Je me suis emporté :
— J'avais compris ! Et
c’est tout ?
— Non, bien sûr. “ Il est
le fils de mon pays, /il réchauffe les peuples quand il sourit,/ soit à
jamais heureux celui qui/ lui a serré la main, tandis/ qu’au-dessus de
la terre, énorme,/, excusez-moi, immense, le ciel se meurt de
jalousie ! ”
Et l’étoile de la casquette de
Vlassik m’a décoché un rayon acéré dans l’œil.
— Vourgoun ?! me suis-je
exclamé, déchaîné. Samed Vourgoun ?! De Bakou ?! Ce n’est pas
un poète, mais un connard et c’est bien pourquoi ton amie le
fréquente !
Je suis devenu attentif à
moi-même : je n’avais pas mal au pied. Mais mal à la tête. Et de
façon curieuse : la douleur partait du pied et plus elle montait
et se rapprochait de la tête, plus elle était oppressante. Depuis mon
attaque d’apoplexie de l’été dernier, tout mal à la tête me semble
suspect, mais cette fois-ci la douleur était provoquée par la colère et
non par la tension.
Je me fâche plus fréquemment
en hiver qu’aux autres saisons. Sous la pression peut-être de mes
souvenirs d’exil en Sibérie. Je suis un montagnard, tout de même. C’est
pourquoi le cavalier sur fond de Kazbek de la boîte de papirossi me
réchauffe le cœur.
Tambourinant sur sa
silhouette, je me suis laissé détourner par une historiette qu'avait
racontée le “ camarade cinéaste Tchiarouli ”. Un psychiatre
de Tiflis testait la normalité de ses patients par une curieuse
question : “ Le Kazbek fait 5047 m. Considérez-vous que cela soit
suffisant ? ”
Il faudrait rencontrer ce
psychiatre...
Vlassik se taisait et n’osait
plus éponger la sueur au-dessus de ses sourcils. Je me suis mis en
veilleuse et j’ai ajouté, après un silence :
— C’est Leonov qui a dit
“ le mieux ” les choses. Un écrivain médiocre, lui aussi..
Qu’a-t-il dit ?
Vlassik continuait à se taire.
— Il a dit ceci : les hommes ont évalué l’âge du monde depuis sa
création. Les Juifs, comme toujours, furent les premiers à le faire.
Cette précision sur les Juifs n’est pas de lui. Mais de moi. Et il en
fut ainsi jusqu’au jour où naquit le Maître. L’appellation de Maître
n’est pas de lui. Mais de moi. Et je te repose la question,
Vlassik : qui est le Maître ?
N’osant pas nommer le Christ,
Vlassik a émis un reniflement.
J’ai eu un soupir de
mécontentement et j’ai poursuivi :
— Tu as raison, c’est le
Christ. Et les hommes décidèrent alors de calculer l’âge du monde à
partir de sa naissance. Mais Leonov a proposé d’oublier tout ça,
Vlassik. Et de calculer dorénavant l’âge de l’histoire d’une nouvelle
façon. En partant de la naissance de qui, Vlassik ?
— Du camarade Staline !
s’est-il exclamé, tout réjoui.
— Tu lui fais confiance,
Vlassik ? Tu crois à sa sincérité ?
— J’y crois ! s’est hâté
de répondre Vlassik, comme s’il s’agissait de sa propre sincérité et
non de celle de Leonov. Puis, il a tout de même réfléchi et a
ajouté : Quoique...
— Moi aussi, j’y crois. Mais
là n’est pas la question.
— Ah bon ? a dit Vlassik
avec circonspection.
— Eh oui. Je ne t’ai pas fait
venir pour bavasser, mais pour travailler. Je ne suis pas comme ta
blonde. De plus, j’ai mal au pied. Je te confie une mission, Vlassik.
Te souviens-tu de ce nom de famille...
— Lequel, Oseph
Vissarionytch ?
— Attends !
Papismedachvili.
— Tout à fait, camarade
Staline. Le commandant Papismedachvili, alias Papismedov ! Sur
lequel Lavrenti Palytch vous a fait un rapport le sept. Au dîner. Le
sept novembre. En l’honneur de la Révolution d’Octobre. Vous avez
d’abord ri. Et tout à coup vous avez cessé de rire. Tout le monde
riait. Et puis tout le monde a également cessé de rire tout à coup.
— Bravo, Vlassik. Le
commandant Papismedov, c’est ça ! Et sous quels autres noms est-il
encore connu ?
Vlassik a ricané :
— José. Le petit Jésus.
Jésus-Christ.
— C’est Matriona qui l’a
surnommé le petit Jésus.
— Tout à fait, le camarade
Malenkov l’a appelé le petit Jésus...
— Et c’est le commandant
lui-même qui se dénomme le Christ, n’est-ce pas ?
— Tout à fait. Ainsi que
Lavrenti Palytch. Il a dit qu’il y croyait aussi.
— Le Procureur ne croit en
rien. Et en personne. Il a dit ça comme ça. J’ai donc une mission à te
confier. Mais rappelle-moi donc d’abord ce que le Procureur a dit, mot
pour mot, au sujet de José-le petit Jésus.
Le capitaine
devint commandant le surlendemain...
Comme je m’y attendais,
Vlassik avait une manière de raconter tout aussi néfaste que celle de
Lavrenti.
Lavrenti est très sûr de lui.
Au point de faire les mots croisés à l’encre. Et il raconte donc les
choses de manière rusée : d’abord à l’essentiel, puis les détails.
Le résultat est néfaste : il vous sert ses conclusions sur
lesquelles il prétend fonder les faits. Il commence toujours par la
signification, ce qui est dangereux.
Quant à Vlassik, il mêle sans
discernement essentiel et détails. Ou s’il lui arrive de les discerner,
il doute de sa capacité à le faire. Il ne croit d’ailleurs à rien. Il
n’est même pas devenu athée car un athée croit en la non-existence de
dieu. Donc, les récits de Vlassik n’ont ni queue ni tête, ni quoi que
ce soit.
Ni l’un ni l’autre ne sachant
raconter correctement, je me chargerai donc moi-même de la narration.
Papismedachvili ou Papismedov
— nom de famille juif, commandant —, prénom José, c’est à dire
Joseph !, est né à Petkhaïne, le quartier juif de Tiflis.
Contemporain de la Révolution et du Maître quand celui-ci fut mis à
mort. Il commença par étudier les langues sémitiques à Tiflis, puis
l’histoire à Moscou.
Non seulement talentueux, mais
plein de bonnes idées, il devint tchékiste[7]. Il travailla d’abord au
Centre et fut vite considéré comme le meilleur collaborateur des
Services. En fonction à partir de 1943 dans Téhéran occupé. Là, sur
ordre du Centre, il se lia d’amitié avec le jeune mais peu intelligent
Shah Muhammad-Reza que courtisaient également les Américains.
J’ai entendu nommer Papismedov
quand je me suis rendu à Téhéran, cette même année 43, à la conférence
avec nos alliés de l’époque.
Mais ce nom de famille m’était
depuis longtemps familier. Depuis mon enfance. Maman et moi avions pour
voisin un certain David Papismedachvili. Un petit commerçant. Qui
m’aimait comme son fils.
Et il regrettait que mon père,
primo, bût beaucoup, secundo, qu’il le fît mal, tertio, qu’il ne bût
pas de vin, et surtout qu’il ne fût pas mort de mort
“ naturelle ”. C’est à dire qu’il ne mourût pas par la vodka.
Mais dans une bagarre.
David me donnait parfois un
peu d’argent pour que je ne me détourne pas de mes études. De dieu,
puisqu’on voulait faire de moi un prêtre. Et moi aussi, je m’attachai à
lui.
De plus, il tournait autour de
Keke, ma mère, bien qu’étant marié. J’ai même lu quelque part que David
serait mon père. A part le Saint esprit, qui ne m’a-t-on pas donné pour
père !
J’ai appris ça après avoir
reçu David au Kremlin en 1924. Je n’aurais jamais évoqué la question
avec Keke, mais avec lui si, à condition d’en avoir été informé avant.
C’était un type franc : les Juifs de Géorgie ne ressemblent pas
aux Juifs de Russie. Ils viennent d’une autre tribu. Qui s’est
également perdue, mais tout à fait autrement.
A l’époque, nous avions pris
un verre dans mon cabinet. Moi, j’avais bu du vin et lui de la vodka,
alors que sa pitié envers mon père lui venait de cette boisson. Nous
avions ri aussi, en nous souvenant du passé. Je lui avais d’ailleurs
recommandé de laisser tomber le commerce car c’était de l’escroquerie.
Il avait protesté : le petit commerce n’était pas de
l’escroquerie. Mais je lui avais dit qu’à petit commerce petite
escroquerie. Le troc, par contre, n’était pas de l’escroquerie. Et ça
l’avait amusé parce qu’en géorgien faire du commerce se dit
“ échanger ”, “ prendre-donner ”.
Mais passons : depuis, je
n’avais plus entendu parler de lui.
J’ai entendu par contre nommer
José Papismedov à Téhéran quand Lavrenti se demandait comment appâter
Roosevelt. Comment faire — afin de limiter mes déplacements en ville —
pour que ce ne soit pas moi qui m’installe chez les Américains, comme
ils l’auraient tant voulu, mais pour que ce soient eux qui logent dans
notre ambassade. Et ce n'était pas seulement que Lavrenti avait déjà
équipé de micros jusqu’aux toilettes des invités. C’était aussi, à ses
dires, une question de psychologie : en ce monde, on est soit
maître, soit, hélas, invité.
De plus, Lavrenti ne voulait
pas me confier aux Américains. Non par préjugé à leur égard : il
ne les méprisait pas plus que les autres.
J’avais proposé de dire à
Roosevelt que tout comme lui j’avais peur et ne désirais pas la guerre,
et que si je m’installais dans son ambassade, il pourrait se faire que
je demande l’asile politique. Ce qui serait tout de même gênant.
Lavrenti avait fait remarquer que seul un neurochirurgien aurait pu
introduire pareille plaisanterie dans un cerveau américain.
Et que proposes-tu ? Du
sérieux ?!, avais-je rétorqué. Pas forcément, m'avait-il répondu.
Il préconisait de déclarer à Roosevelt que Staline était d’accord pour
séjourner chez lui s’il garantissait sa sécurité non seulement sur le
territoire de l’ambassade, mais aussi sur le trajet conduisant à ce
territoire. Car sur ledit trajet, d’après les informateurs du Shah, les
Allemands préparaient un attentat contre moi. Dans le pire des cas,
j’étais assassiné, dans le meilleur, enlevé.
Lavrenti avait proposé de
conclure le message destiné à Roosevelt par une question
rhétorique : que ferait Staline dans le meilleur des cas, c’est à
dire s’il était fait prisonnier par les Allemands ?! Dans un
moment aussi crucial, qui plus est! Ne suffisait-il pas aux Allemands
d’avoir capturé son fils ?
Bonne idée, avais-je dit, de
qui émanait-elle ? D’un ami du Shah, avait répondu Lavrenti, le
capitaine José Papismedov. Ajoutant que si Roosevelt mordait à
l’hameçon, le capitaine passerait dès le lendemain commandant.
Le capitaine ne devint
commandant que le surlendemain car Roosevelt ne mordit pas tout de
suite : il insista pour que nous prenions aussi chez nous ses
cuisiniers philippins. Et si un étrange malheur n’était survenu, le
commandant serait non seulement à ce jour lieutenant-colonel, mais
détenteur d’une décoration.
Le malheur débuta comme un
conte arabe, avec du merveilleux et un bédouin.
L’évêque de
Jérusalem était marxiste...
Le bédouin avait dix-sept ans,
s’appelait Muhammad ad-Dib.et appartenait à la tribu des Takhamrekh.
Quand à l’action, elle se déroulait en 1947, dans la bourgade arabe de
Qumrân, au bord de la mer Morte. Au milieu de ruines, souvenirs des
temps bibliques, qui jonchaient le sol, envahies de mauvaises herbes,
Muhammad faisait paître ses chèvres. Ou plus exactement, elles
paissaient toutes seules, tandis que le bédouin était assis sur une
pierre et connaissait sans narguilé l’extase.
Une extase venue de la lente
fusion des couleurs du désert : brun clair, jaune doré et lilas,
qui descendaient vers le bleu intense de la mer, parsemée de récifs
salins d’un blanc éclatant sous le ciel rose.
Malgré son jeune âge, Muhammad
était un pâtre expérimenté. Même la plus experte des chèvres n’aurait
pu échapper à son regard perspicace. C’est pourtant ce que fit ce
soir-là la plus bête d’entre elles. S’écartant du troupeau, elle
entreprit d’escalader la colline aux multiples strates de pierre
blanche et de calcaire brun.
On estimait dans la région
depuis les temps bibliques que si une seule brebis sur cent venait à
s’égarer, le berger compatissant se devait de laisser les autres afin
de sauver la brebis égarée. Muhammad était un berger compatissant. Il
quitta son troupeau et partit sur les traces de l’inconscient animal.
Il parvint ainsi à une faille
béante du rocher blanc. Soupçonnant que la chèvre s’était réfugiée dans
la grotte, le bédouin lança un caillou pour attirer la fuyarde. Il
entendit en retour non un bêlement mais le bruit sourd d’un vase qui se
brise. Il rampa jusqu’à l’orifice de la grotte et sauta.
Une fois au fond, le bédouin
découvrit à proximité de ses pieds nus une douzaine de cruches en
terre, dispersées sur le sol ou à moitié enterrées. Certaines étaient
cassées et parmi les débris, Muhammad aperçut de longs ballots en toile
de sac.
Il retint son souffle et
écarquilla les yeux. Il resta longtemps immobile. Quand l'obscurité
grandit, Muhammad sentit qu’il allait bientôt lui être révélé un
important secret.
A cet instant précis, ses
pieds se sentirent pénétrés du froid de la pierre restée pendant des
siècles hors d’atteinte de la lumière. Et il eut l’étrange impression
que ce froid remontait en lui. Ou, ce qui fut encore plus terrible, que
la terre commençait à l’absorber, comme elle l’avait fait autrefois
avec les cruches.
S’arrachant à ces sensations,
il bondit hors de la grotte...
Le lendemain matin et les
jours suivants, les bédouins de Qumrân retirèrent des cruches des
dizaines de parchemins enroulés serré et couverts de caractères
hébraïques.
L’émotion s’étendit de la
Palestine au monde entier avec la célérité d’un djinn.
Le Centre eut aussitôt
connaissance de l’existence de ces rouleaux. Un évêque marxiste de
l’Église syrienne monophysite de Jérusalem communiqua à Moscou que les
manuscrits de Qumrân à la cryptographie hébraïque dataient de près de
deux mille ans et étaient l’œuvre de scribes appartenant à une secte
peu connue. Les rouleaux, assurait-il, recèlaient des données de la
plus haute importance sur la vie du Christ.
La secte de ces scribes
initiés à de nombreux mystères de la connaissance spirituelle avait été
anéantie, ainsi que des dizaines de milliers de Juifs, par les Romains,
lors de la Révolte de la Judée. Les Juifs, figurez-vous, s’étaient
révoltés jusqu’en l’an 66 !
Avant de périr, les scribes
avaient caché les rouleaux dans des cruches en terre qu’ils avaient
coulées dans du plomb et dissimulées pour les générations à venir dans
les collines avoisinantes.
Dans un premier temps,
personne n’avait réagi au message de l’évêque marxiste. Lavrenti
estimait que la production des clercs actuels des administrations de
Washington et de Londres avait bien plus de prix que ces rouleaux
extraits de la grotte de Qumrân.
D’autant plus que ces
sectateurs affamés n’avaient fait que conserver dans la fraîcheur d’une
grotte des textes probablement écrits au soleil. Or pendant neuf mois,
le soleil du bord de la mer Morte est sans pitié. Et encore plus
implacable pendant les trois mois qui restent...
Six mois plus tard, cependant,
une nouvelle dépêche arriva : Qumrân était envahi de savants,
archéologues et espions venus de tout l’Occident. On avait découvert
d’autres grottes, contenant d’autres rouleaux dont le prix augmentait
d’heure en heure au marché noir et atteignait désormais la somme de
cent mille dollars.
Le Centre confia à l’évêque la
mission d’établir un rapport plus détaillé. Au lieu de le faire, il
décéda. Quelques mois plus tard, Lavrenti reçut — du paradis, de la
part de l’évêque ou de l’enfer de Jérusalem, de la part de quelqu’un
d’autre — un message chiffré qui lui causa bien des insomnies.
Ce message disait que l’un des
rouleaux de Qumrân n’était pas un
parchemin, mais un ruban de bronze. Ruban qui contenait la description
d’un immense trésor : 65 tonnes d’argent et 26 tonnes d’or. Il
s’agissait là d’une partie du trésor du second temple de Jérusalem que
les Juifs avaient en secret évacué et enterré peu avant que la Ville
éternelle ne soit assiégée par l’empereur romain Vespasien Flavien.
Vespasien avait un fils,
Titus. Flavien, lui aussi. Et qui savait très bien ce qu’il voulait.
Rien à voir avec mon Vassia[8]. Au cours du siège, Flavien
senior fut soudain obligé de devenir dieu. Mais malgré sa mort, Flavien
junior accomplit l’œuvre de l’ancêtre et détruisit la Ville éternelle.
Quand il eut appris que les
Juifs avaient caché le trésor du temple, il le réduisit en cendres. Mon
Vassia, lui, aurait lambiné et organisé une beuverie avec les putes du
secteur.
Mais il ne s’agit pas de lui.
Ni des Flaviens. Mais du trésor. D’après le message chiffré, les
Anglais, les Belges, les Italiens et les Américains, tout en
poursuivant l’étude du texte du Rouleau de bronze, ne lambinaient pas
et ne buvaient pas, mais démarraient les fouilles.
Le futur est
fermé pour travaux...
En Palestine, imbroglio et
guerre.
Les Juifs — et j’avais des
sympathies pour eux — luttaient pour leur État et combattaient les
Arabes soutenus par les Anglais déjà battus par ces mêmes Juifs.
Les Anglais sont un peuple
amateur de traditions. L’une d’elles est leur fidélité à l’absurde. Au
nom de cette tradition, ils se sont fâchés non seulement contre les
Juifs en raison de leur judéophilie mais contre moi. Pour la même
raison.
C’était Churchill qui avait
cafardé sur ma judéophilie.
En général, il avait
l’étonnement bruyant. Mais en hiver 1945, sa réaction avait été
silencieuse. Il avait laissé tomber la mâchoire et s’était fourré un
cigare dans la gueule du côté allumé. Après que Roosevelt nous eut
déclaré qu’à la lumière des atrocités nazies, il se considérait comme
sioniste. Ou plus exactement après que je leur eus annoncé que moi
aussi je me considérais sioniste.
C’est à dire que j’avais des
sympathies pour les Juifs qui se battaient pour leur État dans cette
Palestine que les Anglais considéraient comme leur. Churchill s’en
était pris au cigare, avait rougi et s’était demandé où le balancer.
Cela se passait à Yalta et je lui avais conseillé de ne pas jeter un
article aussi cher. De l’éteindre dans la mer Noire.
Je partais du fait qu’on ne
fait une entorse aux traditions que par nécessité. Notamment dans le
domaine de la radinerie. Et surtout à la veille de nouvelles pertes.
Il m'avait compris et avait
grommelé que la Grande-Bretagne conserverait toujours en Palestine une
présence forte. Il tint parole trois ans.
En 1947, par conséquent, nous
n’avons pas trop voulu nous mouiller. Le lendemain qui suivit la
réception du message chiffré en provenance de Jérusalem, Lavrenti
n’envoya là-bas qu’un petit détachement de “ sismologues ”.
Le Centre, bien entendu, ne se limita pas à cela.
Selon les communiqués,
l’obstacle essentiel rencontré pour l’instant par les chercheurs était
celui de la langue des rouleaux.
Le problème résidait dans
l’autrement-dit. Plus exactement : il s’agissait de trouver la
bonne clé d’interprétation du texte. Car les clés — cela était vite
devenu évident — abondaient. Chacune d’elles donnait matière à une
interprétation différente, mais on pouvait supposer que seule l’une
d’entre elles ouvrait.
L’hypothèse fut confirmée
quand on mit au jour le Rouleau de bronze avec la description des lieux
où se trouvait le trésor. Aucun rouleau excepté le Rouleau de bronze
n’intéressait le Centre. Il y mit encore plus d’intérêt qu’à inculquer
au jeune monarque iranien un esprit de sympathie envers le prolétariat.
Le commandant Papismedov s’était
d’ailleurs assez bien tiré de cette rééducation du Shah. Mais il ne
parvenait toujours pas à lui inoculer le mépris du luxe et des services
amoureux de Françaises.
Cependant Papismedov dut
abandonner Son enfoirée d’Excellence et quitter Téhéran pour Jérusalem,
plus proche de Qumrân.
Des conditions favorables
l’attendaient en Palestine. Tout d’abord les sympathies pro-soviétiques
qu’affichaient les films juifs à grand spectacle. Et puis ses relations
iraniennes personnelles. Enfin, les attentions des monophysites de
tendance marxiste. Il en résulta que Papismedov eut bientôt accès à une
copie “ en trop ” du Rouleau de bronze.
L’enthousiasme du Centre était
alimenté par le fait qu’Américains et Anglais avaient entrepris des
fouilles en quatre points à la fois des environs de Jérusalem. Preuve
qu’ils n’étaient pas sûrs de leur interprétation correcte du texte.
Au début, José Papismedov
consacra son temps à rencontrer les linguistes bourgeois engagés dans
l'entreprise, tant en Palestine qu’en Europe. Il se faisait passer pour
un conseiller du Shah. Ses conversations avec eux lui prouvèrent qu’ils
faisaient fausse route.
Ainsi, José rattrapa non
seulement notre retard sur l’Occident, mais il nous fit avancer à
grands pas sur la voie qui menait à la découverte de LA CLE. Quant à
l’Occident, il vit se refermer pour travaux le portail du futur,
portail dont la lourde serrure ne comportait aucun orifice permettant
d’y glisser la fameuse clé.
Au bout d’un mois et demi de
travail épuisant et de fréquentes nuits d’insomnie, Papismedov remit
aux “ sismologues ” une carte établie par ses soins.
Deux jours plus tard, bien
au-delà de Jérusalem, alors que dans ses environs vrombissaient déjà
les excavateurs américains, nos sismologues extrayaient de la tranchée
creusée au pied de la colline rocheuse blanche et brune abritant les
grottes de Qumrân les premières coupes et chandeliers en or.
La passion
est plus dangereuse que l’habitude...
Le Centre exulta. Même si la
carte de José montrait que les Juifs — comme on pouvait s’y attendre —
avaient dispersé le trésor dans des dizaines de cachettes. Ce qui
n’excluait pas un succès des Occidentaux. Qui gardaient bouche cousue
tout autant que nous. Faisant comme si tous les objets en métal
précieux avaient déjà été récupérés autrefois par les Juifs.
Beria était très fier de José.
Qu’il prenait comme preuve renouvelée de la singulière générosité de la
terre géorgienne.
Lavrenti affectionnait
beaucoup la formule de “ terre géorgienne ”. Comme Trotski
celle de “ révolution mondiale ”. Mais Lavrenti joignait
l’acte à la parole. Et il n’était pas toujours gagnant.
Après la guerre, il rebattit
les oreilles de tout le monde avec sa “ terre géorgienne ”
des pays neutres. Mikoïan craignit qu’il ne visât l’Arménie. Mais
Lavrenti ne la jugeait pas neutre. Mais hostile. C’est la Turquie qu’il
avait en vue.
Et il nous tarabusta avec ça
jusqu’à ce que Molotov exige de la Turquie qu’elle rende à la Géorgie
ses territoires d’Anatolie orientale. Les Turcs prirent peur, mais
préférèrent l’amitié avec Washington à la restitution des terres.
Après quoi, j’interdis à
Lavrenti de rechercher la “ terre géorgienne ” des pays
neutres. Pour ne pas gâcher nos relations avec l’Inde, par exemple. Ou
avec la Suisse.
Nous avons tous, bien entendu,
nos expressions préférées. Moi, par exemple, j’aime bien dire
“ comme on le sait ”. Ou “ ce n’est pas un hasard
si ”. Mais je ne prononce jamais le mot “ dauphin ”.
L’essentiel est que l’habitude ne devienne pas passion. Car la passion
est dangereuse.
Bref, avant que Papismedov ne
revienne en terre géorgienne se reposer au sein de sa famille, le
Centre lui proposa, dans un élan de gratitude, d’aller batifoler une
quinzaine de jours à Cannes, au milieu des amantes en retraite du Shah.
Que l’on avait d’ailleurs tout
récemment décidé de laisser en paix, vu son incurabilité morale.
Lavrenti avait soudain pris la résolution de consolider l’éducation
idéologico-morale du Shah par la sexualité : il fallait lui
trouver une bonne femme parmi les anciennes Moscovites de son entourage
et en cas de réussite, le marier à elle.
Chose dite, chose faite. La
fille s’appelait Soraya. Toute jeune, mais, d’après Beria, très fine
mouche. Le Shah perdit la tête avant même que Soraya n’ait réussi à
feindre de perdre sa virginité avec une tête couronnée.
Ça marche toujours bien pour
Beria avec les Perses. Moins bien avec les Turcs. Et encore moins bien
avec les Arabes.
Pour ce qui est du jeune
Muhammad-Reza et du projet matrimonial, Lavrenti avait fait vite car il
voulait rapatrier José vers le Centre. A un poste élevé. Après l’avoir
décoré et fait passer lieutenant-colonel.
Je ne comptais pas me mêler de
la question du poste, mais j’aurais approuvé la décoration.
Or José refusa d’aller
rejoindre les tentatrices de Cannes et sa famille de Tiflis. Il demanda
au Centre l’autorisation de rester en Palestine et de poursuivre son
travail sur les rouleaux restants.
Il invoqua une intuition lui
soufflant qu’il se trouvait au seuil d’une découverte sensationnelle
capable d’offrir à notre pays une bombe idéologique d’une puissance
inouïe.
“ Une bombe farcie à
quoi ? ” s’enquit le Centre.
“ Farcie de
renseignements sur le Maître ”, répondit le commandant en langage
chiffré.
Dans un premier temps,
Lavrenti s'inquiéta. José avait précisé qu’il s’agissait du Christ.
Même sans cette précision,
Lavrenti aurait donné son autorisation. Par romantisme. Il rêve même de
ce qu’il n’ose concevoir. Mais son romantisme prudent lui dicta
d’ordonner à Papismedov de ne consacrer qu’un mois à la bombe.
Hélas, le commandant fut
frappé par le malheur le jour même où expirait ce délai.
... Le chef de l’opération
palestinienne était un musulman traditionaliste. C’est à dire un
colonel qui ne buvait pas. Sinon personne n’aurait pu considérer son
témoignage comme émanant d’une personne sobre.
Il affirma maintes fois — y
compris par écrit — que ce jour-là, dès l’aube, Qumrân avait vu non pas
tomber, mais surgir une pluie extrêmement lente.
Une pluie douce comme un
chuchotement.
Semblant pouvoir durer des
siècles.
L’eau, qui formait une
véritable paroi, ne ressemblait pas à de l’eau de pluie, mais à cette
eau que l’on nomme baptismale.
Et la pluie ne tombait pas,
elle n’était pas oblique, mais droite. Rien que des aiguilles
verticales entre le ciel délavé et le désert qui lui aussi avait
soudain perdu toute couleur.
Le colonel voulait dire que le
temps était comme un présage.
Lavrenti, malgré son
romantisme, considère que tout témoignage, y compris celui des
personnes les plus sobres, reflète le fait que tout homme est un
conteur.
Les gens, dit-il, vivent
entourés de récits innombrables et voient tout à travers le prisme de
la narration. Ils vivent même leur propre vie, assure-t-il, comme s’ils
la contaient. De plus, avait-il alors souligné, il ne fallait pas
oublier qu’au bord de la mer Morte le soleil était implacable et qu’il
pleuvait rarement...
Quoi qu’il en soit, aux dires
du colonel, à midi précis, José Papismedov était sorti de sa tente en
grosse toile, emplie des copies des rouleaux de Qumrân. Il était resté
un moment sous la pluie, puis, trempé jusqu’aux os, était venu le
trouver.
L’expression de son visage
était étrange.
Etrange aussi avait paru au
colonel son intention de télégraphier au Centre la phrase :
“ pour moi tout est prêt ”.
Une déclaration non moins
curieuse avait suivi :
“ Tu me plais. Et il me
semble que tu appréhendes comme moi qu’on ne te soupçonne de prendre un
trésor qui ne t’appartient pas. Mais si l’un de nous périt avant de
revenir au Centre, je ne parlerai jamais de tes appréhensions. Et
maintenant je retourne là-bas. ”
“ Où ça ? avait
demandé l’autre.
“ Là-bas, avait dit le
commandant, indiquant d’un signe de tête la colline blanche et brune.
Chaque fois que je monte là-haut, je rencontre celui qui n’y est pas.
Il n’était pas là hier. Pourvu qu’il quitte les lieux au plus
vite ! ”
“ Tu ne te sens pas
bien ? s’était enquis le colonel.
“ Au contraire, ça va
très bien ! lui avait-il été répondu. J’ai la sensation que les
différentes parties de mon corps obéissent non pas à un, mais à
plusieurs centres. ”
Et il était sorti.
Le soir, dès que la pluie
avait cessé, José était redescendu de la colline. Selon le rapport du
colonel, rédigé une semaine avant qu’une piqûre de criquet ne causât sa
mort, le commandant avait longuement regardé, par-delà la colline, la
mer Morte. Et il avait fini par dire :
“ Il est déjà parti. Et
moi, je suis revenu ici. Et en voici la preuve : je suis déjà
ici !”
“ Qui ? avait
prudemment demandé le colonel.
“ Moi. Yeshoua ! Le
Maître ! Le Messie !
“ Mais
encore ? ” avait insisté le défunt colonel.
José ne détachait plus son
regard de la mer Morte :
“ Moi !
Jésus-Christ ! ”
Le lendemain matin, deux
“ sismologues ” emmenaient le commandant à Jérusalem et de
là, via Istanbul, à Moscou.
Le Centre se montra aussi
diligent par crainte de faire échouer la chasse au trésor. Il pensait
que dorénavant José pouvait avouer à qui voudrait l’entendre qu’il
était le Christ. Ou pire : que le Centre possédait désormais la
clé des textes de Qumrân.
Après un premier entretien
avec Papismedov au service psychiatrique de l’hôpital du Ministère de
l’Intérieur, Lavrenti fut en désaccord avec les médecins. Non,
affirmait-il, le commandant n’avait pas du tout perdu la boule et ne
nécessitait aucun traitement. Commandant il était et commandant il
resterait.
Autrement dit, son avancement
était reporté. Et nous étions obligés, dans l’attente de temps
meilleurs, précisa-t-il, de le considérer comme un collaborateur dont
l’avenir était déjà derrière lui...
Nous naissons
tous fous...
“ Comment c’est-y
possible un truc pareil ? ”, s’était étonné Malenkov, quand
Lavrenti nous avait raconté cette histoire. Comment une personne
peut-elle être deux, qui plus est si l’une d’elles est
morte ? ”
Et cet enfoiré s’était
esclaffé d’un rire dégoûtant de bonne femme.
Et avec ça, il était habillé
tout en blanc : vareuse, pantalon et même chaussures... Dommage
qu’après moi, il n’y ait personne à part Matriona[9] pour diriger le pays. Et
dommage que Lavrenti ne soit pas russe. Ils ne supporteront plus un
non-Russe.
Comme Vlassik me l’avait fait
à juste titre remarquer, j’avais ri, moi aussi. Pas de José mais de
Matriona. Et tout le monde avait pouffé. A cause de José.
Lavrenti avait également
ricané par solidarité, puis il avait entrepris d’expliquer à Matriona
qu’un “ truc pareil ” était tout à fait possible et pouvait
arriver.
Lavrenti est un type
intelligent. C’est pourquoi je fais tout mon possible en société pour
qu’il en doute. Mais ça me fatigue. Une heure avec lui pour invité
paraît plus longue qu’une journée avec les autres. Mais c’est un type
intelligent, on n’y peut rien, même pas lui...
Si un homme a de
l’imagination, avait expliqué Lavrenti à cet imbécile de Matriona, il
peut devenir non seulement un mort ou un dieu, mais même un papillon.
Un philosophe chinois s’imagina qu’il était un papillon. Et à partir de
cet instant, il n’eut plus jamais la certitude de ne pas être un
papillon mais simplement un philosophe s’imaginant être un papillon...
Et Lavrenti m’avait lancé un
regard. Je n’avais pas éclaté de rire, j’avais étouffé le rire en moi.
Et un lourd silence s'était installé parmi les convives.
Comme n’importe quelle
parabole ou aphorisme, avais-je enfin déclaré à Lavrenti, cette
parabole ou aphorisme ne coïncidait pas totalement avec la vérité.
Cette parabole ou aphorisme contenait une semi-vérité ou une vérité et
demie.
Cette remarque avait entraîné
un silence encore plus lourd...
Je ne me souviens pas des
idées que j'avais alors choisi d’exprimer. En tout cas, il m'était
apparu que des gens comme José passaient pour être devenus fous. Or
devenir fou n’est pas facile. Un fou n’est pas un idiot.
En devenant fou, on ne perd
pas son intelligence, on se libère au contraire de tout ce qui est
non-intelligence. De la raison au jour le jour.
L’intelligence et la raison
sont des ennemis de classe. L’intelligence sans imagination n’est rien
et l’imagination, à la différence de la raison, a du sang bleu. Or le
fait est que nous naissons tous fous, sang bleu ou pas. Tsars ou serfs.
Certains, révolutionnaires et artistes, le restent à tout jamais.
Tout le monde n’est pas
capable d’être fou. Les hommes sont nombreux, mais le nombre des âmes
est resté le même car l’âme est un fragment de dieu, or lui, qui était
un, l’est resté.
Qu’est-ce que l’âme ?
C’est inexplicable, mais tout homme qui en a une le sait bien. S’il
n’en a pas, il ne comprendra pas. Beaucoup n’en ont pas car il y a trop
de gens. En cinquante ans il en est né et disparu sur cette terre plus
qu’au cours de toute l’histoire de l’humanité.
Et cependant, en tout homme —
qui n’est pas totalement envahi par la raison — parvient à se loger une
âme à laquelle il donne son empreinte. Mais avant de nous arriver,
chaque âme a séjourné quelque part, et par conséquent un homme doué
d’une âme n’est pas seulement cet homme-là mais un autre. Et puis un
autre encore. Et encore un autre. Une multitude d’empreintes.
Ni cet homme ni les autres
autour de lui ne connaissent aucun de ces “ autres ”. Ni lui
ni les autres n’ont jamais entendu leurs voix. Et c’est pourquoi il ne
passe pour fou ni à ses yeux ni à ceux des autres. Il peut se
considérer et être considéré par les autres comme entier. Ce qui
n’existe pas dans la nature.
Moi, par exemple, je ne suis
pas entier. Je me suis appelé Staline.
Pour quoi faire?
Pour être compact comme
l’acier. Il est vrai que l’acier n’est pas un métal sans mélanges, mais
j’ai toujours eu en moi plus d’acier que Kamenev n’a eu en lui de pierre[10] Ce n’est pas de la pierre
qu’il avait en lui, mais de ce qu’il était, du Rosenfeld.
Comparé à lui ou à ce même
Leiba, je semble simplet. Mais je ne suis pas simplet. Je suis un
demi-dieu.
Mes ennemis disent méchamment
que je suis un mortel qui feint d’être un demi-dieu. Mes disciples, que
je suis un demi-dieu qui feint d’être mortel. Mais seul un demi-dieu
peut se permettre l’un et l’autre.
Jamais les cieux n’ont donné à
quiconque autant de pouvoir sur terre qu’à moi. Et je le dois non
seulement à moi-même, mais à mon âme, qui a probablement séjourné
autrefois dans un demi-dieu inconnu de moi.
Nous ne connaissons l’histoire
que récente. A partir du déluge. Mais avant le déluge, on ignore ce
qu’il y avait et qui il y avait. Personne ne l’a noté. Ou si on l’a
noté, peut-être les rouleaux se trouvent-ils dans une grotte du genre
de celle de Qumrân.
Par contre, dans l’avenir,
quand mon âme transmigrera en quelqu’un, ce quelqu’un se rendra
forcément compte qu’il s’agit de l’âme de Staline ! Les autres la
reconnaîtront aussi. Car je suis le plus célèbre et le plus fort de
tous ceux qui, depuis le déluge, ont porté cette âme en eux. Mais avant
moi, elle a séjourné en diverses personnes que nul de nos jours ne
connaît. Par conséquent, nul ne connaît autre chose que mon apparence
d’aujourd’hui...
Et je donne l’apparence d’une
âme d’acier.
On pense que je suis un homme
d’acier. Entier comme le Christ.
Mais je ne parlais pas de moi.
J’envisageais le cas où transmigre en quelqu’un une âme qui fût celle
du Christ, d’un homme qui lui a conféré une empreinte singulière, une
voix, singulière et connue de tous. Il en reste muet. Il se met
lui-même au ralenti car le Christ s’accélère en lui.
Je veux dire que si l’âme qui
a appartenu au Christ s’établit en quelqu’un, ce quelqu'un est frappé
de mutisme. Car s’il avoue qu’il est désormais le Christ, ou s’il n’ose
pas le faire, mais se trahit d’une manière ou d’une autre, il passe
pour fou.
José — à moins qu’il ne
s’agisse d’un roublard — a osé. C’est vrai qu’il est assez intelligent
pour jouer les cinglés, mais quel intérêt aurait-il à faire le
malin ? S’il n’était pas devenu le Christ, il serait devenu
lieutenant-colonel.
Les roublards, lorsqu’ils se
mesurent à des croix, ne choisissent pas des croix de bois, mais de
fer. Or on la lui avait promise, sa décoration.
Et Lavrenti est un homme de
parole : un roublard n’en roule pas un autre.
Donc le commandant ne ment pas.
... Vlassik n’a pas évoqué le
trouble de l’assemblée. C’est moi qui m’en suis souvenu.
— Sais-tu, Nikolaï
Sidorovitch, lui ai-je dit quand il a fini son récit, — emplissant
l'habitacle d’effluves d’ail mêlées à des vapeurs d’alcool — où se
trouve à présent José ?
— Oui, Oseph Vissaryonitch, au
même endroit, à l’asile.
— Le Procureur ne l’a pas fait
sortir ?
— Il vous a bien dit que les
docteurs n’avaient pas donné leur autorisation.
J’ai regardé le paysage
alentour.
Nous traversions déjà la forêt
qui laissait entrevoir de temps à autre des constructions de bois. Le
gel enserrait les fenêtres, mais on apercevait encore des coulures de
lumière jaune. Même les gens des campagnes, ai-je songé, ne se
dépêchent pas aujourd’hui d’aller dormir.
Puis j’ai pensé qu’il ne
restait plus beaucoup de chemin.
— Les médecins, Vlassik,
n’abîment pas seulement la chair de l’homme, mais son âme... Voici la
mission que je te confie : remonte dans la voiture de Mitrokhine
et ne reviens me voir qu’accompagné du commandant.
Le convoi s’est arrêté.
Vlassik a ajusté sa casquette, ouvert tout grand la portière et mis, on
ne sait pourquoi, le bras dehors. Puis il l’a rentré, m'a salué et a
déguerpi.
Sans la peur
l’enthousiasme tarit...
Chaque homme exprime
l’étonnement à sa façon.
Lavrenti, s’il est assis,
glisse la main vers ses bourses et les remonte de dessous ses cuisses.
Quand il est frappé d’étonnement, il lui semble qu’il a oublié de se
remonter les couilles et le voilà de nouveau qui les cherche.
M’imaginant sa réaction en
voyant apparaître le commandant, j’ai eu un petit rire.
Lavrenti s’attendait à ce que
je vous le convoque dès le lendemain du sept novembre.
Il s’imagine que nous pensons
de façon identique, lui et moi. Il ne doute donc pas que je considère
comme le plus malin des hommes celui qui depuis longtemps n’est plus.
Le Christ. A son avis, c'est moi qui ai
été plus malin que tous les autres, y compris les Juifs. Et maintenant,
il se dit que j’ai décidé de m’attaquer au plus fort.
Lavrenti croit que j’ai plus
de respect pour moi-même que pour le Maître. Il confond l’amour et le
respect.
Sa sagesse est trop
terre-à-terre, même si, comme l’oiseau, il bénéficie d’une vision à la
fois sphérique et ajustée. Non seulement il voit plus que les hommes,
mais il est capable de saisir n’importe quel point, de n’importe quelle
hauteur, et de le rapprocher comme avec une longue-vue.
Toutefois l’oiseau y parvient
parce que la majeure partie de son crâne est occupée par ses yeux.
Entre eux se trouve le cerveau, tout écrasé, à la manière du fromage
dans une galette de Mingrélie. C’est pourquoi Lavrenti ne pourra jamais
comprendre pourquoi les oiseaux vivent plus longtemps en cage qu’en
liberté.
On devient sage quand on ne
comprend pas que les humains ; Lavrenti, lui, porte sur tout un
regard d’homme.
Un jour à Borjomi, voulant
faire figure de sage à mes yeux, il avait fait remarquer que les
branches d’où s’envolaient les oiseaux frissonnaient et palpitaient
comme des humains. Tandis que les oiseaux conservaient une allure
hautaine. J’étais resté silencieux et il s’était hâté de les
justifier : ils étaient capables par contre, dieu sait comment, de
prendre leur envol !
J’avais alors expliqué que si
l’homme voulait à la fois être à l’écoute des oiseaux et les
comprendre, il devait se fondre avec le silence. Quant à leur capacité
de s’envoler, rien de plus clair. Elle était due à la foi. C’est à dire
aux ailes.
Il avait fait les yeux ronds
et lâché que j’aurais pu faire un grand poète. La formule était
empruntée à Keke, ma maman. Qui répétait que j’aurais pu faire un
prêtre modèle.
C’est d’elle aussi qu’il
tenait que dans mon enfance je rêvais de devenir le Maître. Je lui
avais pourtant ordonné de ne le raconter à personne. Mais mon père
avait raison : “ chhinaur mgvdels chendoba ara
akvs ”, le prêtre de la maison, on n’y fait pas attention.
Mon père bougonnait cette
phrase chaque fois que Keke vantait d’autres hommes. Il s’est
d’ailleurs mis à boire parce qu’elle ne faisait pas que les vanter. Et
il me tapait dessus non parce qu’il buvait, mais parce qu’il pensait
que j’étais un bâtard.
Keke plaçait Lavrenti plus
haut que moi : pour elle, j’étais “ le prêtre de la
maison ” qui, par-dessus le marché, avait quitté la maison.
Lavrenti, chef de toute la Géorgie, l’appelait “ tante
Keke ”, lui baisait les mains et gagnait sa confiance.
D’ailleurs, Nadia aussi, vers
la fin, me regardait comme un prophète en son pays, Avec une sorte de
clignement des yeux. Mais elle au moins n’avait pas la cuisse facile.
Et surtout, elle savait tenir sa langue.
D’un autre côté, toute mère, y
compris celle qui a un penchant pour la bagatelle, vous a porté en elle
tout entier. Pas en partie, mais tout entier. Et c’est important.
Nadia, par exemple, se taisait quand on m’appelait le Maître. Pour
elle, le Maître, c’était celui chez qui elle avait travaillé comme
secrétaire. Ilitch[11]. A qui j’avais moi-même donné
ce poste de dieu.
Keke, au contraire, affirmait
que j’imitais avec succès le vrai dieu. Jésus. Et elle répondait volontiers à toutes les questions que Lavrenti
lui posait sur moi ou sur Jésus. Elle était sans doute attendrie qu’il
la nomme, en conséquence, non seulement “ tante Keke ”, mais
“ Vierge Marie ”...
De nos luttes Staline est la gloire,
Le feu de notre jeunesse : Staline !
Et toujours chantant de combats en victoires,
Notre peuple marche derrière Staline...
“ Notre peuple marche
derrière Staline ” retentissait trop fort et j’ai ordonné à Krylov
d’éteindre la radio. Il a sursauté et s’est tourné vers moi :
— Camarade Staline, le
lieutenant général Vlassik ne m’a pas permis d’entrer au théâtre pour
participer à la liesse générale en votre honneur, et là, c’est Lemechev
qui chante ! J’ai d’ailleurs fait sa connaissance récemment à
Helsinki. Je peux bien monter le son ?
— Avec qui es-tu allé
là-bas ?
— Avec le Bolchoï, camarade
Staline.
— Tu vises l’étranger ?
— Comment ça, camarade
Staline ?! C’était la première fois qu’on m’envoyait là-bas. Pour
que les solistes ne se soûlent pas. Et plus. Pour le maintien de
l’ordre.
— D’accord, mets plus fort.
Mais regarde devant toi !
Krylov en a été tout heureux.
Je me suis laissé aller en arrière pour m’étirer et je me suis souvenu
primo, que comme tout notre “ peuple ” Krylov éprouvait pour
moi un mélange de crainte et d’admiration. Secundo, que c’était là le
fondement de sa sincère allégresse.
La seule admiration n’aurait
incité à me suivre — comme ce fut le cas du Maître — que ceux qui
pensent comme moi. La peur fait suivre tout le monde. “ De combats
en victoires ” qui plus est. A la différence de l’admiration, la
peur est éternelle. Tandis que les idées et les convictions changent.
Voilà pourquoi Nadia a cessé
de m’aimer. Elle ne me craignait pas, au contraire : elle pensait
la même chose que moi de la vie. Elle avait seulement de l'admiration
pour moi. Sans peur. Et quand nos opinions ont divergé, elle a cessé de
m’admirer. Et ne m’a plus suivi, évidemment, mais s’est éloignée.
Il y a autre chose que je ne
comprends pas. A la fin, le Maître n’était plus entouré que d’une
poignée de gens. Comment se fait-il donc qu’aujourd’hui des peuples
entiers lui jurent fidélité ? Alors même
qu’ils ne croient pas à l’existence de la vérité. Or la vérité existe.
C’est le mensonge qui est une invention.
Comment le Christ est-il
parvenu à ça ? L’existence de la vérité ne suffit pas. Il faut
l’inculquer aux gens et la garder intacte en eux. Le monde n’a jamais
souffert de l’inexistence de la vérité. Il souffre de ne pas savoir
l’empêcher de devenir mensonge.
Le monde souffre de la
constante disparition de la vérité. Et on ne peut l’en préserver que
par la peur. Le Maître en connaissait visiblement les recettes
secrètes. Qui ne me sont pas pour l’instant entièrement familières.
C’est pourquoi Lavrenti a
raison de dire que, dès le lendemain matin du dîner au cours duquel il
avait raconté l’histoire de José à mes invités repus, j’avais eu hâte
de rencontrer le commandant. Lavrenti me connaît mieux que les autres.
Qui ne soupçonnent même pas que Jésus est pour moi le Maître. Et eux
des enfoirés. Et pas seulement eux. Tout le monde.
Quand en 1941 la guerre a
enfin commencé, j’ai accompli le seul acte de ma vie que je n’aie pas
prévu. J’ai disparu.
Je me suis barricadé derrière
les palissades de Blijniaïa, j’ai débranché les téléphones et pendant
quelques jours, je ne me suis montré à aucun des chefs. Aucun, excepté
Lavrenti. Je me suis fié à lui et lui ai ordonné de me convoquer non
pas des généraux, mais de plausibles Christ. Ramassés dans les asiles
ou dans les camps.
Aux premières heures de la
guerre, une supposition simple m’est venue à l’esprit : jamais
Jésus n’aurait pu sauver les hommes en leur inspirant des craintes,
s’il n’avait été lui-même tourmenté par des craintes encore plus
puissantes. Je savais que résister aux Allemands ne serait possible
qu’à condition d’armer le peuple d’une peur qui triompherait de tout.
Plus que jamais j’avais besoin du Maître.
Je me suis soûlé.
J’ai prié sans m’être lavé la
figure, sans dentier. Non par désespoir ou absence de foi, dans cette
crypte de mes insomnies. Mais parce que je comprenais avec angoisse que
l’un des terrains vagues fanés de mon âme où j’avais enterré depuis
longtemps le souvenir des cieux pour gagner d’autres latitudes, ce
terrain vague n’avait pas disparu. Il était quelque part ailleurs.
Mais j’étais incapable de le
retrouver tout seul. Comme le reste de l’espace, il avait été envahi
par le pavot, la rose, la violette, le muguet, par toutes les fleurs et
couleurs grisantes du monde.
Ce terrain vague changé en
chaude prairie de mon être. Une prairie que j’avais découverte lorsque
j’étais poète : “ Vards gaépourtchkna kokori,
gadakhvéoda iass... ” :
La rose a donné un bouton,
blotti contre le bleu de la violette,
Le muguet se penche sur le
gazon, le vent léger lui fait tourner la tête…
J’avais quinze ans quand j’ai
écrit ça. J’étais crédule et j’avais passé l’année entière dans
l’attente de quelque chose de bon.
Pourtant je n’aurais jamais
imaginé que la première bombe allemande irait frapper ce terrain vague
fané et abandonné où se décomposait le souvenir du Maître.
Ce recoin de mon cœur où
vivait autrefois la foi en dieu et qui s’était aujourd’hui étiré en
cicatrice.
Qu'est-ce que
ça veut dire des enfoirés ?
A la différence du Christ et
de moi-même, Lavrenti considère par profession que la peur, loin de
fortifier l’homme, fait naître en lui le doute. Et il trouve ce doute
bénéfique, se différenciant encore une fois par là du Christ et de moi.
Celui qui doute de tout, dit-il, a toujours raison.
C’est pourquoi Lavrenti a eu
l’impression cette fois-là que les chefs qui chiaient dans leur froc
avaient douté de moi. En quoi il avait raison.
Par contre, il avait tort de
croire que je leur avais échappé dans l’unique intention de leur faire
craindre de rester orphelin, craindre la fin toute proche. Et de semer
le doute sur mon retour vers le peuple.
A Borjomi, avant-guerre,
Lavrenti avait installé ma fille sur ses genoux et lui avait raconté,
tout en me regardant, que le sage tsar Ivan avait un jour refusé de
sauver la Russie. Et qu’il tint bon jusqu’à ce que ses enfoirés, morts
de peur, ne se mettent à plat ventre et ne supplient sa grande bonté de
détourner d’eux le péril mortel.
“ Qu’est-ce que ça veut
dire des enfoirés ? ” avait demandé avec étonnement Svetlana.
“ Les enfoirés, avait répondu en riant Lavrenti, ce sont les chefs
qui traitent leur bon tsar de Terrible ” Puis il avait ajouté que
chaque cas avait beau être unique, il rappelait toujours les autres.
En 1941, j’ai en vérité pensé
à Ivan dès le mois d’avril.
Mais Ivan, comme tous les
autres tsars et leurs enfoirés, ne défendait de l’ennemi que les
enfoirés en question, lui-même et son pays. Tandis que moi, tout comme
le Maître, qui, certes, ne fut jamais tsar, c’était une idée que
j’avais à défendre.
Aucune vérité n'est
responsable de compter parmi ses adeptes des enfoirés. Voilà pourquoi
je me suis refusé à mettre l’idée en péril sous prétexte que ça ferait
prendre conscience à ses types de leur vrai valeur. Si je ne m’y étais
pas refusé, je ne serais pas resté caché plus de vingt-quatre
heures : sous le règne d’Ivan, non seulement il n’y avait pas de
grandes idées, mais les Messerschmitts n’existaient pas.
Au bout de trois jours,
Lavrenti m’a retrouvé complètement ivre sur mon divan. Cela l’a mis mal
à l’aise et il a levé les yeux vers le mur. Sous les têtes de loups, il
a aperçu les croix dont j’avais parsemé la tapisserie pendant la nuit.
Cela l’a déconcerté. L’effroi a passé dans son regard.
Il lui a semblé que j’avais
vraiment condamné tout le monde à la liberté.
Après la guerre, j’ai avoué à
Lavrenti que je m’étais alors soûlé à cause de ses avortons de Christ.
Non seulement aucun d’entre
eux ne possédait l’âme du Christ, mais aucun n’avait terminé ses
études. Et tous, à l’exception d’un Arménien dénommé Ter-Petrossian[12], ignoraient que Jésus était
juif.
Il s’avéra en outre que cet
Arménien ne se faisait passer pour le Christ que pour mieux le
démasquer. C’est cela, à vrai dire, qui lui avait valu l’asile.
Je n’ai pas avoué à Lavrenti
l’essentiel. Je m’étais soûlé parce que, ne reconnaissant le Maître en
aucun de ses Christ, je n’avais pas pu, hélas, comme dans mon enfance,
le sentir en moi-même. A sa place, j’avais éprouvé la sensation que
quelque chose en moi avait été recouvert par autre chose.
Qui a son tour était recouvert
d’autre chose.
Une sensation qui ne me quitte
plus depuis.
Pisser à la
fois pour soi et pour un aristocrate...
J’estime qu’un de mes mérites
personnels réside dans ma capacité à ne réfléchir que le temps
strictement nécessaire à chaque situation. Une idée ou une scène est
bonne ou mauvaise selon qu’elle vient ou non à point.
Si, par exemple, au moment de
nous endormir, il se présente à nos yeux un tableau, surgi du passé ou
de l’avenir, mais que nous n’avons pas le temps de contempler, c’est
qu’il s’agit d’un souvenir déplacé.
Si nous l’avons au contraire
regardé à satiété, mais qu’il nous faut encore longtemps ramper
jusqu’au précipice du sommeil, c’est que, là encore, nous avons affaire
à un souvenir déplacé. Intempestif.
Même chose pour les voyages.
La distance, c’est du temps et un cerveau expérimenté mesure l’espace à
la minute près. Il choisit des réflexions qui ne sont ni plus longues
ni plus courtes que le trajet à faire...
C’est à cet instant précis que
la ZIS s’est arrêté. Krylov s’est écrié :
— Camarade Staline !
Valia Istomina, l’économe, accourt pour vous accueillir !
La radio a hurlé tout à coup
d’une voix de basse :
Merci, grand Maître
Pour le bonheur de notre cher pays !
Je me suis redressé et j’ai
lancé mon poing en direction de la nuque de Krylov sans parvenir à
l’atteindre. Il est vrai qu’il avait immédiatement baissé le son,
marmonnant sans se retourner :
— Excusez-moi, camarade
Staline. C’était le contraire, on est arrivés et j’ai voulu éteindre...
Je n’ai pas tourné dans le bon sens... C’est l’émotion...
Il m’est revenu à l’esprit que
c’était fête aujourd’hui et je me suis renversé en arrière :
— Et pourquoi cette
émotion ? Et j’ai indiqué du doigt Valietchka qui accourait vers
nous. Pourquoi ? A cause de Valentina Vassilievna ?
— Absolument pas, camarade
Staline ! Et sa véhémence horrifiée m’a fait comprendre qu’on
avait dû lui faire des confidences sur Valietchka et moi. Comment
voulez-vous que... ?
— Et pourquoi pas ? Tu es
marié ?
— J’avais une femme, camarade
Staline... et il s’est troublé. Mais j’en aurai une autre.
— Elle est partie ?
— Non, elle m’a quitté.
— Tu en auras une autre. Sinon
on ne te laissera pas aller travailler à Helsinki. Et aucune femme ne
te quittera plus quand tu auras escaladé le Kazbek. Et si elle s’en va,
va-t-en avec elle, d'accord ?
— Tout à fait, camarade
Staline ! a approuvé Krylov en éteignant les phares qui
éblouissaient Valietchka.
La neige près du perron
tombait placidement, avec une régularité appuyée.
Émergeant des premières voitures ou de la maison, les gens, eux, s’agitaient et s’interpellaient. Même les écureuils dans le pin éclairé par le projecteur paraissaient fébriles. Il m’a d’ailleurs semblé que tous les pins se tenaient non dans leur position habituelle de simple respect, mais au garde-à-vous, l’air solennel et tendu vers le ciel dans un élan gothique.
Quand je me suis extirpé en
geignant de la voiture, Valietchka s’est écartée de la portière.
Chassant les flocons de neige de ses cils, elle m’a regardé bien en
face.
Je lui ai souri. Ses yeux se
sont illuminés. Elle a ouvert aussitôt les bras, et, son bouquet à la
main, s’est jetée à mon cou ; comme de coutume, il émanait d’elle
une odeur de lilas
— Encore une fois, bon
anniversaire, notre cher Joseph Vissarionovitch ! et elle a plongé
ses lèvres dans mon épaule.
Je me suis senti gêné. Je l’ai
éloignée précautionneusement de moi, j’ai remarqué ses yeux gonflés
d’humidité. Puis j’ai enlevé la neige de ses cheveux, je me suis emparé
des fleurs et j’ai regardé autour de moi.
Tous les gens piétinaient
assez loin de nous et les moteurs des voitures continuaient de vrombir,
mais je lui ai chuchoté :
— Et pourquoi donc
pleurer ? Que vont dire les gens ?
C’est Lozgatchev, un homme de
ma garde personnelle, qui m’a ouvert la porte d’entrée. Il dégageait à
peu près la même odeur que Vlassik. La seule différence était que chez
ce dernier les vapeurs de vodka étaient assaisonnées d’ail et les
siennes d’oignon :
— Bon anniversaire, camarade
Staline !
— Pourquoi ne me demandes-tu
pas où est passé Vlassik ? lui ai-je rétorqué d’un ton sec.
— On nous a fait passer le
message, camarade Staline !
— Dieu vous bénisse !
ai-je dit, en me radoucissant. Vous qui avez reçu le message.
Lozgatchev s’est réjoui :
— Dieu aura bien du fil à
retordre, ici : nous bâtissons nous-mêmes notre paradis !
Valietchka et Matriona
Boutouzova, qui se tenait derrière la porte, ont eu un petit rire.
— Tu as raison, Lozgatchev,
dieu n’est pas un bâtisseur. C’est un simple créateur. Bâtir est plus
difficile. Mais l’homme est de toutes façons plus capable de créer que
dieu. Dieu n’a pas su, par exemple, créer l’homme honnête. Tandis que
l’homme, chapeau ! il a réussi à faire de dieu quelqu’un
d’honnête, ai-je affirmé en souriant. Et il lui a élevé les meilleures
demeures.
— Qu’il aille se faire voir,
camarade Staline ! dieu, je veux dire, bien sûr ! Les églises
et les prières, on n’en a plus rien à faire !
Là, tout le monde s’est
esclaffé.
Malgré tous mes efforts pour
m’y opposer, Matriona et Valietchka s’étaient agrippées aux manches de
mon manteau et m’aidaient à l’enlever. Moi, j’ai l’habitude de tout
faire moi-même :
— Vous me prenez pour
Roosevelt, ou quoi ? Je ne suis pas un handicapé.
— Dieu merci ! ont-elles
murmuré, sans pour autant lâcher prise.
— Je ne suis pas non plus
Churchill ! ai-je ajouté, et j’en ai ri moi-même.
Elles aussi, mais j’ai voulu
m'expliquer :
— Ce Churchill, Valentina
Vassilievna se souvient que...
Valietchka a été saisie d'un
autre petit rire, mais j’ai tout de même poursuivi :
— Attends ! Ce Churchill
est tellement aristocrate que s’il pouvait, il enverrait même les
autres pisser à sa place !
Matriona a été gênée, tandis
que Valietchka a henni. Elle avait vu Churchill plus d’une fois car je
l’emmenais avec moi. Elle s’est imaginée sans doute la difficulté de
pisser à la fois pour soi et pour ce gros aristocrate. Qui, par dessus
le marché, buvait par citernes entières.
Quand on m’a enfin ôté mon
manteau, toutes mes décorations et médailles ont tinté sur ma vareuse.
Au milieu de ces gens simples, elles m’avaient l’air d’une ferraille
vraiment stupide.
— Au théâtre, on est bien, les
filles, mais à la maison, on est encore mieux ! Et toi Lozgatchev,
ai-je dit en haussant la voix, tu es encore jeune. Quand j’étais
écolier et que j’avais sur la poitrine non pas une décoration mais une
croix, les gens simples comme toi et moi avaient besoin d’aller à
l’église et pas au théâtre. Pour demander du pain au Christ...
— Camarade Staline !
a-t-il répliqué sans se démonter, ce n’est pas le Christ qui nous donne
du pain, mais les machines et le kolkhoze !
Puis, sous des éclats de rire
qui n’en finissaient pas, il a lancé :
— Gloire au grand
Staline ! Hourra tout le monde ! Hourra !
Et la vraie fête a commencé,
là, dans l’entrée.
Pas les hymnes, les discours,
les airs d’opéra et les pas de deux du Bolchoï, mais un grand tapage
joyeux et désordonné. Comme il en est quand on se balade avec une foule
insouciante et amicale, sans but précis et qu’on parvient pourtant là
où l’on est bien. Et où personne ne frime devant personne.
Là où des itinéraires tout
tracés ne pourraient conduire. Car c’est à chaque fois une route
nouvelle qui mène à la vraie joie.
Matriona a offert sur un
plateau aux chauffeurs et aux gardes du saucisson fumé, du hareng et
diverses tourtes. Valietchka leur a servi de la vodka.
Seules les
Françaises naissent femmes....
Je méritais bien, moi aussi,
de me reposer.
D’autant plus qu’en dépit du
joyeux tumulte, la boule de feu, dans ma cheville droite, se déroulait
et serpentait vers la fesse ; mes doigts de pied, au contraire,
étaient tout engourdis dans mes bottines neuves.
Ces chaussures avait été
confectionnées pour mon anniversaire, à mon insu. Les domestiques
exultaient de joie en m’obligeant à les enfiler pour aller au théâtre,
mais moi, je savais que j’allais souffrir.
Pas besoin pour cela de naître
Staline. Il suffit d’avoir des orteils recourbés. Et de vivre dans la
famille d’un cordonnier qui, plaignant le cuir à son fils, l’habitue
aux souliers de feutre.
Sur ce point, j’ai eu une
enfance heureuse. Jusqu’au jour où ma mère en ayant tellement rebattu
les oreilles de mon père, celui-ci me confectionna des sandales de
cuir. Ces sandales empoisonnèrent ma joie d’entrer au séminaire.
Pendant tout le mois où je les
fis, je ne souffris pas moins que le Christ, lorsqu’il fut martyrisé,
dit-on, par les centurions romains. Qui portaient, eux aussi, des
sandales de cuir. Les transformant en bêtes furieuses.
Ce furent d’ailleurs mes
sandales qui me perdirent. Ou presque. Elles m’estropièrent le bras,
tout au moins.
Je suis capable aujourd’hui
encore de chanter, mais enfant, avant de commencer à fumer, j’avais une
voix aiguè. Et je chantais dans le chœur de la paroisse. Le jour du
baptême du Christ dans le Jourdain, un phaéton endiablé fonça à toute
allure sur la foule rassemblée devant notre église. Tout le monde
réussit à lui échapper, sauf moi qu’il renversa et faillit tuer.
Sans ces sandales aux pieds,
je m’en serais tiré. Et j’aurais à ce jours deux bras identiques.
Keke accusa mon père.
Celui-ci, pour se défendre, prononça deux phrases. La première
s’adressait à sa femme : “ Ta plus grande joie est de me
traîner dans la boue, mais même quand tu m’insultes, tu ne sais plus
jouir ”.
La deuxième m’était destinée
et exprimait ce que j’avais déjà pensé en moi-même : “ Keke
considère qu’il y a la même différence entre le luxe, c’est à dire des
chaussures en cuir, et la pauvreté, c’est à dire des chaussures en
feutre, qu’entre le paradis et l’enfer. Personne ne sait ce qu’est le
paradis, mais l’enfer, souviens-t-en, c’est d’être expédié au paradis.
”.
Me voilà donc au Bolchoï,
assis à la place la plus importante. De tout le pays. Mais avec des
bottines qui me donnent la sensation d’être en enfer. Si, comme les
autres chefs, je n’avais pas occupé la place la plus en vue, je les
aurais enlevées. Mais, point de mire du monde entier, il ne me restait
plus qu’à souffrir et à faire semblant d’être au paradis...
... La seule personne sobre de
ma garde personnelle est Orlov. Donc, personne à part lui n’a remarqué
que j’opérais une retraite vers la “ chambre à coucher ”.
C’est à dire vers le divan de mon bureau. Certes, ce divan est en cuir
et non en feutre, mais une chambre à part, comme tout luxe, est
néfaste. Elle divise l’homme. Elle l’abêtit.
L’homme est ainsi fait qu’il
est capable de dormir là où il pense. Et inversément. Si ces deux
opérations nécessitent des pièces séparées, c’est la catastrophe.
L’écrivain Bernard Shaw m’a fait un jour remarquer que le cerveau était
un organe endurant. Susceptible dès qu’on ouvre les yeux le matin de
fonctionner jusqu’à notre arrivée au travail. Mais moi, je travaille
même en dormant...
Valietchka et Matriona
Boutouzova se sont rendu compte que je quittais le vestibule et m’ont
suivi à la trace.
En traversant le salon, j’ai
observé que l’on n’avait disposé que onze couverts pour le dîner et
j’ai ordonné d’en ajouter un en face du mien. Mais pas n’importe
lequel : un couvert du service impérial.
Matriona fait partie de ma
domesticité depuis plus longtemps que Valietchka, mais ce n’est pas
elle que Vlassik a nommée économe. A son avis, elle a une voix
grossière et qui s'autorise des questions déplacées.
— Ooh ! du service
impérial ! Mais c’est à vous qu’il faudrait le mettre aujourd’hui,
Joseph Vissarionovitch ! Et même tout le temps ! Pour qui
est-ce, si ce n’est pas indiscret ? Pour Miao, le Guide
chinois ?
Valietchka a osé à son tour
une autre question inopportune :
— Tu en dis de belles,
Motia ! Primo, il ne s’agit pas de Miao, mais du camarade Mao.
Secundo, tu parles du “ Guide chinois ”. Mais Joseph
Vissarionovitch est un chevalier géorgien : c’est pour une dame
française qu’il daigne commander un couvert impérial ! Et elle a
cligné des yeux : — Pas vrai, Joseph Vissarionovitch ?
Valietchka redoutait les
Françaises encore plus que les danseuses. Surtout depuis que j’avais
affirmé, au cours d’un banquet, à l’épouse de l’ambassadeur de France
que seules les Françaises naissaient femmes. Tandis que les autres le
devenaient. Si la chance leur en était offerte.
— Ce couvert, Valietchka,
n’est pas pour le Chinois, ai-je dit en souriant. Ni pour une
Française. En ce qui me concerne, Matriona Petrovna, je suis le héros
de la fête, mais pas le tsar ! Je suis un prolétaire. Un fils de
cordonnier. Seul un héritier impérial mérite un couvert impérial. Même
s’il est devenu à son tour prolétaire. Et puis dieu !
Matriona en est restée bouche
bée. Valietchka s’est contentée du fait qu’aucune dame française
n’était mêlée à cette histoire. Elle m’a suivi, heureuse, dans mon
bureau.
Que ceux qui
sont vivants lèvent la main...
J’ai refermé la porte et
regardé aussitôt la pendule. Elle étincelait et émettait son tic-tac
depuis l’aine d’un joyeux mineur.
Il restait moins d’une heure
avant l’arrivée des invités. Mais je me suis dirigé vers le fauteuil de
mon bureau et m’y suis installé comme si j’avais des années devant moi.
Puis j’ai dit, en désignant la statuette du mineur avec sa lampe, sur
la cheminée :
— Je ne comprends toujours pas
de quoi peut bien se réjouir ce mineur tout dégoûtant...
Valietchka ne le comprenait
pas plus.
— De ne pas avoir de
rhumatisme, peut-être ! ai-je supposé. Il est là, debout, sans
rien faire : il ne regarde même pas l’heure, en dessous... De
toutes façons, de quoi peut-on se réjouir quand on est tout sale ?
— Ce n’est pas possible !
s’est exclamée Valietchka en se précipitant pour épousseter le mineur
de son mouchoir.
A en juger par son regard, il
s’agissait d’un Polonais, d’un miséreux.
— Ce n’est pas ce que je
voulais dire ! ai-je fait en riant. Il est sale parce qu’il est
remonté du fond. Moi aussi, j’ai connu le fond. Quand j’étais géorgien
et misérable. Si misérable que je reconnaissais l’argent avec mon
derrière.
Valietchka n’a pas plus
compris que tout à l’heure, mais elle a encore éclaté de rire.
— C’est pourtant vrai !
Mon pantalon était si mince que je devinais en m’asseyant sur une pièce
de monnaie si j’étais du côté aigle ou du côté face.
— Moi, je reconnais un aigle
avec mon cœur !
Cela m’a fait plaisir.
— Les aigles n’ont pas de
rhumatismes, Valietchka.
— Vous avez encore mal ?
m’a-t-elle demandé inquiète. Puis elle s’est penchée vers mes bottines
et a entrepris de les délacer. Il faut dire au revoir au tabac. Vous
vous tuez en douceur...
— Pourquoi se dépêcher ?
Ne te presse pas, toi non plus, avec les lacets...
Je ne permets jamais qu’on me
déchausse, mais là, je ne m’y suis pas opposé. Pas par fatigue. Mais
parce que le buste de Valietchka sur mes jambes avait fait remonter la
boule de feu vers l’endroit où le mineur avait sa pendule. Et que je
m’en sentais tout allégé.
Valietchka a levé vers moi ses
yeux clairs. Devinant mon état, elle a souri malicieusement en hochant
la tête. Ce geste a renforcé l’effluve de son parfum à mes narines.
J’ai tendu la main vers la
boîte de Kazbek sur la table, pris une papirosse et renoncé au lilas. A
côté de la boîte, il y avait une pile de papiers que je n’avais pas
fini de lire ce matin. Et cela aussi tombait bien.
Au-dessus, se trouvait un mot
de Svetlana. Elle s’excusait par avance de son absence au théâtre et
m’annonçait, comme me l’avait déjà fait savoir Vlassik, qu’elle était à
l’hôpital. A la fin, il y avait un post-scriptum à l’ancienne[13] : “ Nouvel ordre à
mon secrétaire Joseph de la part de la maîtresse de maison Setanka. Je
t’ordonne de tenir parole et de ne plus fumer à partir de demain.
Sinon, je me plaindrai au cuisinier ! ”
Je me suis reproché d’avoir
douté récemment de son amour. Mais je me suis immédiatement trouvé une
justification : si on ne doutait pas de l’amour, la justice même
disparaîtrait.
Puis venait une information
que j’avais demandée en novembre. Il se trouve que ce n’étaient pas
quinze mais dix-sept villes qui portaient mon nom. Plus un golfe, deux
régions, trois arrondissements, quatre chaînes de montagne.
J’ai souri : et qui donc
aurait le premier l’idée de rebaptiser le Kazbek Herzégovine-flor ?
Suivait alors, accompagné
d’une mention favorable de Lavrenti, un rapport du ministre de la
Sécurité d’État Abakoumov, cet ignorant. Le rapport était fumeux. Mais
puisque l’idée avait plu à Lavrenti, c’est qu’elle émanait de lui.
Voici quelle en était la
teneur : le contre-espionnage occidental s’étant fixé pour mission
d’établir mon bulletin de santé, il fallait le désinformer. Il était
proposé d’organiser une visite médicale qui ferait appel à des médecins
bavards.
Les photos de mes sosies
étaient jointes au rapport.
Tous les trois avaient l’air
également bête, mais certains plus également que d’autres.
J’ai à nouveau souri et ajouté
à mon post-scriptum : “ Abakoumov ! Voici deux missions.
Une facile : renvoyer les sosies. Une impossible :
trouve-t-en au moins un qui ait l’air plus bête que toi ! ”
Sous ce rapport se trouvait
une lettre d’Amérique. D’un écrivain insolent. Nous nous étions déjà
rencontrés. Et je lui avais promis de répondre par écrit à ses
questions pour un livre qu’il destinait à la fois à ses contemporains
et à la postérité.
Il en posait deux. La première
— complexe : vous possédez depuis le mois d’août la bombe. Y
aura-t-il la guerre ?
La deuxième — tout aussi
complexe : était-il vrai qu’au cours des années du “ grand
tournant ” un million de personnes avait péri ?
J’ai continué à sourire. Si je
n’avais pas connu l’auteur, j’aurais pensé qu’il s’agissait d’un
provocateur. Mais c’était simplement un imbécile, bien qu’il fût juif.
Quand on l’avait circoncis, on n’avait pas dû garder la bonne partie. A
la fin de l’entretien, il n’avait même plus caché sa stupidité. Il
s’était conduit avec moi d’égal à égal.
C’est vrai que cela n’arrive
pas qu’aux Juifs. Il suffit que je me conduise avec les gens d’égal à
égal pour qu’ils en fassent autant ! En se présentant, l’Américain
tordait tellement la bouche et faisait de telles grimaces qu’on aurait
dit que c’était son visage qui me serrait la main. Il parlait
doucement, au début. Mais en me quittant, il m’avait tapé sur l’épaule
et était parti d’un gros éclat de rire.
Il fallait pourtant lui
répondre. Il est plus utile de répondre à des idiots qu’à des personnes
sensées. Enfin, plus utile..., pas pour les idiots.
Il n’y aurait pas de guerre,
lui dirais-je, et ce grâce au “ grand tournant ”, justement.
Sans lequel nous n’aurions jamais pu fabriquer la bombe.
Quant au nombre d’hommes qui
ont péri au cours dudit “ tournant ”, personne n’a tenu les
comptes. C’est pour le bétail qu’on compte les têtes, pas pour les
hommes. Et l’homme est souvent plus important que le bétail !
Et puis — point essentiel —,
quand j’ai adopté ce pays, je n’ai pas fait l’appel en disant :
“ que ceux qui sont vivants lèvent la main ! ”
Cessez donc de vivre dans le
passé ! Mais, visiblement, vous y avez intérêt. Vivre dans le
passé coûte toujours moins cher. Et ne faites pas comme si les cendres
de l’année du grand tournant frappaient à votre cœur...
Les grands
hommes meurent deux fois...
— Vos petits pieds sont tout
glacés ! a dit Valietchka quand j’ai porté à nouveau mon regard
sur elle.
Cela m’a mis une nouvelle fois
mal à l’aise. A cause de mon pied gauche, à présent. J’avais les deux
pieds nus, mais Valietchka réchauffait entre ses mains le gauche, celui
qui avait des orteils soudés. Valietchka voyait là une marque du
diable.
J’ai toussoté et levé les yeux
sur les seins de Valietchka. Blancs comme de la neige fraîche, ils
pointaient à travers le tricot — très pudiquement aussi — tels des
pupilles claires. Il n’y avait que Valietchka qui ne fût pas gênée et
ses yeux devenus troubles ne me quittaient plus.
Mes pensées se sont
brouillées. J’ai expiré la fumée et toussoté à nouveau :
— Qu’est-ce qui te prend avec
mes pieds ? Je ne suis pas le shah d’Iran !
Sans lâcher mes pieds, elle a
murmuré, comme si elle se parlait à elle-même :
— Qu’est-ce que le shah d’Iran
à côté de vous, Joseph Vissarionovitch ? Rien du tout ! Et
elle a posé ses lèvres sur mes orteils soudés.
— Arrête ! lui ai-je
ordonné. Nous ne sommes pas des Chinois.
— Des quoi ? a-t-elle
demandé sans comprendre.
— C’est Mao qui m’a expliqué
ça. Les Chinois se fourrent mutuellement des graines entre les doigts
de pied. Même des amandes. Et ensuite ils les mangent, telles quelles.
Ça les fait jouir, paraît-il... Matriona a eu raison de l’appeler
Miao ! C’est un vrai chat. Un rusé. Même ses yeux sont ceux d’un
chat ! Et j’ai ajouté en éclatant de rire : je lui ai
conseillé de se fourrer des sprats entre les orteils. Mais il ne s’est
pas vexé. Les graines, c’est mieux, m’a-t-il répondu.
On se fait plus de caresses.
Valietchka cherchait mon pied
abîmé :
— La caresse de l’épouse donne
de la force au mari. Si j’étais votre femme...
— Pour le jeune, il est trop
tôt pour se marier, l’ai-je interrompue, et pour le vieux, trop tard.
Le maréchal Koulik s’est marié avec une amie de sa fille. La mariée a
dix-huit ans et le marié marche en clopinant.
— Je n’ai pas dix-huit ans.
— De toutes façons, je
pourrais être ton père.
Valietchka a soupiré et glissé
sa main sous le revers de ma manche :
— Là aussi, vous avez froid.
Le sang a reflué...
Reflué vers où, nul besoin de
se le demander.
Je ne le sentais que trop
nettement. Et je me suis agité. A présent, je m’intimidais moi-même.
“ Comment est-ce
possible, camarade Staline ?! ” me suis-je dit.
Ensuite, j’ai imaginé que
j’étais encore sur scène et que tout le monde avait les yeux braqués
sur moi. J’étais assis dans la lumière des projecteurs et incapable de
chasser mon propre sang de cet endroit responsable de tout. Moi qui
aurais pu être non le petit père des peuples mais leur grand-père !
Le sang continuait d’affluer.
Ah ! il était beau à voir l’“ espoir de l’humanité ”
(c’est ainsi qu’on me nommait) !
Ce mot d’“ espoir ”
a fait surgir une autre image : celle de ma femme. Apercevant
Valietchka, elle a cligné des yeux et dit : “ Comment est-ce
possible, Joseph ? Toi qui m’avais juré : je n’embrasse
passionnément-à -la-folie que toi ! Personne d’autre ! ”
“ C’est elle qui veut,
ai-je bredouillé. Moi, tu vois bien, je ne la caresse pas, Nadejda. Ni
passionnément ni à la folie. Ni elle ni personne. ”
Et pourtant des bonnes femmes,
il y en a beaucoup autour de moi et rien que des pots de colle. Eh
quoi ! je n’ai pas mille roubles sur mon livret d’épargne, mais je
suis un beau parti, Nadia ! Même pour celles qui t’ont déjà
attrapé un bonhomme au lasso et vivent comme des poules en pâte.
Pauline[14], par exemple, la bonne femme
de Molotov. Ou Macha[15], celle de Svanidzé du temps
où ses petites jambes gambadaient encore. Et qu’elle les écartait pour
n’importe qui. De bonnes amies à toi. Et qui te soufflaient que j’étais
un monstre. Et elles donc ? Elles ont achevé leurs maris !
Ils leur susurraient des “ mon petit soleil ”, et ils
n’avaient pas tort : elles vous auraient réchauffé le monde
entier.
Les bonnes femmes russes
manquent vraiment de pudeur, et Pauline et Macha, par-dessus le marché,
sont juives et bolcheviques. Tu avais plus
de pudeur, toi, mais pas des masses. Ma première femme, Kato[16], serait morte de honte et pas
de tuberculose si quelqu’un avait couru après elle, une bonne femme
mariée, comme Kolia Boukharine t’a couru après. Cet aristocrate de
merde ! “ L’humaniste prolétaire ! ”
“ L’enfant chéri du parti ! ” Personne n’en sait plus
que moi sur quelque parti que ce soit. Tout parti est une pute et toute
bolchevique une putain !
Mais il ne s’agit pas de ce
martyr, mais de toi ! Tu as beau ne pas être géorgienne comme
Kato, tu as grandi dans le Caucase ! Et tu n’as pas une seule fois
envoyé promener ce Socrate morveux !
Si tu avais vécu plus
longtemps, j’aurais été obligé de jeter un œil aux lettres qu’il m’a
adressées. Après avoir avoué publiquement, l’abruti, qu’il m’avait
combattu à mort. Soi-disant parce qu’il me haïssait. Alors qu’à moi, il
me jurait amitié. Et te tournait autour !
Quarante-trois lettres, toutes
plus abjectes les unes que les autres. Quarante-trois modèles de
léchage de cul. Avec un “ Poème sur Staline ” en prime. Et
des explications de théoricien ! D’après Byron, disait-il, on ne
pouvait devenir poète avant de connaître l’amour, et voilà que cet
amour était enfin venu, cher Koba[17] ! Mes yeux se sont
dessillés et je suis tombé amoureux de toi comme du Sauveur !
Sauve-moi, récuse la sentence ! Même en rêve je murmure ton
nom !
Je veux bien le croire :
par peur de la mort, on ne peut se jeter ailleurs que dans l’amour.
Il est possible, après tout,
qu’il ait aimé les chefs de son plein gré. A son procès, par exemple,
il n’a cessé de dire qu’il avait baisé les pieds de Lénine mourant.
Il a aussi écrit qu’il rêvait
de toi. Nadia, figurez-vous, était toute triste, la pauvre :
“ Mon Dieu, qu’ont-ils fait de toi, mon petit Kolia ! Mais
n’aie pas peur, j’ai déjà dit à Joseph que je me portais garante de
toi ! ”
“ Je me mets à genoux
devant le peuple tout entier et devant le parti et je te supplie, Koba,
de me gracier, de me garder en vie ! ” Et si tu ne veux pas,
eh bien qu’au moins on ne me fusille pas, mais qu’on me donne comme à
Socrate une coupe de poison.
Ce coureur de jupons, tu vois,
manquait non seulement de courage, mais de goût. Toi non plus tu n’en
avais pas. Tu avalais les mauvais livres qu’il te conseillait comme des
cachets. Que t’aurait donnés un médecin. Moi, je te choisissais des
livres pleins de sagesse, mais lui, c’était de la merde. Aspergée d’un
parfum londonien décadent.
Je t’avais pourtant
prévenue : une bonne femme peut très bien ne pas acquérir la
sagesse des livres de sages, mais être gagnée par la stupidité des
livres stupides. Leurs titres à eux seuls valaient leur pesant
d’or ! Particulièrement le dernier, qui t’avait vraiment tourné la
tête. Le chapeau vert ! Tout le monde y passe
son temps à se suicider. Et rien que des riches : qui possèdent
tout sauf la mort.
L’auteur ?! Un petit
Arménien de Londres avec un nom d’eau de Cologne : Arlen. Un
Armen, oui ! Et les phrases que Kolia avait soulignées pour toi
dans ce Chapeau ! Kato en aurait vomi, toute
ignare qu’elle était.
“ Il ne faut désirer
qu’un je ne sais quoi...”
“ De même que la religion
est supérieure à l’Église, la passion doit être pour une vraie femme
supérieure au mariage... ”
“ Elle possédait le
talent de ne pas remarquer les choses et de ne donner aucune importance
à rien... ”
“ Contrairement à nous,
les grands hommes meurent deux fois : la première en tant
qu’hommes, la seconde en tant que grands... ”
“ Les gens immatures
cherchent à accomplir de grandes choses et à servir l’humanité, les
gens mûrs ne cherchent qu’à servir leur dame... ”
“ Le suicide est l’acte
suprême d’un esprit libre... ”
Et tu étais encore en train de
fouiller cette merde anglo-arménienne la veille du
jour où tu m’as trahi. La veille du coup de feu[18].
La fureur m'a alors envahi.
Mon sang, quant à lui,
continuait de battre ailleurs que dans mes tempes.
J’ai failli repousser
Valietchka, mais je me suis arrêté à temps. Se maîtriser aux dépens des
autres est une défaite. Or la maîtrise de soi et des autres m’est
toujours venue du travail.
Les hommes
veulent des certitudes, pas des connaissances...
J’ai donc reporté mon regard
et mes pensées vers la table.
Bien que la vérité soit dans
l’exagération, j’ai alors décidé de répondre à cette lettre de
l’Américain comme si j’étais moi-même stupide, c’est à dire
sérieusement. Et en partant du b a -ba.
Une des plus néfastes erreurs
de l’homme provient de la représentation qu’il se fait de sa place dans
l’univers. C’est un grand malheur qu’il se prenne pour le sommet de la
création. Et non pour une “ tache d’encre grise ”, comme
m’avait défini Trotski.
Leiba comprenait que le shah
d’Iran, comme l’avait dit Valietchka, n’était rien comparé à moi. Mais
il avait raison : même un chef victorieux est une fourmi et une
“ tache d’encre grise ”.
Pourtant, si je n’étais qu’une
“ tache d’encre grise ”, je ne serais pas tourmenté par la
solitude. Même si cette solitude est la rançon à payer pour
l’autorisation que m’ont donnée les cieux de refaire la terre.
Mais là n’est pas mon sujet.
Je veux dire que le monde peut parfaitement se passer des hommes.
A tout homme correspondent
deux millions de fourmis. Et aucune d’entre elles ne connaît le doute.
Pourquoi donc ? Qui leur a appris à vivre sans douter ?
Tout est néant dans la
création. Rien n’est apparu pour soi. Mais simplement pour divertir,
peut-être.
Le même Bernard Shaw me disait
que dieu dans sa grande sagesse avait créé la mouche, mais avait oublié
pourquoi. Et aussi que le centre de la famille anglaise était le
cheval. S’il s’était agi d’une affirmation du cheval, cela ne m’aurait
pas fait rire. Parce que même en Angleterre et y compris les chevaux,
on naît de par une volonté extérieure.
Où se trouve cette volonté et
à quoi elle ressemble — a-t-elle des papillotes et une moustache ?
— personne n’en sait rien. Mais on lui a quand même donné un nom :
dieu. N’importe quel autre mot aurait convenu. Par exemple,
“ tache d’encre grise ”. Qu’est-ce que ça peut faire que tels
sons correspondent à telle chose ? Ce n’est pas cela qui apporte
la réponse à la question principale. Et voilà pourquoi les réponses aux
autres questions engendrent le doute.
La question principale, la
voici : par quelle volonté est-ce que tout arrive ? Et au nom
de quoi ? Comment se fait-il que la fourmi sache ce qu’elle veut
et pas l’homme ?
Est-ce parce qu’on a fourré à
l’homme un cerveau dans le crâne comme on a fourré au mineur polonais
une pendule ? Et pourquoi le cerveau s’est-il avéré utile ?
Pour poser des questions et douter de tout ? Pourquoi l’homme
n’a-t-il pas été créé fourmi, et la fourmi homme ?
Il ne s’agit pas de questions
idiotes mais de questions fondamentales. Seules les réponses sont
idiotes. Pas les questions. A partir du moment où l’on a un cerveau et
qu’il y surgit des questions, c’est qu’elles servent à quelque chose.
Ne serait-ce qu’à comprendre qu’il est impossible d’y répondre
autrement que bêtement.
Pourquoi disais-je cela ?
Nous construisons le
socialisme. Est-ce une bonne idée ?
Ce n’est pas l’homme qui a
créé le cerveau. Et puisque cette idée y est née et qu’elle plaît à
beaucoup, il est impossible de l’évincer.
Personne ne sait à coup sûr
quelle idée est la vérité ou non. Mais les hommes veulent des
certitudes et pas des connaissances. Par conséquent, ceux à qui cette
idée plaît la nomment vérité.
Je suis, pour ma part,
convaincu que puisque le monde n’a pas été créé par nous, “ taches
d’encre grise ”, rien ne doit nous y appartenir. Et je considère
comme une sainte chose un océan de taches d’encre où aucune d’entre
elles ne possède rien à part soi-même. Et sont toutes égales.
Toute l’histoire peut être
ramenée à l’habitude de posséder et de partager. Cette habitude est si
ancrée qu’elle est l’essence même de la “ tache d’encre
grise ”, ou lui semble telle.
Pour moi, elle lui semble
telle. Et je crois que cette habitude ne plaît pas à la volonté
extérieure. Sinon on ne m’aurait pas donné à moi, “ tache d’encre
grise ”, un tel pouvoir sur les autres.
Les gens sont des bâtons de
merde, mais j’ai foi dans le peuple. On peut l’attraper par les
couilles, les lui tordre et les lui écraser complètement pour l’obliger
à se défaire de cette habitude. C’est la force qui conduit au
renoncement, force que l’on acquiert par la peur...
Quel est le rapport ?
Le rapport, c’est que quand
Leiba a perdu la partie, il a inventé un aphorisme contre moi. La fin
justifie les moyens, a-t-il dit, jusqu’au jour où la fin justifie
quelque chose d’autre. Mais qui met cela en doute ?! Oui, la peur
est le moyen et le renoncement la fin, mais cette fin, je l’ai déjà
indiquée. C’est à dire, pas moi, mais une autre puissance qui me l’a
fait découvrir et dont je suis gêné de parler. Car son évocation vous
fait passer pour timbré.
Rentrant à la maison, au petit
matin, après une beuverie, mon père se mit à jurer parce que je ne
dormais pas. Je lui avouai que j’avais peur parce que j’avais conversé
toute la nuit à voix basse avec dieu. Il écarquilla les yeux, puis il
eut un geste de la main et marmonna que j’avais, "vaïmé" , prié, fait confiance à dieu. Donc que j’étais aussi
bête que ma mère.
Quand j’ajoutai que dieu
m’avait aussi murmuré certaines choses, il eut réellement peur.
Et voilà qu’ils me disent que
j’ai tort. On leur aurait, paraît-il, murmuré tout à fait autre chose.
Mais soit ils ne comprennent pas le murmure en question, soit celui qui
murmure se moque d’eux.
Ou ne sait plus lui-même où se
trouve la vérité : l’océan de taches d’encre s’est converti en
déluge. Irrépressible comme l’ignorance.
La lutte pour l’homme nouveau
a commencé, stupide Américain ! Une lutte contre tous ceux qui ne
souhaitent pas un monde nouveau.
Ceux qui le jour des obsèques
de Lénine diffusaient “ par erreur ” sur les ondes une danse
tsigane. Ou la marche funèbre de Chopin, après le communiqué sur la
condamnation des trotskistes. Et dans cette lutte, écrivain stupide, on
est amené non seulement à édifier, mais à se défendre.
A verser le sang.
En
amour, c’est l’amour seul qui doit valoir au bonhomme l’estime...
— Voilà où il était passé, mon petit Joseph
Vissarionovitch ! a dit soudain Valietchka, d’une voix
enveloppante. Voilà où était passé votre sang, mon pauvre ami ! Et
elle a levé vers moi un regard parfaitement trouble. — Seigneur, ça
c’est une réussite !
Le fait qu’elle me prenne en
pitié tout en exultant de joie quand je perdais le contrôle de
moi-même, m’amusait à chaque fois. A présent cependant, j’avais du mal
à comprendre les pourquoi et comment de la “ réussite ”.
Sans perte de contrôle de soi.
En dépit d’une journée
épuisante. Et de ces réflexions.
Et surtout, en ce premier jour
de mes soixante-dix ans !
“ Hum, peut-être mes
flancs ont-ils décidé de désobéir à la tête et de festoyer avec le
peuple ? me suis-je dit. A moins qu’ils ne paniquent comme
paniquent les fesses des bébés durant leur sommeil ? ”
J’aurais bien répondu à ces
interrogations de façon moins ramassée, mais je suis revenu en hâte à
Valietchka : ma conscience s’est recroquevillée avant de bondir
dans le vieux tourbillon d’eau de la réussite.
Valietchka — à travers ses
paupières mi-closes et tremblantes — me regardait d’un regard opaque.
Ses lèvres, gonflées et rouges, comme piquées par une abeille,
tremblaient aussi. Puis elles ont murmuré quelque chose.
Dont le sens m’est parvenu
quand elle s’est relevée et s’est mise à déboutonner les boutons
inférieurs de ma vareuse. Me reprochant mon manque de perspicacité,
j’ai baissé les bras et dégrafé ma ceinture.
Puis nous avons inversé :
je me suis occupé de ma vareuse et elle, de mon pantalon. J’ai dû
m’extirper de mon fauteuil. Quelques instants plus tard, je me
retrouvais déshabillé près de la table, en caleçon et maillot de corps
à cordons.
Valietchka, quant à elle,
respirait de façon saccadée, mais restait immobile, les yeux rivés au
tapis.
Il m’a semblé que c’étaient
mes moustaches, en bas, qui la troublaient.
Le tapis m’avait été offert
par les trente meilleures tisseuses de Bakou. Elles avaient mis trois
ans à le confectionner, mais ce n’est pas son abondance de couleurs qui
m’avait frappé, mais la longueur des moustaches de mon portrait.
Sous ma poitrine parsemée de
fleurs jaunes de la vallée de Chirva, brillait un couplet bleu :
Staline,
le plus sage, le plus grand des hommes.
Ni le
Caucase ni même le monde
N’ont
jamais engendré un tel aigle,
Au cours
des siècles.
La
lumière ruisselle,
Lumière
de l’aurore.
Non,
contente-toi de regarder !
Sans
parler !
Ce que j’avais fait. Je
n’avais pris la parole qu’après un long silence. Et avais promis aux
tisseuses de transmettre le “ chef-d’œuvre ” à un musée.
Mais ce n’était pas cela qui
troublait Valietchka. Dès que je l’ai compris, j’ai soulevé son menton
et lorgné vers son corsage.
Elle s’est détournée d’un
geste brusque et s’est dirigée précipitamment vers le mineur polonais à
côté duquel se trouvait une bouteille entamée d’Ararat.
Il était évident qu’elle avait
besoin de cognac pour une raison sans précédent. Et qui précisément la
jetait dans le trouble.
Valietchka ne portait rien, ni
sous son corsage, ni sous sa jupe ! Rien, à part de surprenants
bas résille et une toute aussi surprenante petite ceinture tressée, de
couleur dorée.
Elle était nouée sur ses
hanches et s’achevait en un gland vaporeux tout près du duvet, doré lui
aussi, sous le nombril. A mon grand étonnement, les poils étaient
taillés et même rasés sur les côtés.
Un soupçon m’a taraudé :
l’économe Valentina Vassilievna Istomina avait dû fureter dans mes
tiroirs. Ou traînait— entre autres choses — un catalogue de Françaises
nues avec des rubans stupides et adoptant des poses éhontées.
Celui-là même qui avait été
confisqué à Voznessenski lors de son arrestation. J’ai cependant
repoussé mes doutes vers la zone où j’emmagasinais des matériaux sur
des questions peu urgentes.
Aussitôt, ramenant Valietchka
vers moi, je me suis mis à explorer de mes mains son corps ferme.
Mais apparemment, le soupçon
n’avait pas été repoussé bien loin.
J’embrasse rarement
Valietchka, même dans le cou, mais là, j’ai littéralement aspiré ses
lèvres. Je n’aime pas embrasser parce que j’ai l’impression de
m’approcher trop près d’une femme. Et de ne plus voir les défauts. Cela
exige, en outre, de se mettre sur la pointe des pieds. Surtout si on
n’a plus de bottines.
A la différence de son corps,
les lèvres de Valietchka étaient amollies. Et il n’y avait pas que sa
bouche d’humide. Elle a gémi et j’ai voulu l’attirer vers le divan.
Mais elle m’a de nouveau
interrompu. Elle m’a une nouvelle fois étonné : péremptoire, elle
m’a entraîné par la main, et m’interdisant le divan, m’a assis à mon
bureau.
A présent, j’étais plus bas
qu’elle, mais cela m’a réjoui : mon cœur s’est mis à bondir dans
ma gorge et j’ai enfoui ma tête dans le creux entre ses tétons.
Savoureux et doux comme du pain chaud.
Dans le même temps, un parfum
enivrant de lilas m’a pénétré. Et rivé sur place. Puis mes lèvres —
reprises par la mécanique fiévreuse de l’amour — ont tremblé,
impuissantes à traverser la dense émulsion de la peau jusqu’au tréfonds
de sa chair brûlante.
Comme toujours,
l’inaccessibilité de ce rêve m’a rempli de douleur et de rage.
Je me suis mis à mordiller
Valietchka avec mes dents, à la manière d’un loup transi. Affamé
d’amour et ayant enfin trouvé une proie merveilleusement sans défense.
Mao m’est revenu à l’esprit.
Il m’avait dit qu’un Chinois avait vécu 170 ans en tétant une femme.
J’ai empli goulûment ma bouche
de chair ferme et son téton pointu s’est enfoncé dans mon gosier. Je
haletais.
Valietchka s’efforçait tout
autant de pénétrer plus avant dans ma gorge. Elle aussi souhaitait
l’impossible : disparaître en moi dans les douces souffrances de
la victime que l’on dévore.
Je poursuivais d’ailleurs un
but identique : la dépecer tout entière. Et boire jusqu’à plus
soif le sang chaud dont regorgeait ce réceptacle blanc, lisse et
parfumé.
— Joseph ! a-t-elle
sangloté. Comme tu m’aimes, Joseph ! Qu’attends-tu ? Tue-moi
donc ! Tue-moi, te dis-je, mon chéri, tue-moi !
suppliait-elle, en me caressant la nuque de ses lèvres.
Est-ce le ton sacrificiel du
gémissement ou la sincérité de ces paroles ?, mon cœur a fondu. Il
s’est métamorphosé en une boule gluante d’autosatisfaction et de
tendresse envers cette chair qui se pressait contre moi.
Tenant Valietchka de la main
gauche, j’ai placé la droite sous son ventre et ma paume a pressé le
duvet taillé Mais à mon insu, mes doigts ont glissé plus bas. Elle a
poussé un cri de joie, s’est baissée vers moi en me lançant un regard
de gratitude.
Une nouvelle idée à propos du
catalogue français a surgi de mon cerveau. Elle m’était cette fois
inspirée par mes sensations.
Valietchka a aperçu l’idée,
mais ne l’a pas pleinement comprise : elle s’est hâtée de
s’agenouiller pour m’enlever mon caleçon. Un instant plus tard, la
photo la plus éhontée du catalogue s’offrait à mes yeux. Je l’avais
sous les yeux, plutôt.
Cela m’a toujours semblé une
cochonnerie. Surtout depuis Cracovie où une prostituée, avant la
révolution, voyant mes zloti et n’y trouvant pas son compte, s’était
mise à croupetons.
J’avais juré, lui avais donné
un coup de pied et avais repris l’argent en expliquant que ce n’était
pas dans ce but que la nature avait créé la bouche.
Chaque organe a sa propre
fonction. Chez l’homme comme dans l’État. Il est impossible, par
exemple, de croire à une idée née dans le derrière plutôt que dans la
tête.
A peine remis du choc, il m’a
fallu évoquer une cochonnerie plus grande encore. Istomina, cela ne
faisait aucun doute, fouillait mon bureau !
D’autres points restaient à
élucider : qui lui avait procuré ces bas résille ?
comment ? où ? et pourquoi ?
Contre toute attente, je me
sentais bien ! J’avais envie de tout remettre à plus tard, à un
lointain avenir, y compris mon besoin de respirer. Et cette sensation
m’a semblé porteuse d’une grande vérité. Simple à pleurer. Il faudrait
faire en sorte que l’humanité remette à plus tard son besoin de
respirer. Et qu’elle le fasse à tout jamais. Les gens ne connaîtraient
plus alors ni la faim ni les soucis. Et tout le monde se sentirait
bien...
Valietchka s’est soudain
dégagée et a levé les yeux. Elle s’est adressée de nouveau à moi par
mes prénom et patronyme[19] :
— Vous vous sentez bien,
Joseph Vissarionovitch ?
Je me taisais, mais elle
n’attendait pas de réponse. Cela m’a fait de la peine : elle était
donc convaincue que je me sentais bien. Et même si c’était vrai, j’ai
mis un certain temps à retrouver la même sensation de bien-être.
J’ai chassé mon dépit par une
réflexion : en ce domaine, l’homme n’avait pas tout découvert.
L’essentiel était à venir. A moins qu'il n’appartînt au passé, à cette
antiquité oubliée où l’amour, dit-on, occupait dans la vie la place
centrale.
Retrouvant enfin ma sensation
antérieure, je me suis fait la remarque qu’il était temps d’abandonner
mes réflexions. Vouloir faire le malin à propos de sentiments est
idiot. Le sens détruit le plaisir.
— Oui, Valietchka, ai-je enfin
répondu. Je me sens bien !
Elle a frétillé et redoublé
d’application. Ceci m’a chagriné aussi car le plaisir dans mon corps se
dissolvait et touchait à sa fin.
Le malheur dans cette affaire
est que le plaisir prend fin. Or il faut tendre à se passer de fin.
Après un triomphe, il n’y a plus rien à faire. Le véritable plaisir
réside dans son attente. Plus on attend, mieux c’est. L’idée de la fin
appauvrit l'entreprise.
N’eut été la poignée de porte,
rien n’aurait pu différer un dénouement rapide. Quelqu’un l’a tournée
de l’extérieur et j’ai repoussé horrifié Valietchka. Son impassibilité
m’a étonné.
— Il ne faut pas vous
inquiéter, notre cher Joseph Vissarionovitch à nous, a-t-elle murmuré.
J’ai fermé la porte, bien sûr.
J’étais vexé maintenant
qu’elle repasse au vouvoiement et à mon patronyme.
Nadia faisait la même chose.
Et cela me vexait aussi.
En amour, c’est l’amour seul
qui doit valoir au bonhomme l’estime... Si on l’estime aussi pour autre
chose, il ne va plus savoir si c’est l’amour qui la lui vaut.
Je ne comprenais pas Nadia.
Mais j’ai compris sans mal Valietchka puisque d’habitude, dans ces
moments-là, elle me tutoie.
L’homme, me suis-je dit, ne
doit pas consommer plus de bonheur qu’il n’en produit. Avant de tomber
à mes pieds et de baisser mon caleçon, Valietchka m’a tutoyé
aujourd’hui encore. Et elle était heureuse. Accroupie, elle n’a
apparemment pas trouvé de satisfaction...
— Bravo ! ai-je dit en
souriant. D'avoir fermé la porte.
Elle a souri aussi, a relevé
une mèche de cheveux dorée qui pendait au-dessus de sa bouche, a
soupiré, puis repris haleine. Mais je l’ai relevée et regardée dans les
yeux. C’est ça : leur aspect trouble s'était estompé.
Tout dans
l’univers est centrifuge...
La suite ne s’est pas déroulée
exactement comme avant, même si, vu de l’extérieur, tout pouvait
paraître identique. J’ai entraîné Valietchka vers le divan, je me suis
blotti à nouveau contre son téton, puis je me suis allongé et l’ai
installée sur moi.
Contrairement à tout à
l’heure, le gland de la ceinture dorée me chatouillait le ventre, mais
sans le vouloir. Ce chatouillement toutefois me
plaisait. De même qu'au toucher les bas résille. Là n’était pas la
question.
D’habitude, quand Valietchka
se met involontairement à se dépêcher, je me retiens et fais durer,
d’abord en l’obligeant à se soulever et à se rasseoir sur moi. De dos.
Puis, dans la mesure où la vue s’ouvre alors sur un dos et plus qu’un
dos, je détourne les yeux, par politesse. Au mur, il y a des portraits.
Au nombre de quatre, outre ceux de Lénine et de Nadia :
Maïakovski, Gorki, Biedni et Cholokhov. Du divan, on n’aperçoit ni
Lénine ni Nadia. Ils sont accrochés à l’écart des autres. Ce sont les
deux premiers écrivains qui s’offrent le plus aisément à mon regard.
Pour ce qui est de Maïakovski[20], je me souviens en règle
générale du premier vers de Bon !. Un titre qui
n’a rien à voir. Ce premier vers parle assez bien du temps, il est
vrai : “ Le temps est quelque chose d’extraordinairement
long ”.
A la suite de ces mots, je me
dis souvent que Maïakovski s’est un peu emporté. Un suicide, c’est pour
toujours. Pour toute la longueur du temps. Et des choses très
importantes se passent alors en votre absence. Mourir ce n’est pas tout[21]. Encore faut-il mourir à
temps. Le plus tard possible.
Puis, c’est une petite chanson
qui surgit en mon esprit : “ Par mon pays natal je veux être
compris. /Mais si je ne le suis pas, tant pis ! /Je passerai en
marge de mon pays, /Comme passe, oblique, la pluie. ”
Ce n’est pas mal non plus,
mais pourquoi accorder une telle importance à son pays ?
Je me remémore souvent aussi
du Gorki.
Toujours le même essai.
Intitulé Conclusion.
Un titre qui n’a rien à voir
non plus. En positionnant Valietchka, je me suis souvenu non du titre,
mais de la fin : un curieux paysan de la Volga, apprenant la
trahison de sa femme, la badigeonne de goudron et la place sur une
fourmilière...
Gorki était aussi un paysan de
la Volga. Et il a aussi été trahi. Par sa secrétaire. Mais lui, ça lui
était égal. Il ne l’a pas mise sur des insectes. Il l’a juste assise
comme je venais de le faire avec Valietchka. Et il n’a pas eu le droit
de se fâcher. C’était une baronne. Qu’il avait installée chez lui et sa
femme. Il aurait bien fait venir encore quelqu’un d’autre, mais il
s’est consolé à la pensée que la baronne avait un nom triple :
Zakrevskaïa-Benkendorf-Budberg.
— Joseph, mon petit
chéri ! s’est soudain alarmée Valietchka, et elle a rejeté les
mains en arrière. Prends ! Prends-les, Joseph !
J’ai attrapé ses mains et un
moment plus tard, c’était la fin.
J’ai appris à garder mon calme
du temps de Kato. Nous vivions alors dans un appartement communautaire.
Quand la fin approchait, je serrais les dents. Les miennes, en ce
temps-là. A présent, il me faut serrer celles du dentier. Mais je pense
toujours la même chose, juste après avoir fini : “ Une belle
invention de la nature ! ”
En ce qui concerne Valietchka,
si je n’avais pas serré ses mains, elle aurait piaillé comme si elle
avait voulu être entendue par Mao. Quand il est non pas à Moscou comme
actuellement, mais à Pékin. A l'instruction des artilleurs.
Tandis que Valietchka
reprenait ses esprits, j’ai senti monter en moi le traditionnel dégoût.
Un dégoût général.
Et notamment envers
Valietchka. Je voyais à travers elle, à présent. Au sens propre du
terme. Je voyais ses yeux sans paupières et ils étaient horribles. Ses
seins étaient devenus des boules de graisse avec des vaisseaux
sanguins. Je n’ai pas regardé son ventre au pubis rasé de peur de vomir.
Elle se sentait elle-même
coupable. D’autant plus qu’en descendant du divan sur le tapis, elle
avait marché sur l’œil de mon portrait.
— Joseph Vissarionovitch,
a-t-elle dit en se rhabillant à la hâte, puis-je vous habiller
aussi ?
— D’où viennent ces bas ?
ai-je répondu.
— Je les ai commandés à
Krylov, a-t-elle murmuré. Ils ne vous plaisent pas ?
— D’où ça ? De
Helsinki ?
— Non, de Finlande. Pourquoi,
ils ne sont pas bien ?
Je lui ai indiqué la sortie.
Comme d’habitude, elle a eu un sanglot, m’a couvert du plaid bleu
offert par Churchill et s’est enfuie.
Tandis qu’elle refermait la
porte derrière elle, un autre couplet idiot, émis par la radio dans
l’entrée, est parvenu à mes oreilles :
L’ennemi
a raison d’être en colère :
Elle est
verrouillée la frontière !
Jamais
nous ne reculerons !
Il n’est
pas d’honneur plus grand
Que de
rester tous en rangs
Dans
notre chère armée,
A
jamai-ai ais...
Moi, je n’avais plus envie de
rester nulle part. J’avais envie de fuir. Malgré la douleur qui
émergeait à nouveau dans ma jambe.
Mais pour aller où ?
Fuir vers un but précis n’a
d’ailleurs aucun sens. On ne fuit pas un lieu pour en gagner un autre.
D’autant plus que le monde change en permanence. Le temps de fuir
quelque part et tout est transformé. Au point qu’on finit par s’enfuir
de nouveau.
Mais peut-être faut-il tout
bonnement ne jamais cesser de fuir ?
Tout dans l’univers est
centrifuge. Et c’est pourquoi tout change. Tout fuit sans direction
précise. Ou plus exactement, dans de multiples directions. Ou, plus
exactement encore, sans but. Et ceux qui fuient avec un but précis sont
des imbéciles.
Fuir c’est aussi fuir un but.
Mais moi, je n’en ai pas le
droit. J’ai désiré le pouvoir et je l’ai eu. Je le voulais pour
conduire les hommes vers un but. Mais en chemin, j’ai changé de route
et j’ai moi-même changé. A présent, il me semble que j’ai choisi un but
pour conquérir le pouvoir. A présent, il me semble que la vie ne peut
avoir de but et que les hommes nomment but la fin.
Le monde, tout comme l’homme,
ne fait que courir à sa fin. Tout autre affirmation est destinée aux
imbéciles.
Mais tout un chacun est par
moments un imbécile. Certains de ceux qui le demeurent ont de la
chance. Le Maître, par exemple. Mais il représente, il est vrai, un
grand mystère : il est le seul à avoir échappé à la fin. La
mienne, par contre, semble proche.
Puis j’ai somnolé et c’est
alors qu’il m’est apparu en songe. Le Maître. Vêtu d’une tunique
blanche comme neige. Et le front couronné d’épines.
Pénétrant dans le bureau, il a
eu, tout comme moi, un regard pour la pendule sertie dans l’aine du
mineur polonais. Puis, tout comme Valietchka, il a fermé la porte à
clé, s’est installé à mon bureau, dans le fauteuil et a dit :
“ Tu as beaucoup souffert
et fait preuve d’une grande constance. Tu as souffert pour mon nom sans
te lasser. Mais j’ai contre toi que tu as perdu ton amour d’antan.
Allons, rappelle-toi d’où tu es tombé, repens-toi, reprends ta conduite
première. Sinon, je vais venir à toi pour
changer ton candélabre de son rang, si tu ne te repens. ”
J’ai sursauté et j’ai voulu me
précipiter vers la cheminée, mais Jésus m’a arrêté d’un geste et a
poursuivi :
“ Je connais ta conduite,
je sais où tu demeures : là est le trône de Satan, mais tu tiens
ferme à mon nom et tu n’as pas renié ma foi... Du moins ce que tu as,
tiens-le ferme jusqu’à mon retour. Le vainqueur, celui qui restera
fidèle à mon service jusqu’à la fin, je lui donnerai pouvoir sur les
païens et c’est avec un sceptre de fer qu’il les mènera. Comme on
fracasse les vases d’argile. Et je lui donnerai l’Etoile du matin...
”
Non seulement j’ai reconnu ces
mots de l’Apocalypse, mais j’ai compris de quels païens il
s’agissait : du monde qui ne se soumettait pas à moi mais à Satan.
Le Maître a tiré une papirosse
de la boîte de Kazbek, il l’a allumée sans utiliser d’allumette, tout
en continuant de prêcher. Ses paroles m’étaient familières et je me
suis permis de me livrer à mes propres réflexions.
Le monde aspire vraiment à sa
fin car dans sa fin est le salut.
Et je suis le seul à pouvoir
le sauver.
Je dois d’abord me débarrasser
de mes enfoirés et de tous ceux dont l’âme avait engraissé.
J’étais en train d’aborder la
mise au point des détails lorsque les paroles concernant les coupes de
la colère m’ont obligé à tendre l’oreille.
“... Le troisième ange
répandit sa coupe dans les fleuves et les sources ; alors ce fut
du sang... Le quatrième répandit sa coupe sur le soleil ; alors il
lui fut donné de brûler les hommes par le feu... ”
Je me suis promis de relire le
lendemain ce passage sur le soleil avec plus d’attention. Je ne me le
rappelais pas bien justement. Je ne m’en étais déjà pas souvenu en
août, lorsque Lavrenti était revenu du polygone d’essais en confirmant
que la nouvelle bombe avait plus d’éclat qu’un millier de soleils...
“ Et le dernier
ange, le septième, répandit sa coupe dans l’air ; alors, partant
du temple céleste, une voix clama : “ C’en est
fait ! ” Et ce furent des éclairs, des tonnerres et des voix,
avec un violent tremblement de terre : on n’en avait jamais vu de
pareil depuis qu’il y a des hommes sur la terre.
Et la Grande Cité tomba et les
cités des nations croulèrent !
Et toute île prit la fuite et
les montagnes disparurent !
Et des grêlons s'abattirent du
ciel sur les hommes ! ”
Puis je me suis vu en songe
bondir du divan.
Frappé d’entendre le Verbe du
Maître exprimer mes pensées les plus secrètes, je me suis précipité
vers lui, les bras ouverts, mais j’ai été arrêté net : sur sa
tête, à la place de la couronne d’épines, il y avait une casquette à
étoile rouge.
Et sur sa tunique blanche
comme neige, sur ses frêles épaules, on apercevait des galons de
commandant.
A lune plus
pâle que le soleil, vie plus terne que le songe...
C’était la première fois que
je rêvais du Maître en galons.
Durant mes années de
séminaire, en effet, il arrivait dans mes rêves vêtu du caftan
géorgien, retenu à la taille par une ceinture d’argent. Ce type de
ceinture était porté par nos troubadours de Tiflis qui savaient chanter
des chansons magiques et embobiner les jeunes vierges.
La plupart du temps, le Maître
faisait des choses que je rêvais alors de faire moi-même. Le matin, il
dormait. Dans la journée, il se battait et confisquait aux riches les
biens qu’ils avaient volés au cours de toute l’ère chrétienne. Et le
soir, il buvait du vin de Kakhétie, chantait et dégrafait en douce la
robe rouge de Marie Madeleine.
Le rôle de Marie Madeleine
était tenu par la fille d’un usurier arménien. Malgré les sermons de
son vieux, elle se passionnait pour des romantiques échevelés. Et
habitait une maison de briques, près du séminaire.
Cette Arménienne me plaisait
tout autant que me déplaisait son père, qui désirait faire son bonheur
sans avoir la moindre idée de ce que cela représentait pour elle.
Mais un autre motif me le
faisait détester. Il était si riche qu’il pouvait se permettre de
mépriser aussi bien les Géorgiens que le Christ. Y compris en chansons.
Pour la même raison : leur laisser-aller et leur romantisme :
Qu’as-tu,
pauvre Jésus ?
La
gueule de bois t’a fait enfler,
Ton œil
ne voit plus,
Ton
oreille droite pend comme une fleur de fumier
Tu as
imaginé bien des fois,
Comme un
Géorgien, de filtrer la Koura[22],
De
vanner au grand air du duvet de dindon !
Il se moquait évidemment aussi
des révolutionnaires. En tout genre : bolcheviks, mencheviks, S-R.
Même arméniens. Sans épargner le chef des dashnaks[23]. Dénommé Tokants.
Le matin, il dormait, lui
aussi, mais dans la journée, il se livrait à l’usure. Il roulait
surtout nos trouvères et troubadours. Le soir, se retrouvant plus riche
que le matin, il imitait le Christ : il buvait du vin dans une
gargote en compagnie de Géorgiens. Sans avoir la moindre estime pour
eux. Et en étant très fier de lui :
Je ne suis ni balchevik ni
manchevik, ni le dashnakTokants,
Mais je boa un verre de vin de
Kokhêtie grand comme ça ! [24]
Je le dénonçais au Christ et
proposais de confisquer l’argent arménien. Que le père, aux dires de sa
fille, conservait justement dans des verres à vin. Le Maître, hélas,
m’envoyait promener et, tout comme l’Arménien, continuait à
crâner :
A lune
plus pâle que le soleil,
Vie plus
terne que le songe,
Je ne
pourrais vivre en ce monde,
S’il
n’existait pas le chant...
Charmée par la voix de
velours, l’Arménienne s’abandonnait aux rêves langoureux. Mais dès que
le Christ se taisait pour reprendre son souffle, sa robe se
reboutonnait. Car les boutons étaient, eux aussi, magiques.
Les relations avec le Christ
n’avaient pas marché, à l’époque. C’était surtout de sa faute :
j’avais beau faire de bonnes études et lui manifester toute sorte de
marques de respect, il me considérait, visiblement, comme quelqu’un de
peu d’importance.
Je pense depuis que
Jésus-Christ a manqué de réalisme et de perspicacité.
Plus tard, il m’accorda plus
d’attention. Mais moi, j’avais de moins en moins le temps de rêver. De
plus, son hypocrisie m’énervait. Il se débrouillait à chaque fois pour
faire porter la conversation sur un sujet concret. Sur ce qui s’était
passé durant la journée.
Moi, au contraire, je
proposais de discuter de l’essentiel. De la vérité. De la justice. De
la vie et de la mort. De l’immortalité de l’âme.
J’avais envie de savoir si
c’était vraiment en dehors de la chair que l’âme tourmentée errait.
Comme quand on s’installe dans un hôtel qui n’existe pas. Et qui est
vide. Et où il n’y a rien à faire de toute la sainte journée.
Mais il détournait constamment
la conversation sur des détails et des faits. Et je me mis à négliger
les lois de l’hospitalité. Et abordai moi aussi du
“ concret ”.
Comment expliquer la chose
suivante, lui disais-je : quand Marie t’a lavé les pieds avec de
l’huile balsamique, tout le monde s’en est ému. Parce que l’huile
balsamique est un luxe. Qu'elle vaut cher. Comment est-ce possible,
Maître ?! dirent tous ceux à qui tu avais enseigné la simplicité
et l’amour des pauvres. Ne vaudrait-il pas mieux vendre cet article de
parfumerie et nourrir les affamés ?
Tu avais longtemps gardé le
silence. Pour ta gloire. Tu devais jouir de l’huile. Tu avais fini par
prononcer des mots simples. Egalement pour la gloire. “ Les
pauvres continueront d’être à vos côtés, mais pas moi. Réjouissez-vous
tant que je suis parmi vous et rendez-moi les honneurs ! ”
Mais moi, je suis gêné quand
une bonne femme me caresse le pied. Et pas seulement à cause de mes
orteils soudés. Je serais tout aussi gêné de monter sur une croix sans
caleçon. Et pas seulement à cause des modifications que l’âge a
provoquées dans la zone couverte par le caleçon.
Mais cela ne t’a pas gêné,
toi. D’ailleurs tu sauvais l’humanité. Tout entière. Donc : je me
fiche de moi, l’essentiel, c’est l’humanité !
Dans ce cas, j’ai une autre
question. Pourquoi dans le jardin de Gethsémani, la veille de ton
supplice, as-tu supplié le Très-Haut de ne pas permettre ta mort ?
“ Père ! Tout t’est possible : éloigne de moi cette
coupe ! ”
Ah! il est beau ce
“ père ”, tiens ! Il n’a rien éloigné du tout ! Ne
pas épargner son fils unique ! Et par là-même ne délivrer
personne !
Autre question. Tu as répété
que tu voulais la paix et la non-violence. Or tu t’es présenté toi-même
au Temple sur un âne en faisant un bel esclandre. Tu as ordonné à tout
le monde d’abandonner sa maison, d’oublier les siens et de prendre les
armes. Tout bien réfléchi, as-tu dit, je ne suis pas venu apporter la
paix, mais le glaive.
Peut-être, au fait, voulais-tu
d’abord apporter le glaive, puis la paix ? Paix irréalisable — tu
as raison — sans le glaive.
Il est possible aussi que tu
te sois démené sans bien savoir à quoi inciter les gens. Tu les
exhortais toujours à faire ce qui, au moment donné, te convenait.
Et ne te convenait que ce qui
avait des chances de réussir. Il est possible que tu n’aies pas été un
fanatique, comme on te présente maintenant, mais un dialecticien.
Tu n’as parlé de paix et
d’amour que lorsque le glaive n’a rien donné. C’est à dire quand tu as
compris que tu ne deviendrais jamais Roi. Mais que tu mourrais
simplement. Ce dont tu ne voulais pas, tout compte fait. Et tu as alors
imaginé de devenir immortel. Et que règne l’amour universel et la
réconciliation générale.
Va-t-en savoir ce qu’autrui a
dans la tête...
Mais moi, je te comprends.
Mieux que quiconque. Je comprends ton âme.
Fais-moi donc le plaisir de
passer sur les détails. Je ne peux pas tout t’expliquer. Les temps sont
autres. Les préoccupations sont autres. Parlons ensemble des choses
éternelles. Essentielles.
Mais il s’est tu et comme
Charlie Chaplin à la fin du film, il a quitté mes rêves par une route
doucement sinueuse. Aussi blanche que sa tunique.
Je l’ai suivi des yeux et lui
ai reproché sa myopie. Son incapacité à juger les gens.
Au réveil, tout de même, j’ai
deviné qu’il avait raison : discuter avec des mortels de
l’essentiel est idiot. Et difficile. Même si ce sont des as.
C’est ce que j’ai compris très
nettement lors d’un autre de mes anniversaires. En 1934.
Le Guide
imitait le coq...
Je suis assis parmi les gens,
après le dîner, parmi ces enfoirés, je fume et je me souviens de Nadia.
Cela fait juste deux ans qu’on l’a enterrée.
Et je pense précisément que si
elle avait cru non en Boukharine mais au Maître... Pas celui à qui tous
nos enfoirés donnaient alors ce nom, mais celui que moi je nommais
ainsi en mon for intérieur... Bref, si elle avait seulement feuilleté,
comme je le lui avais ordonné, ce livre sur le Christ, elle serait
encore en vie.
Et voilà soudain que ce même
Boukharine me tend un papier.
Je lis, je m’étonne et demande
qui a écrit ça. Ça parle de moi et tout le monde, sauf moi, l’a déjà
lu. C’est un poète, répondent en chœur les enfoirés, qui a écrit ça.
Mandelstam. Ou si ce n’est lui, quelqu’un d’autre qui porte le même
nom. Poète, lui aussi.
J’avais ri, mais ce Mandelstam
avait quand même été envoyé en exil.
A moins qu’on n’ait exilé non
ce Mandelstam-ci, mais l’autre, celui qui portait le même nom que lui.
Poète, lui aussi.
En l’apprenant, j’avais laissé
éclater ma colère. L’exil est un manque de respect pour l’homme.
Exiler quelqu’un, c’est
considérer qu’il ne songera pas à revenir. Ou à médire, de l’endroit où
il est. Ou à survivre, simplement. Moi, j’y ai songé et j’en ai vu
beaucoup d’autres y songer. Seuls ceux qui manquent de talent n’y
songent guère.
Mais ce Mandelstam... Peu
importe, d’ailleurs, que ce soit lui ou l’autre. Je parle de celui qui
avait écrit ce petit poème. C’était visiblement un homme de talent. Qui
écrivait avec adresse. Mais en faisant des fautes.
Dès que je m’étais fâché, les
enfoirés avaient fait du chambard. Et pas seulement Boukharine qui —
point d’exclamation ! — m’avait refilé le papelard.
Ils avaient dit que si nous
prenions des mesures plus salées envers ce Mandelstam, on pourrait nous
accuser d’emportement. Tandis que ne pas l’envoyer plus loin qu’en
exil, c'était faire preuve d’humanisme et d’amour pour la littérature.
J’avais ri de nouveau :
comment pouvaient-ils me demander de respecter la poésie, à moi qui
avais été poète avant même qu’ils n’émergent du ventre souillé de leur
mère ! Eux ! Des enfoirés qui n’avaient pas composé la
moindre rime.
Boukharine s’était mis à
rimailler plus tard. A la veille même de
sa mort. A mon propos. Et il m’avait assuré de son amour, le salaud.
Mais ce papelard, il me l’avait refilé en plein processus vital. Quand
on ne pense pas que l’on peut mourir. Il me l’avait refilé, donc, de
tout son cœur. Avec haine, avec une joie mauvaise.
Mais moi j’étais déjà passé
maître : ni lui ni les autres ne pouvaient plus éveiller en moi
l’étonnement. Tout juste le sourire.
Les poètes, par contre, me
faisaient encore réagir. Ils ne m’étonnaient pas, ils me dégoûtaient.
Le temps passe. Et il apporte
avec lui la rumeur que Mandelstam est sur le point d'être expédié en un
lieu d’où l’on ne revient pas. Malgré son talent. Et les poètes se
taisent.
Moi, je ne me serais pas tu.
Si j’avais jugé que ce Mandelstam — ou tout autre — n’avait rien à
faire en un lieu d’où l’on ne revient pas. Les poètes, apparemment,
sont comme n’importe qui. Des enfoirés. Et ils ne se distinguent les
uns des autres que par le talent.
Et ceux qui ne sont pas des
poètes, mais simplement des enfoirés, à commencer par Boukharine, ne
sont intervenus en faveur de ce Mandelstam que pour donner matière à
deux autres rumeurs : primo, qu’ils étaient intervenus, secundo,
que j’aime me venger.
C’était pour ça, selon eux,
qu’en géorgien je m’appelais Koba. Celui qui se venge tout le temps. Et
de leur point de vue, ça n’était pas bien. Car en russe, par contre, je
m’étais fait appeler Staline. Celui qui ne cède jamais. Et cela n’était
pas bien non plus.
J’étais resté pensif et
j’avais sorti du tiroir le sale papelard. Un jour d’anniversaire.
Nous
vivons sans sentir le pays sous nos pieds,
A dix
pas notre voix ne s’entend, étouffée,
Quelques
mots, et l’on a le farouche
Montagnard
du Kremlin à la bouche. [25]
Je ne voyais là rien de
vexant. Ni d’incompréhensible.
J’avais aujourd’hui 55 ans. Et
j'étais vainqueur. Et pas seulement du fait que j'étais vivant. Certes,
la victoire ne mettait pas fin à la lutte. Car rien ne pouvait y mettre
fin. Chaque nouveau jour de vie était une victoire dans la lutte pour
la vie. Mais l’ennemi n’avait pas une seule fois abandonné la lutte.
Voilà pourquoi tout le monde mourait.
On n’en voulait pas à un
ennemi. On le frappait. Et s’il avait du talent, il fallait en avoir
plus que lui. Ce Mandelstam était un maître du Verbe. Mais pas au point
de me faire oublier ses fautes. Et là, il y en avait partout.
Le début était bon
cependant : les enfoirés ne sentaient pas le pays. Ils ne
ressentaient rien à part la peur. Ils ne faisaient que chuchoter. Et
rien que quelques mots.
Le “ montagnard du
Kremlin ” ne me vexait pas non plus.
La montagne n’est pas pire que
la plaine. Ni mieux. Ça dépend pour qui. Mais pour les enfoirés un
“ montagnard ” c’est un “ idiot ” et un
“ sauvage ”. Et en outre, un “ étranger ”, si les
enfoirés en question habitent la plaine.
Avant, lorsque je n’étais
qu’un “ montagnard ” sans Kremlin, je leur aurais dit qu’il
valait mieux justement choisir ses amis parmi les montagnards. Parce
qu’un montagnard se doit d’intercéder en faveur d’un ami. Même si l’ami
n’est pas poète. Et puis un montagnard ne peut se permettre d’être un
enfoiré. Et il ne peut se permettre de ne pas sentir.
Au service funèbre d’Ilitch,
je m’étais approché du cercueil, j’avais regardé autour de moi et
comparé le Guide à l’“ aigle des montagnes ”. Bien qu’avant
sa mort il eût perdu la boule et imité le coq. Poussé des cocoricos.
Beaucoup furent donc étonnés
de l’entendre traité par moi d’“ aigle des montagnes ”. Et
pensèrent que je n’aurais jamais pu devenir écrivain.
Or à l’époque déjà, ce n’était
plus écrivain que je voulais être. Mais “ montagnard du
Kremlin ”. Et je ne m’en cachais pas. C’était impossible même
devant ceux qui n’étaient pas originaires des montagnes. Qui n’étaient
pas des “ idiots ”. Ni des “ sauvages ”. D’autant
plus que chacun aurait voulu être le Guide. Trotski, par exemple, le
désirait, tout en continuant à jouer les écrivains.
C’est moi qui suis devenu le
Guide, non parce que je disais des bêtises ou brandissais mon poignard.
Mais parce que je travaillais plus. Et pas pour moi. Et plus
intelligemment. Plus profitablement. Si profitablement qu’à présent,
c’est moi que la majorité des gens nomme l’“ aigle des
montagnes ”. Et pas simplement le “ montagnard ”.
Et je ne suis pas encore dans
mon cercueil. Mais au Kremlin.
J’aime cependant comme avant
les montagnards. Qu’ont-ils de mauvais ? L’Arche a précisément
échoué sur une montagne. Du Caucase, qui plus est . Et si elle n’avait
pas échoué il n’y aurait ni plaine ni Kremlin...
Le débiteur
est plus fort que l’action en justice...
Vers le soir, je m’étais
calmé. Et au cours du dîner — sourire dans ma moustache de cafards,
bottes pareilles à des phares — je me tourne vers Boukharine et je tape
du poing[26] :
— Boukharine, ce matin j’ai
une nouvelle fois pris connaissance de ton papelard. Mandelstam. Il y a
du talent. Et des fautes. Si j’étais un simple montagnard, j’aurais
donné une raclée au maître. Mais comme je suis “ du
Kremlin ”, je ne pense pas qu’il faille exiler l’auteur si loin
que ça. Le pays a besoin d’artistes de talent. Si possible vivants.
Mais pourquoi ses amis n’intercèdent-ils pas en sa faveur ? Ses
collègues ? Des maîtres ?
Boukharine avait été
déconcerté. D’abord il ne m’avait pas cru et avait répondu que les amis
pensaient comme lui, Boukharine : on ne devait pardonner une
insulte à aucun artiste de talent. Tous étaient tombés d’accord avec
lui : à aucun. D’autant moins si l’artiste de talent en question
était un ennemi.
— C’est un petit ennemi,
avais-je fait remarquer en souriant. Si nous le punissons, il peut
grandir.
— Et si nous ne le punissons
pas ? avait dit Molotov, effrayé.
— Il grandira encore. Mais ce
sera un ami. Un artiste de talent qui a reconnu ses fautes. Et qui
s’est mis à écrire comme il faut. Et aime son ennemi.
Je n’ai finalement jamais
rencontré ce Mandelstam, ni aucun autre. Mais il s’est réellement mis à
écrire comme il faut. Il m’a envoyé de son exil un très long poème. Ou
plus exactement une ode. C’est comme ça qu’il l’avait appelée : Ode à Staline.
Je ne l’ai pas lue en entier,
mais il me décrivait cette fois-ci sans commettre d’erreurs. Il
commençait d’ailleurs à la manière d’un tamada[27] : en exprimant sa
reconnaissance aux montagnes géorgiennes. Reconnaissance envers le fait
que moi, mes mains et mes doigts soyons nés dans les montagnes :
Aux
montagnes je dis merci
D’avoir
fait ce bras, cette main :
Car dans
les montagnes il naquit,
Puis
connut l’exil sibérien.
Je
l’appellerai Djougachvili —
Et non
Staline — en géorgien.
Du talent, vraiment. Il a tout
réuni ici : mes rides et l’espace, les montagnes et les plaines,
le passé et l’avenir. A travers l’aujourd’hui. Osé, aussi :
“ Je ne me tairai pas, je dessinerai ce qui me plaît ! J’ai
apprécié aussi chez lui des allitérations : “ m’éveille à
merveille ”, des images “ la nuit aux yeux de travailleuse au
noir ”
Mais je ne parle pas ici
d’allitérations ou d’images. Ni même de Mandelstam. Ni de ce que j’ai
raconté. Je dis que le Christ avait raison de refuser de parler avec
moi de l’essentiel. Car auparavant, j’étais un mortel.
... A la fin du dîner, j’avais
ordonné de me mettre en communication téléphonique avec un des amis de
Mandelstam. Un artiste de talent, lui aussi.
— Camarade Pasternak, avais-je
dit, prenant le combiné, nous sommes en train de discuter, mes
camarades et moi, du problème de votre ami. Votre camarade Mandelstam.
Les avis sont divers. Mais ne vous en faites pas et transmettez à ses
camarades et amis qu’ils ne s’en fassent pas non plus. Tout ira bien.
Ou plutôt, pas trop mal.
Quelque temps auparavant,
j’avais également couvert Pasternak. A qui on voulait également faire
du tort. Et qui savait par conséquent que j’avais pitié des poètes.
Mais cette fois-ci, il s’était tu, puis avait voulu me convaincre que
le camarade Mandelstam n’était pas pour lui un ami, ni même un
camarade. Un simple collègue.
— Ce n’est pourtant pas un
simple collègue, camarade Pasternak ? Mais un maître du Verbe,
tout comme vous ?
Mais Pasternak n’avait pas
accepté ça non plus :
— Là n’est pas le problème,
camarade Staline.
— Où est le problème,
alors ? avais-je demandé avec étonnement.
Il s’était tu de nouveau. Je
m'étais fait pressant :
— Où est donc le problème,
camarade Pasternak ?
Et voilà qu’il me dit :
— J’aimerais vous rencontrer,
camarade Staline.
— Dans quel but ?
— Pour parler.
— Vous venez de le faire. De
quoi voulez-vous encore parler ?
Et voilà qu’il me dit :
— De la vie et de la mort.
J’avais observé le visage de
mes invités. Puis le mien. Dans la porte vitrée de l’armoire à livres.
Puis j’avais soupiré et raccroché violemment.
A des amis,
on offre du parfum ou une écharpe, pas une blennorragie...
C’est exactement comme ça que
se comportait le Maître avec moi : il soupirait et raccrochait
violemment. Ou plutôt il se taisait, s’en allait par le sentier blanc
et se perdait dans le lointain. Et moi, debout
sur l’herbe, je le suivais d’un regard triste.
Et à chaque fois, le même
sentiment que lorsqu’on avait enterré mon père envahissait mon âme. Je
me sentais à la fois sans défense et orphelin.
Les amis de mon père ne
m’avaient pas laissé approcher du cercueil. Ils me trouvaient trop
jeune. Ils m’autorisèrent seulement à franchir le seuil du cimetière et
m’ordonnèrent d’attendre là. Et ils portèrent le cercueil de mon père
par un sentier blanc qui grimpait vers la montagne. Au bout du
cimetière, là où on enterrait les pauvres.
Et ils restèrent longtemps
là-bas. Jusqu’à la nuit. Ils jetèrent mon père en terre et, selon la
coutume, se mirent à boire. Et ils ne pensèrent plus à moi. Pendant
tout le temps qui s’était écoulé avant leur retour avec le cercueil
vide, j’étais resté assis dans l’herbe à écouter les cigales. Mon âme
avait gonflé dans mon ventre et m’était montée à la gorge. Parce que
toutes mes larmes coulaient vers l’intérieur. Mon père me faisait
pitié.
Et j’en voulais aux vivants.
Parce qu’ils étaient en vie et pas lui. J’en voulais surtout à ma mère.
D’avoir été grossière avec lui.
Je m’en voulais aussi. D’avoir
souhaité sa mort quand il se soûlait et me battait. Alors que s'il ne
buvait pas et m’emmenait avec lui travailler dans les villages voisins,
j'étais bien avec lui. Ces jours-là, je me sentais fort.
Depuis la mort de mon père, ce
sentier qui se perd dans le lointain fait toujours renaître en moi un
sentiment d’abandon.
Et chaque fois que dans mes
rêves le Maître disparaît sur le chemin sinueux et blanc, j’entends le
cri des cigales. Comme au cimetière.
Elles stridulent parfois aussi
intensément que les téléphones, dans les grands jours.
Comme à Smolni[28], par exemple. Mais pas en ce
jour où tout s’accomplit et où le Guide annonça en grasseyant la
victoire. Tout s’accomplit alors avec aisance. Il en fut lui-même
étonné.
Or l’essentiel dans une
révolution, ce n’est pas qu’elle s’accomplisse, mais qu’elle n’en
tolère plus d’autre. Et tout va dépendre des personnes qu’on placera au
gouvernement. L’âme du Guide était particulièrement versée en la
matière.
C’est pourquoi les téléphones
de Smolni stridulèrent avec une force singulière quand il en arriva à
la composition de la liste. Même Trotski n’était pas sûr d’en faire
partie. Au cas où, il se plaignit toute la journée et à tout le monde
de ce qu’Ilitch était malade. Et aussi du nombre des coups de fil.
C’étaient d'ailleurs surtout
des étrangers qui l’appelaient. Surtout des écrivaillons. Non pas parce
qu’il connaissait leur langue, un détail ! Mais parce qu’eux
étaient au courant d’une chose essentielle : Leiba était capable
de bavasser avec la presse jusqu’en enfer. Ce qu’il fait d’ailleurs à
l’heure qu’il est.
On me passa l’un des appels
qui lui étaient destinés. Le grand orateur était trop occupé : il
fanfaronnait devant un Yankee qui devait écrire par la suite que
Trotski l’avait ému autant que les dix jours qui ébranlèrent le monde.
On me dit qu’il s’agissait
d’une bonne femme. Qui appelait de Paris. Dans un premier temps, je
refusai. Je ne connais pas le français. Et puis pour quoi faire ?
La vie est trop courte pour qu’on perde son temps avec les langues
étrangères. On m’expliqua alors que la bonne femme parlait russe. Je
décroche et j’apprends que bien que son père soit un Russe de la
noblesse, elle me téléphone de la part d’une romancière française.
Inconnue.
Et cette bonne femme me parle
sur un ton hautain. Mon accent ne lui plaît pas. Il est pire, dit-elle,
que l’accent juif.
Elle n'appelait cependant pas
pour parler de moi. Mais d’une romancière. Qui était devenue récemment
“ lesbienne et mon amante ”. Enfin, pas mon amante à moi, la
sienne. Je félicitai la noble héritière, mais ajoutai que j’étais
occupé et attendais des nouvelles autrement importantes.
C’était de la plus haute
importance, rétorqua-t-elle, précisant à son tour que cette romancière
n’était pas tout à fait lesbienne. Mais bivalente. Il lui arrivait de
coucher avec des hommes. Même chauves.
Je la priai de transmettre
également mes félicitations à la romancière. Et puis je les envoyai
toutes les deux se faire voir chez les Grecs. Ou chez les Grecques, vu
la bivalence.
La voici alors qui m’insulte.
Tu es soit un imbécile, dit-elle, soit, ce qui est pire, un Juif, toi
aussi. Que voulait dire ce “ toi aussi ” ? demandai-je,
circonspect. “ Aussi ” comme qui ?
Elle me nomma alors notre
Ilitch.
Elle disposait d’ailleurs de
preuves en vue d’une autre accusation. Qui motivait son appel. La
romancière, m’affirma-t-elle, connaissait très bien notre Ilitch. Elle
l’avait rencontré lorsqu’il vivait à Paris et elle avait écrit un roman
sur le révolutionnaire en fuite. Ils s’étaient vus souvent, mais elle
ne lui avait cédé qu’une fois. Puis elle s’était refusée à lui.
Catégoriquement.
“ Pourquoi ? ”,
m’étais-je enquis.
Le grasseyement de Lénine
était hors de cause. Ainsi que le fait, découvert plus tard, qu’il fût
marié. Ou encore celui que mon interlocutrice lui eût soufflé Ilitch.
“ Votre Guide, dit mon
interlocutrice, a contaminé la romancière ”.
Il lui avait passé non son
bolchevisme, mais une blénnorragie. Le bolchevisme, il n’y avait pas
réussi.
Mais il s’était conduit en
véritable gougeat : il avait nié et prétendu qu’il était en
parfaite santé. Et que c’était un autre révolutionnaire qui l’avait
contaminée. Pas un révolutionnaire, mais un opportuniste. Et par
conséquent “ votre Guide n’a reconnu aucune responsabilté
matérielle ”
“ C’est
juste, répondis-je, il est en parfaite santé. C’est un opportuniste qui
lui a passé ça. Et puis au revoir, sinon vous allez être en retard là
où je vous ai envoyée. ”
Mais elle avait réponse à
tout. “ Votre Guide, me dit-elle, a écrit à la romancière une
liasse de lettres dégoûtantes. Comportant autant de fautes de grammaire
que de détails scabreux. Et qui ne concernent nullement la bourgeoisie.
Mais leurs rapports
extra-vaginaux ”.
“ Extra-quoi ? ”,
fis-je étonné.
Et la voilà qui me répète
depuis Paris le fameux mot. Qu’à l’époque j’ignorais. Ce que je lui
avouai. Elle me l’expliqua. Avec une certaine gêne, il est vrai. Dans
la mesure où son père, me répéta-t-elle, était un noble réputé. Mais
elle enchaîna, comme si de rien n’était, sur la lecture de certains
passages de ces lettres.
J’en fus moi-même gêné. Bien
qu’elle m’affirmât que la traduction adoucissait la chose. Et bien que
mon père fut un cordonnier réputé.
Le marchandage dura longtemps.
Mais je réussis à la persuader que notre gouvernement ne disposait pas
pour l’instant de la somme nécessaire au rachat des lettres. Tout
simplement du fait qu’il n’y avait pas encore de gouvernement. Mais dès
qu’il s'en constituerait un, l’argent apparaîtrait. Et il ne serait pas
question pour nous de porter préjudice à sa romancière. Si j’entrais
moi-même au gouvernement, elle non plus n’aurait à craindre aucun
dommage. Et tout irait pour elles deux comme dans du beurre.
Extra-vaginalement.
Et c’est ce qui arriva. Je
tiens toujours parole. Nous ne payâmes rien, bien entendu, à mon
interlocutrice, car son père était noble. Mais la romancière perçut une
pension jusqu’au jour où Kroupskaïa[29] décida enfin de nous quitter,
nous les vivants, et d’aller rejoindre le Guide. Qui pourtant était
soi-disant avec nous[30].
Kroupskaïa me détestait
vraiment ! Elle tenait Trotski en plus haute estime. Que serait
devenu son goitre exophtalmique si cette dame de la noblesse avait
réussi à joindre notre bavard de Leiba !
Mais apparemment, le Guide
dissimula la liste à son regard exorbité. Et je reviens ici à mon
sujet. Oui, Ilitch m’inclut dans la liste des quinze ministres !
Et me remercia de ma
délicatesse envers sa femme. Et de l’avoir préservée d’une blessure.
C’est l’État que j’avais en
fait préservé de la honte et non cette idiote.
Et pas même le Guide. Qui vers
la fin non seulement poussait des cocoricos, mais écoutait sa femme.
Qui lui avait gloussé des tas de saloperies à mon sujet. Comme quoi je
manquais de délicatesse[31] envers elle. Il était alors
monté sur ses ergots. M’avait envoyé un mot : “ Je ne le
permettrai pas ! ” Il était le Guide, disait-il, et elle, son
amie la plus intime !
Mais à des amis, on offre du
parfum ou une écharpe, pas une blennorragie...
Je ne suis peut-être pas très
délicat avec les bonnes femmes, mais jamais, ni avec ma première femme
ni avec la seconde je ne me suis permis des choses extra-vaginales.
Même avec Valietchka, c’était la première fois aujourd’hui.
Mais j’en ai déjà parlé.
J’étais en train de raconter comment le chemin qui se perd dans le
lointain me rappelait la stridulation des cigales qui à son tour me
rappelait la sonnerie des téléphones, lors des grands jours.
Et ce jour-là fut pour moi un
grand jour. J’avais déjà trente sept ans à l'époque, mais c’était la
première fois que j’obtenais un travail. Si on met à part les quatre
mois passés à l’observatoire de Tiflis. Ce que je fais. Car je ne suis
pas né pour observer les étoiles.
Il y eut ensuite d’autres
grands jours. Avec d’autres téléphones qui sonnaient. Et qui me
rappelaient la stridulation des cigales. Et par conséquent
l’enterrement de mon père. Et le chemin qui ne menait nulle part. Et
sur ce chemin, le Christ disparaissant dans un petit nuage.
Vêtu de sa tunique blanche.
La sobriété
est une qualité inutile...
Mais le soir de mon
soixante-dixième anniversaire, comme je l’ai déjà dit, il m’est apparu
avec des galons de commandant. Et il ne s’est pas hâté de s’éloigner.
C’est même lui qui a lancé la conversation sur l’essentiel.
Sur la fin du monde.
Il a visiblement tenu à
marquer mon anniversaire. A moins que le discours de l’écrivain Leonov
ne l’ait inquiété. Avec sa proposition de compter le temps à partir de
ma naissance.
Peut-être s’était-il décidé
enfin à avoir avec moi une grande conversation. A qui d’autre
pouvait-il parler ? Et puis il n’avait pas réussi à devenir tsar,
lui. Cela faisait une différence. Il n’était parvenu qu’au grade de
commandant. Autre différence.
Car moi, il le voit bien, je
ne suis pas que tsar. Mais bien sûr, lui non plus n’est pas un simple
maître. Les autres tsars ou maréchaux. ne lui arrivent pas à la
cheville
C’est pourquoi il est entré
chez moi sans frapper. Et a fumé une de mes Kazbek. Et s’est effondré
dans mon fauteuil. Tournant ainsi le dos à ma nouvelle vareuse aux
étoiles de maréchal.
Et il s’est mis à énoncer de
pures vérités.
Quand il a fini d’évoquer la
coupe de la colère et que je me suis élancé vers lui les bras ouverts,
je n’ai pas seulement été frappé par son aspect : galons sur la
tunique et casquette à l’étoile rouge au lieu de la couronne d’épines.
C’est la stridulation des
cigales qui m’a semblé la plus mal venue. Non pas soudaine ni violente,
mais mal venue. Car le Maître n’a pas disparu dans le lointain. Il est
resté à mon bureau sans le moindre sentier sinueux dans les parages.
— Comment vas-tu partir sans
chemin sinueux ? ai-je dit étonné.
— Comment ça ? me
répond-il. Je ne pars pas, camarade Staline !
— Pourquoi les cigales
stridulent-elles ?
— Ce ne sont pas les cigales,
répond le commandant en replaçant sa casquette sur son front pour
qu’elle ne s’accroche pas aux épines. C’est le téléphone.
Je m’aperçois alors en rêve
qu’il ne s’agit que d’un rêve. Il n’y a pas de Maître sous l’aspect
d’un commandant ! Pas de commandant sous l’aspect du Maître !
Rien qu’un rêve ! Et de fait, ni couronne ni casquette ! Ni
cigales ni téléphone !
J’ai eu beau me retourner de
l’autre côté et me couvrir l’oreille avec l’épaule, les cigales ne se
sont pas calmées. Elles criaient comme au cimetière. Quand on éloignait
mon père de moi. Exactement comme quand j’étais dans l’herbe, sur le
bord du chemin blanc. Quand le Christ me quittait.
Effrayé par moi-même, j’ai
pris mon courage à deux mains et fait marche arrière. Pour sortir de
mon rêve.
J’ai aperçu mon divan. Avec
moi dessus. En caleçon. Et j’ai senti mon bras engourdi. Et entendu le
téléphone. Et je me suis souvenu que j’avais soixante-dix ans. Et qu’à
soixante-dix ans, on se relevait d’un divan en gémissant. Et malgré mon
âge, j’ai eu envie de me plaindre à Maman. De ce qu’on ne me laissait
pas dormir.
— Excusez-moi, camarade
Staline, c’est Orlov ! a dit Orlov.
— Pourquoi Orlov ? ai-je
grommelé. Pourquoi n’est-ce pas Lozgatchev ?
— Mais... vous avez bien vu
que déjà... Et il a continué... C’est fête...
— Tu es encore une fois le
plus sobre de tous ?
— Le seul, Joseph
Vissarionovitch !
— La sobriété est une qualité
inutile, Orlov ! Surtout quand elle est unique.
— Je savais que vous dormiez,
camarade Staline, et je m’excuse beaucoup... Mais il y a du
nouveau !
— Parle !
— Premièrement, certains
invités sont déjà arrivés. Le camarade Mao est là, avec un mot. Euh, en
un mot. Mais avec un interprète...
— Dis-lui qu’il est en avance.
— Il le sait, mais il dit que
c’est exprès. Il espère causer avec vous avant l’arrivée des autres
invités. Il prétend que c’est très important !
— Tu es idiot, Orlov. Je ne
t’emploie pas pour croire ce que dit Mao. Mais pour que Mao ne me
réveille pas.
— Ce n’est pas pour ça que je
vous dérange, camarade Staline, mais parce que... Vous m’avez vous-même
ordonné d’appeler à n’importe quelle heure quand ça causait.
Je me suis mis sur mes gardes.
— Qui est-ce maintenant ?
Et avec qui ?
— Le camarade Beria et le
camarade Molotov.
— Alors tu as eu raison de me
réveiller, Orlov, ai-je approuvé.
— Merci, Joseph
Vissarionovitch ! Je vous les passe ? Dans votre bureau ?
— Passe-les moi ! Et dis
à Mao que je dors. Enfin, dis-le au traducteur. Qu’il fasse une passe,
lui aussi.
— Bien, camarade Staline. Mais
pourquoi dites-vous “ lui aussi ” ? Par rapport à
qui ?
— A toi. Toi aussi tu fais des
passes.
— Oui, mais moi, je ne
baragouine pas un mot. Je ne passe que les communications.
— Je disais ça comme ça, pour
rire.
— Ah ! ah !
ah ! s’est esclaffé Orlov.
— Une dernière chose !
— Oui, Joseph
Vissarionovitch ?
— Est-ce que Vlassik a
appelé ?
— Oui... Mais...
— Eh bien, pourquoi tournes-tu
autour du pot ?
— C’est qu’il est un peu... Un
peu éméché, lui aussi...
— Pourquoi “ lui
aussi ” ?
— Comme Lozgatchev... Mais
c’est la fête, camarade Staline...
— Parle !
— Transmets au camarade
Staline, m’a-t-il dit, que je l’ai trouvé et que je l’amène... A
table... Comment vous dire...
— Répète exactement ce qu’il
t’a dit !
— J’amène le commandant Jésus,
qu’il m’a dit... Le Christ, camarade Staline...
— Parfait, Orlov !
— Ah bon ?
— Oui. Passe-moi la
communication !
La longévité
est une affaire de goûts...
Un peu avant la guerre,
Lavrenti m’avait fait faire une promenade en hydroglisseur sur le lac
abkhaze de Ritsa. Il m’avait raconté que si la Géorgie battait tous les
records pour sa densité de princes au kilomètre carré, l’Abkhazie les
battait pour sa densité de centenaires.
Beria m’exhortait à imiter ces
derniers. Et à vivre très longtemps.
— Il est possible de vivre
très longtemps ? avais-je plaisanté.
— Il le faut ! s’était
exclamé Beria. Bien que la longévité soit une affaire de goûts.
— Et les Abkhazes, dis-tu,
préfèrent vivre longtemps ?
— Cent ans et plus !
— Même les
non-musulmans ? m'étais-je enquis, sérieusement cette fois.
— Vous plaisantez ? avait
dit Lavrenti sans comprendre.
— Les Abkhazes sont musulmans.
Et leur année ne compte que dix mois. Voilà pourquoi tu as des
“ cent ans et plus ”.
— Les chrétiens d’Abkhazie
vivent tout aussi longtemps, m’avait assuré Lavrenti. Avec des années
de douze mois !
— Et les athées ? Les
bolcheviks ?
— On n’en sait encore rien,
avait-il répondu en riant.
— Pourquoi donc ? Sait-on
qui était Lakoba ? avais-je alors demandé à un autre bolchevik
géorgien qui épluchait une figue abkhaze pour Lavrenti. Qui était
Nestor Lakoba ? Un bolchevik brésilien ? Ou chinois ?
D’émotion, l’autre écrasa le
fruit juteux :
— Non, camarade Staline.
Lakoba n’était ni un bolchevik brésilien ni un bolchevik chinois, mais
un bolchevik abkhaze ! Un chef, même !
— Lakoba n’était pas
qu’abkhaze et chef, avait corrigé Lavrenti. C’était aussi un
ennemi !
— Un chef peut-il être un
ennemi, Lavrenti ?
— C’est possible, me
rétorque-t-il sans manifester la moindre crainte. L’ennemi d’un autre
chef. Du grand chef.
— Et qu’est-ce qui se passe,
alors ? dis-je en souriant.
— Alors, le plus petit chef ne
vit pas longtemps, Joseph Vissarionovitch, répond Lavrenti, tout aussi
souriant. Moins de cent ans. Même s’il est abkhaze. Comme Lakoba.
J'avais rangé mon sourire et
conclu :
— Si un chef est un ennemi,
Lavrenti, alors il n’est plus “ chef et ennemi ”, mais tout
simplement ennemi. Et pas ennemi de l’autre chef mais du peuple. Et si
c’est un ennemi du peuple, le peuple lui ôte son rôle dirigeant.
— Et je dirai même plus, avait
renchéri Lavrenti en se protégeant de la main des éclaboussures
d’eau : le peuple lui ôte la vie !
Et à ces mots, une fusillade
avait éclaté.
On tirait fort, mais sans
grande précision. Surtout lorsqu’on me visait.
Seul Lavrenti m’atteignit. Sa
calvitie frappa mon ventre. Cela me fit tomber par terre ,et lui
s’affala avec les autres bolcheviks abkhazes sur ma poitrine. Il resta
couché là pendant tout le temps où les ennemis tiraillèrent dans notre
direction.
Ou dans une autre. Là n’est
pas la question. Ce n’étaient d’ailleurs peut-être pas des ennemis qui
tiraient. Ils ne me visaient peut-être même pas, mais tiraient juste en
l’air, vers l’air des montagnes. Lavrenti avait très bien pu aussi
organiser toute cette pétarade. Pour me tomber sur la poitrine avec les
bolcheviks et me servir de bouclier. Indépendamment de la direction des
balles.
Que ce fût précisément
l’époque que je choisis pour le faire monter de Géorgie à Moscou, la
question n’est pas là non plus. Le fait est qu’un bon, un véritable
artiste devance la vie. Même si c’est Lavrenti qui a mis en scène le
spectacle de Ritsa, il y a exprimé une vérité éternelle : les
ennemis, hélas, sont embusqués partout. Et il l’a fait sur le mode
dramatique.
Lavrenti évoque souvent Ritsa.
La dernière fois, c'était au début de l’année.
“ Joseph Vissarionovitch,
m’a-t-il dit, vous souvenez-vous de Ritsa, en haute montagne ?
Vous souvenez-vous que malgré sa situation géographique, on a tiré sur
vous là-bas ? Grâce à Dieu, il s’agissait de tirs peu précis. Mais
l’ennemi veille, Joseph Vissarionovitch ! Et après chaque échec,
il se perfectionne ! ”
J’avais bien senti que quelque
chose clochait. Le silence alentour était bien trop grand.
Le silence régnait, a ajouté
Lavrenti, parce que l’ennemi était monté très haut : même altitude
au-dessus du niveau de la mer et même silence que le lac Ritsa. Encore
plus haut, se trouvait le sommet. Et c’est lui que visait l’ennemi.
La nouvelle lui était parvenue
d’Amérique. Où il avait été décidé que l’heure avait sonné d'infléchir
le cours des choses. Pas chez eux mais chez nous. Et qu’il n’y avait
rien de bon à attendre de la nature. Car rien n'excluait, pensait-on,
que Staline ait choisi d’imiter les centenaires abkhazes.
Selon Beria, l’un de mes
enfoirés s’était entendu avec l’Amérique pour gagner les faveurs de la
nature. C’est à dire pour me faire subir de toute urgence la
répression.
Mais à titre posthume. Pour
que je ne réussisse pas à parler au peuple.
“ C’est comique !
ai-je dit avec un rire sceptique. Et comment escomptent-ils me faire
subir cette répression ?
Il
lisait de nombreux livres et avait des principes tout aussi nombreux...
Un mois plus tard, bien
entendu, j’ai éclaté à nouveau de rire et demandé à Lavrenti s’il avait
d’autres nouvelles d’outre-Atlantique. Oui, mais pas des nouvelles, des
instruments. Et de bons. A la fois minuscules et sensibles. Rien à
voir, excusez-moi, a-t-il ajouté, avec les micros de fabrication
nationale.
D’accord, ai-je dit, amuse-toi
bien !
Datiko Nakachidzé avait
raison : Lavrenti a surtout peur pour lui-même. Les enfoirés le
détestent. Pas pour ça. Mais parce qu’il est plus intelligent qu’eux.
Qu’il a plus de talent. Cependant sa supériorité réside ailleurs. Il
sait qu’il ne pourra pas me remplacer. Du moins pas tout seul. Et pas
avant d’avoir cessé d’être géorgien.
C’est pourquoi je lui fais
confiance. Du moins pour l’instant. Parce qu’il est capable de tout,
même de cesser d’être géorgien. Et je lui fais confiance quoi qu’on
dise de lui.
Datiko Nakachidzé est
également un éminent tchékiste, mais qui ignore qu’il ne pourra pas
remplacer Lavrenti. Même s’il n’était pas géorgien. C’est un romantique
idiot. Toutefois Lavrenti lui a confié l’installation de micros pour
une autre raison. Datiko est un parent à lui.
Je l’ai connu adolescent.
Quand il rendait visite à sa tante, la cousine de Lavrenti. Elle a
travaillé comme économe chez nous. Après la mort de Nadia.
Il avait essayé de se lier
d’amitié avec ma Svetlana, mais cela n’avait rien donné. Il en avait
trop fait. Il lisait de nombreux livres et avait des principes tout
aussi nombreux. Et il les lui exposait tous. Mais aucun d’eux n’avait
plu à Svetlana. Il lui avait alors déclaré qu’il en possédait une autre
panoplie, totalement différente.
Elle avait alors exigé de sa
tante qu’il cesse de venir. Ou de multiplier ses principes et d’en
changer. Mais l’essentiel n’était pas là : il transpirait
beaucoup, disait-elle, et sa transpiration sentait l’oignon.
Datiko a tenté aussi de me
plaire. Là encore, il en a trop fait. Il me récitait par cœur du Walter
Scott et du Byron. En anglais. Entre parenthèses, il est jusqu’à ce
jour persuadé que je parle toutes les langues. Et il continue à rougir
dès qu’il m’aperçoit. Et à transpirer, surtout.
Lavrenti a dit à son neveu que
personne ne devait être au courant de l’opération micros, pas même moi.
Et il lui a donc ordonné, au cas où, pour une raison quelconque, ils ne
se reverraient plus, de garder bouche cousue y compris dans l’autre
monde.
Est-ce par peur de s’y
retrouver juste après l’opération, ou par volonté de se distinguer,
toujours est-il qu’il est entré en contact avec moi par l’intermédiaire
d’Orlov et m’a aussitôt raconté qui de mes enfoirés on avait
“ sonorisé ”. Et de quelle façon. Et puis qui il faudrait
“ sonoriser ”. Et de quelle façon.
J’ai gardé le silence. Je ne
l’ai rompu que lorsqu’il a évoqué la possibilité de fixer l’instrument
sous l’omoplate du camarade Jdanov. Comme s’il s’agissait d’une capsule
cardiaque. Ou en même temps qu’elle. Ne souffrait-il pas d’angine de
poitrine et un docteur n’avait-il pas proposé de lui implanter sous la
peau, comme en Amérique, une préparation nouvelle ?
“ Qui a eu cette
idée ? ai-je demandé avec étonnement. Beria ? ”
“ Au contraire, a répondu
Datiko, rayonnant, c’est moi ”
Je n’ai pas voulu le vexer et
j’ai taxé l’idée de romantisme inadmissible. Parce qu’il faudrait s'en
remettre aux médecins, ai-je expliqué. Tout d’abord au chirurgien qui
placerait l’appareil et peu après, quand Jdanov mourrait, au
pathologiste. Qui l’ouvrirait.
“ Et comment êtes-vous
sûr que le camarade Jdanov ne va pas tarder à nous
quitter ? ”, a-t-il demandé pour s’excuser.
J’ai répondu que je
connaissais bien le camarade Jdanov : il faisait non seulement
partie du gouvernement, mais de ma famille. C’était le père de mon
gendre[32].
J’avais raison. Jdanov nous a
quittés peu après. De lui-même. Sans intervention extérieure.
Au service funèbre, Datiko et
moi avons échangé un regard. Le verre de ses lunettes reflétait le
cercueil ouvert du camarade Jdanov. Sa pupille m'a décoché une
étincelle d’admiration pour ma perspicacité. Je lui ai répondu par un
incitation muette à pénétrer les secrets. Plus particulièrement ceux
qui concernaient des parents en vue.
Il a compris mon regard, mais
s’est imaginé que j’avais autre chose à ajouter. Et le lendemain il a
tenté une nouvelle visite. Par l’intermédiaire du même Orlov. Qui, bien
entendu, lui a opposé un refus. Mais lui a demandé s’il avait déjà
“ sonorisé ” son fameux oncle.
“ Oui, a avoué Datiko, et
je venais demander au camarade Staline de faire aboutir la ligne de mon
oncle ici, à sa datcha.
Orlov lui a répondu comme il
fallait : le camarade Staline n’aurait pas le temps de
réceptionner cette ligne quand il l’aurait branchée ici.
Mais il a donné le feu vert
pour l’installation. En justifiant même sa décision : le camarade
Beria était un as, il avait déjà mis tout le monde sur écoute. Sauf
lui. Encore quelqu’un qui manquait visiblement de temps.
Moi, je pense que Lavrenti ne
s’est pas mis sur écoute non par manque de temps, mais parce qu’il se
fait confiance. Alors qu’il ne me confie pas, par exemple, ma propre
personne. Il est vrai qu’il ne se confie pas non plus la sienne. Aussi
ai-je beau l’écouter, grâce à son neveu, plus fréquemment que les
autres enfoirés, je ne suis pas sûr qu’il ne m’écoute pas lui-même.
Je suis encore moins convaincu
que le neveu ait réellement couillonné l’oncle. Il y a neveu et neveu.
Tous ne sont pas forcément des couillonneurs.
On raconte que je suis
soupçonneux. Mais je ne suis pas le seul. Pas plus que Lavrenti et moi
ne sommes les seuls. Ni les Géorgiens dans leur ensemble. Le monde
fourmille de gens en qui le fait de voir un type se glisser dans le lit
de la femme d’un autre éveille un certain soupçon. Et il n’est pas, en
effet, exclu que ce type ait l’intention de se faire passer dans ce lit
pour le mari.
Il n’est pas exclu non plus
que Datiko feigne simplement de vouloir remplacer Lavrenti. Alors qu’en
fait il comprend que tant qu’il est géorgien, même l’absence de
principes personnels ne lui est d’aucun secours. Absence ou non-volonté
de les expliquer.
Il n’est pas exclu, par
conséquent, que Beria soit au courant de la ligne qui passe chez moi.
Et du fait que je l’écoute. Il est donc difficile de faire la
différence entre ce qu’il dit pour le dire et ce qu’il dit parce qu’il
sait que je l’écoute.
Mais en réfléchissant bien, on
s’y retrouve. Cela demande du temps, mais jusqu’à cet anniversaire,
j’en ai accumulé beaucoup. C’est pourquoi j’écris ce livre.
Je reviendrai sur la vie — sur
cette “ arme de guerre ” comme a dit ce connard de Vorochilov
— quand le temps accumulé touchera à sa fin. Vorochilov pensait faire
une bonne blague en appelant la vie une arme de guerre. Une blague,
dans l’esprit caucasien, se disait-il (et pourquoa pas, pourquoa pas de
guéirre ?[33]), ou dans l’esprit juif
(peut-être s’agissait-il d’une arme, mais pas de guerre).
Mais il a visé juste. La vie
est une arme avec laquelle on part au combat contre la mort. Et contre
d’autres ennemis. Et je reviendrai sur cette arme juste après le nouvel
An. Il serait dangereux d’attendre plus longtemps.
Nous sommes déjà complètement
encerclés.
La vérité
n’est pas dans le vin, mais dans le cognac arménien...
Et moi, j’abreuvais Churchill
de cognac arménien. Et je lui répétais que l’Ararat était une des plus
importantes montagnes du monde. Presque aussi importante que le Kazbek.
Quand dieu envoya aux hommes
le déluge pour les punir de leurs innombrables bassesses et
dissensions, ce fut l’Ararat qui les sauva. Les eaux montaient et il
retint l’Arche qui avait à son bord le seul juste, le seul amoureux de
la paix. Avec l’espoir que les rejetons de Noé se conduiraient plus
correctement. Et cesseraient de s’exterminer les uns les autres.
Sans cette montagne, nous,
rejetons, ne serions pas là. Et nous ne combattrions pas, dis-je à
Churchill. Dans le même camp.
“ Oh ! yes !
aux montagnes ! ” se hâta d’approuver le gros en s’emparant
de son verre. Oh ! oui, aux montagnes ! A l’Ararat, au
Kazbek, fit-il. Et il s’en jeta un derrière la cravate.
Et quand il fut parti je lui
fis parvenir à Londres de l’Ararat. Du cognac. Lavrenti disait pour
plaisanter qu’il était grand temps de lui expédier la montagne
elle-même. Et ses habitants. Grand temps : du point de vue, plus
élevé, du Kazbek. Et de ses habitants.
En réponse je l’assourdis
d’abord d’une petite toux, puis je le glaçai d’un regard. Par lequel je
lui fis comprendre que s’il touchait encore une fois aux Arméniens,
c’est lui que j’expédierais. Et pas à Londres. Ni même au Kazbek. Mais
au sommet dudit Ararat. Pour le congeler jusqu’au prochain déluge.
Plus tard, je fis comme si
Lavrenti m’avait énormément démoralisé avec son Ararat. Alors qu’en
fait, chaque fois que j’imaginais des déportations dans l’ouest de
cette montagne, j’avais envie de rire. Mais je me retenais : qui
fait vraiment ce qu’il veut dans la vie ?!
Moi, par exemple, je n’avais
pas envie d’envoyer à Londres au gros bonhomme cette mixture
arménienne. Je lui en ai pourtant envoyé jusqu'à Marlborough. Où il a
d’immenses domaines. Une datcha géante. Pas ma construction de
Kountsevo, mais tout Kountsevo. Et même plus.
N’eussent été ces domaines,
j’aurais tout mis sur le compte du cognac. Sur le fait qu’il était
arménien. J’avais même demandé à Mikoïan s’il était vrai que les
Arméniens mélangeaient également au cognac une poudre qui préservait de
la sincérité.
“ Et puis à quoi
encore ? ” avait-il rétorqué, fumant de colère comme une
brochette.
“ Au lait, lui avais-je
expliqué. Au lait maternel. ”
Mikoïan s’imagina que j’en
voulais aux Arméniens et non à Churchill. Et il se tourna de profil.
Son visage est la réunion de deux profils différents. Mais en cet
instant où il serrait les lèvres, il en eut soudain un troisième.
“ Ne te vexe pas,
commissaire du peuple, dis-je, même s’il ne l’était plus. Ne boude pas,
car nous cherchons la vérité. ”
Et comme par un fait exprès,
il me présenta alors un quatrième profil :
“ Tout d’abord, la vérité
n’est pas dans le vin. Fût-il de Kakhétie. Et puis, la vérité n’est pas
simplement dans le cognac, mais dans le cognac arménien ! Parce
que le cognac arménien accentue l’humanité des gens... ”
Et il a raison. Qu’y a-t-il de
plus humain que la perfidie ? Mais Churchill m’aurait couillonné
même sans cette mixture.
Aucun Churchill du monde —
buveur ou ulcéreux, avec cigare ou sans — ne peut admettre que ce monde
a changé. Quand nous avons commencé à le transformer, ce Churchill nous
avait attaqués en organisant une intervention. Qu’il a plus tard, en ma
présence, prétendu regretter. Non parce qu’il avait perdu, disait-il,
mais parce que tout compte fait, nous étions de chics types !
Il me l’a avoué pendant la
dernière guerre. Quand il a voulu que nous empêchions les Allemands de
bombarder ses domaines. Plus exactement, quand il était en train de
boire du cognac au Kremlin et se demandait pourquoi j’avais un
appartement aussi petit, destiné avant la révolution à un domestique du
tsar. Et pourquoi je percevais un si petit salaire, l’équivalent de 30
livres par mois.
Je buvais, moi aussi, et je
lui retournai sa question : “ A quoi bon avoir
plus ? ”
Et ma Svetlana lui changeait
son assiette et lui posait aussi la même question. Sur un ton enjoué,
il est vrai, et en anglais : “ Oncle Churchill, et pourquoi
n’avez-vous pas de moustache ? ”
C’est moi qui avais fini par
répondre, car lui ne faisait que rire : Tonton Churchill n’a pas
de moustache, mais il a des domaines si grands que même un avion
allemand aurait du mal à les survoler. Et tonton Churchill a aussi un
grand cœur aimant. Comme le petit Chaperon rouge. Qui n’a pas non plus
de moustache.
Quand il cessa de rire il
promit en anglais à Svetlana de l’inviter pour les vacances sur ces
fameux domaines. Vacances qui commenceraient dès que nous aurions battu
oncle Hitler. Qui porte aussi la moustache. Comme ton Papa. Que nous
appelons oncle Jo.
Et il me conseilla de penser à
mon bonheur personnel, une fois la guerre finie. Pour que je puisse lui
rendre visite non seulement avec ma fille, mais avec le bonheur en
question.
Mais ça ne se passa pas comme
dans un conte, selon la morale, mais selon la loi.
Dès que l’oncle Jo triompha de
l’oncle Hitler, qui y laissa même sa moustache, l’oncle Churchill n’eut
de nouveau plus d’affection pour l’oncle Jo. Parce qu’il préférait ses
domaines à n’importe quel oncle lui offrant du cognac.
Tout Churchill ne pense qu’à
ses domaines Et est prêt à faire la guerre en leur nom. Une guerre à
laquelle il appelle tous ceux qui ne veulent pas partager les domaines.
Quant aux armes, il les partage volontiers avec eux. Pour qu’ils
meurent tout aussi volontiers. Car il leur inculque qu’ils meurent pour
la patrie. Ou pour le petit Chaperon rouge. Ou pour le Christ.
Mais ils meurent au nom des
Churchill.
La vie n'a pourtant pas été
facile pour les Churchill, après cette guerre. Parce que bien qu’alliés
à nous, ce n'est pas eux qui ont gagné. Mais nous. Je veux dire que
nous avons gagné non seulement la guerre contre les Allemands, mais
nous avons conquis les cœurs de tous les autres peuples. Qui ont vu en
nous la force. Et plus seulement la vérité, comme avant.
Voir la vérité ne signifie pas
encore la désirer. Le monde par lui-même ne deviendra jamais assez bien
pour que la majorité souhaite l’avènement de la vérité. Les Churchill,
eux, ne voyaient pas que la force en nous. Mais la faiblesse.
Surtout ce Churchill-là. Qui
ne portait pas de moustache, mais avait, outre de grands domaines, des
yeux exorbités comme ceux du Loup gris. Avec aussi, comme Mister Twister[34], un gros cigare en travers de
la bouche. Et pour qui le monde entier n’était qu’un vaste cendrier.
Le peuple est
grand dans son idiotie...
Et parmi les cendres de ce
cendrier, il observait nos villes brûlées. Et dans ces villes, le
peuple affamé.
Dont il se fichait éperdument.
Et pas seulement parce qu’il ne s’agissait pas du peuple anglais. Un
Churchill, à supposer qu’il soit prêt à éprouver de la compassion, ne
prendra en pitié qu’une personne en particulier, pas tout un peuple. Et
encore le fera-t-il pour en éprouver de l'autosatisfaction. Le peuple
ne suscite en lui que répugnance.
Pour moi, c’est tout le
contraire.
En dehors du peuple, l’homme
est abject. Au milieu du peuple, il est obligé de se retenir. Le
peuple, je le respecte, moi. Et même parfois je l’aime. Et je lui fais
toujours plus confiance qu’à l’individu.
En dehors du peuple, n’importe
qui trahit n’importe qui sans problème. Quoique le peuple, même s’il
est fait d’individus prêts à se trahir l’un l’autre, n’est jamais
vraiment capable de s’accorder. Puisque composé d’individus abjects.
Chacun rêvant de tirer de sa trahison plus que le voisin.
Point essentiel : aucun
sage n’est en mesure de comprendre ce que le peuple porte en lui, à
savoir la conscience universelle. Même si ce peuple est constitué
d’idiots. Et il ne peut en être autrement puisque, plongés dans la
foule, les sages deviennent eux-mêmes idiots.
Mais l’idiotie a du bon. Tant
pis si ça fait mauvais effet de le dire. Et si c'est encore plus
difficile de l’expliquer.
L’homme est une parcelle de
l’univers. De tout ce qui existe.
Pas à la façon des îles
Kouriles qui font dorénavant partie de notre empire, mais autrement.
Comme si ces îles constituaient une partie, indépendamment du fait
qu’il y ait empire ou non. Indépendamment même des Japonais. A qui nous
avons pris ces îles. Plus exactement, à qui nous avons repris ce qu’ils
nous avaient enlevé pour se l’annexer.
L’homme est une parcelle de
l’univers comme le sang est une partie de l’homme. Même du Japonais.
Une partie telle que sans elle, l’homme n’existe pas. Parce que sans le
sang, il n’y a pas de vie, et sans vie, il n’y pas d’homme.
Mais qui dit sang ne dit pas
vie. Encore faut-il que ce sang coure. Pas comme les Japonais à
Khalkhine-Gol. Mais sans but. Les Japonais couraient dans l’espoir de
revenir. Mais l’existence et l’espoir n’ont pas plus de points communs
que les Japonais et les Allemands. Lesquels étaient leurs alliés et ont
aussi perdu. Et qui couraient aussi. Mais qui pour le moment n’espèrent
pas revenir.
L’essence de la vie est dans
l'absence de but. Et dans l'absence de pensée. L'absence de bruit. De
destination. D'espoir. De tout.
Ce qui existe est simple.
Comme ce qui n’existe pas. Tout est aussi simple que le néant. C’est
cela la conscience universelle. Qui n’a rien à voir avec la pensée. Qui
n’a rien à voir avec rien. La pensée de l’homme est le commentaire d’un
texte qui n’existe pas.
L’homme a formé sa conscience
contre l’universel. Il s’est expulsé de l’univers, commettant par là
une erreur fatale. Fatale pour lui. De la même façon que chacun, pour
son malheur, s’expulse d’un ventre. Et ceux qui s’en sont expulsés les
premiers, frottent à leur tour leur canif contre le cordon ombilical.
Ils séparent de la mère.
Je n’aurais pourtant pas voulu
rester dans le ventre de Keke. Même si mon père au lieu d’être Besso,
le cordonnier de Gori, avait été Abraham, le prophète de la Bible. Non
pas “ même si ”, mais encore moins si. Besso ne me donnait
des taloches que quand il buvait, tandis que c’est à jeun que le
prophète eut l’idée de frotter la lame de son couteau sur la gorge de
son premier-né. Et il en était fier.
Mais le principal coupable est
le fils. Coupable de sa naissance.
Naître, voilà le péché
originel. Vouloir trancher le cordon ombilical. Vouloir trancher la
gorge est un péché secondaire. Et pourtant chacun veut naître. Se
détacher de l’univers. Et puis se dépatouiller tout le restant du
chemin. Ce qui est impossible sans cervelle.
Or la cervelle est l’ennemie
de la simplicité. C’est à dire de l’existence.
Par conséquent toute notre
sagesse est le fruit d’une contrainte. C’est nous qui nous l’imposons à
nous-mêmes. Comme les béquilles au cul-de-jatte. Echapper désormais à
la malédiction, aux béquilles, lui est impossible. Il ne lui reste plus
qu’à clopiner jusqu’au bout.
C’est ce qui fait que la
tristesse plane sur le monde. Et personne ne la comprend. A part les
solitaires. Et encore, pas toujours. Ce n’est d’ailleurs pas tant
qu’ils la comprennent : ils la ressentent confusément, à
l’encontre de leur raison.
Comme ce Besso, par exemple.
Mon père. Qui buvait par solitude.
Ce qu’il aimait le plus au
monde, après la vodka, c’était le conte de Mito, le paysan demeuré. Et
en le racontant, il ne riait pas, mais pleurait. Comme s’il avait bu de
la vodka.
Un jour, Mito, un paysan
demeuré, s’était enivré. Et il partit se noyer dans un marécage. Mais
comme il était demeuré, il plongea dans une mare peu profonde. Ne
ressentant ni douleur ni humidité, il resta dans la boue jusqu’au soir.
Lorsque la lune apparut, il se sentit dessoûlé et se mit à puiser de la
vase puante au fond de la mare et à se la jeter sur le front. Et ce
faisant, il bougonnait : “ Pauvre Mito ! Te voilà bien
mal barré ! ”
Et tout à coup, au clair de
lune, il aperçoit dans sa main fangeuse une grenouille tout effrayée.
“ Qui es-tu, toi ? ” dit Mito, héberlué. “ Je suis
Mito ! ” murmura la grenouille.
L’imbécile de Mito resta
pensif, puis soupira et dit : “ Pauvre Mito, Mito ! Nous
voilà bien mal barrés tous les deux ! ” Et il balança avec
désespoir contre son front la grenouille pleine de vase.
Mon père ne comprenait pas ce
conte. Alors que c'était lui, à mon avis, qui l’avait inventé. Je ne le
comprends pas moi-même, mais il me plaît beaucoup. Un tel conte est
aussi éloigné de l’entendement humain que l’homme de la conscience
universelle.
Mais le peuple n’en est ni
éloigné ni rapproché. Et il ne cherche en rien un sens. Il existe sans
penser et sans bouger. Comme l’eau de la mare.
Le peuple est sublime dans son
idiotie.
Et aucun de mes contemporains
ne le sait aussi bien que moi. Et autrefois, aussi bien que le Maître.
Car aucun, à part nous, n’a eu pour destin de s’élever aussi haut pour
voir le peuple en son entier.
Il est vrai que lorsque le
Maître devina que les gens au pied de la croix étaient en liesse car
“ ils ne savent pas ce qu’ils font ”, l’idiotie du peuple ne
dut sans doute pas lui sembler sublime. Mais c’est de sa faute. Il faut
avoir foi en le peuple et non simplement lui faire confiance.
Faire confiance au peuple
signifie descendre vers lui. Et ceux qui sont en bas, parmi le peuple,
ne voient absolument pas le peuple. De l’intérieur, on n'aperçoit pas
l’intérieur.
Mais à présent je vois plus
que le peuple. A présent, il me semble distinguer aussi un sentier
blanc dans l’air raréfié. Avec des volutes et des boucles, comme un
cordon ombilical.
Et ce chemin ramène le peuple
dans le ventre qu’il a quitté.
Dans l’univers.
Les mufles en
ont aussi leur part...
C’est pour parler de ce
sentier blanc que j’ai voulu faire venir le commandant. Car, excepté le
Christ, personne ne peut comprendre ce que je veux dire.
Avec Churchill je n’ai même
plus essayé de parler du peuple. De la même façon que j’avais refusé, à
une époque, de discuter du Christ. En octobre 44. Quand le gros
bonhomme m’avait apporté de Londres un étrange tableau représentant les
souffrances du Christ.
Outre la compassion, ce Christ
avait éveillé en moi le sourire. Du fait que même avant le châtiment il
était incapable de se détendre et semblait calculer je ne sais quoi. Ce
qui lui donnait un air très mal assuré. Comme celui de Mikoïan ces
derniers temps. Je lui trouve d’ailleurs la même apparence chétive
qu’au personnage de la toile. Le même aspect fermé aussi.
Le gros n’avait pas compris
mon sourire et m'avait cru disposé à avoir avec lui une conversation
sur le Christ. Il avait pourtant débuté par une question
éloignée : de quoi témoignait, à mon avis, la variété des
attitudes envers le Christ ? De sa force, de sa faiblesse ou de
son hystérie ?
La question n’était pas très
futée : pourquoi ce Staline qui avait même “ fait subir la
répression ” au Maître, avait-il brusquement réouvert vingt mille
églises dans le pays ? En apprenant la nouvelle, le gros n’avait
certainement pas été le seul à laisser tomber son cigare.
Même ceux qui ne fumaient pas
l’avaient laissé tomber. Et pas que le cigare. Le métropolite Serge,
par exemple. Que Molotov et moi nous étions fait amener au Kremlin, une
nuit de février 42 “ pour affaire urgente ”.
Dès que Molotov lui eut
annoncé que le gouvernement jugeait déraisonnable de retarder la
réouverture au culte des églises, son œil avait été saisi d’un
battement nerveux comme si le gouvernement avait jugé déraisonnable de
retarder aussi les battements d’œil. Mais il avait vite retrouvé ses
esprits. Non parce qu’il était métropolite, mais parce que l’urgence de
l’affaire lui était revenue...
Et bien que ne buvant que du
thé, il avait fini par se décontracter et plaisanter. Une fois l’idée
acceptée qu’il était déraisonnable de tarder à rouvrir les églises, il
avait fait remarquer que le pays manquait de diacres. J’avais eu moi
aussi un clignement d’œil et avais demandé : excusez-moi, d’où
vient ce manque ? Où sont passés les diacres ?
Il avait indiqué d’un geste
mes galons et rétorqué : “ Ça dépend. Certains sont devenus
maréchaux !”
Il avait plaisanté à un moment
crucial de son destin. Ça m'avait plu. Au point que je décidai non
seulement de le nommer Patriarche de toutes les Russies, mais de le
raccompagner personnellement à sa voiture.
Churchill, lui, ne m’a jamais
plu. Malgré tous ces domaines, il est trop mesquin. En octobre 1944,
alors que l’issue de la guerre était évidente, il s’était hâté de venir
me trouver pour partager l’Europe. Et entre autres, la Bulgarie et la
Hongrie. Il exigeait vingt-cinq pour cent. Mais comme un mufle. C’est à
dire en s’échauffant.
C’est pourquoi il était venu
sans les Américains, qui ne supportaient pas sa muflerie. Ou le
feignaient. A leur place, il avait amené son Eden. Le ministre. Devant
lequel il crânait. Il lui apprenait à marchander avec les bolcheviks.
Et plus généralement avec les
Russes. Avec qui, répétait-il, il était impossible de s’y retrouver. Je
suis capable, disait-il, de distinguer un bon Français d’un mauvais, un
Italien potable d’un Italien exécrable. Même avec les Grecs je m’y
retrouve. Mais les mots “ bon ” et “ mauvais ” ne
s’ appliquent pas aux Russes. Ils sont tous pareils.
C’est pourquoi il avait
marchandé avec moi devant son ministre avec la même ardeur que s’il
avait été question de ses propres domaines et non des futurs pays
socialistes. Ou comme si le Christ avant son supplice lui avait confié
pour mission de s’approprier le quart de ces pays. Selon le principe
que même si ce sont les doux qui héritent la terre, les mufles en
reçoivent aussi leur part.
Je m’étais fâché et avais
initié Eden aux mystères du fair-play bolchevique. J’avais remercié à
nouveau le gros pour sa petite reproduction de tableau et lui avais
tendu en échange un autre petit papier.
Une carte de la nouvelle
Europe, établie par Molotov et moi.
Une copie aussi, bien entendu.
Sur papier glacé. Et en présence même de nos chers invités, j’avais
délimité un cinquième de la Bulgarie-Hongrie : d’accord, cher
invité et cher Monsieur le Premier ministre, prenez ! Mais pas
plus de vingt pour cent.
En moi-même, à vrai dire,
j’avais décidé de ne rien céder du tout. Selon le principe que les
mufles reçoivent aussi leur part de terre, mais qu’il ne leur est pas
donné de la conserver.
Surtout si ce sont des radins.
Même la copie du Christ timide que m’avait apportée le gros était bon
marché. Sur papier non glacé.
Ce que je lui avais reproché.
D’autant plus que le peintre, originaire de la ville non anglaise de
Delft, peignait sur le meilleur bois. C’était aussi un maître. Un
titre, d’ailleurs, qu’il s’octroyait : le Maître de Delft.
J’ai cependant fini par
aborder le thème du peuple avec Churchill. Plus tard, à Yalta. Où il
m’offrit cette fois non pas une copie, mais un original : un
sabre. Orné d’or. Véritable...
Monsieur le Premier ministre
est venu ici, à la conférence de Yalta, et il a vu mon peuple sur sa route, avais-je déclaré. N’est-il pas
vraiment incroyable, ce peuple ?! Il a derrière lui cinq années de
guerre. Il est affamé et ensanglanté. Et malgré tout, il me regarde
avec des larmes de bonheur !
Je me suis pourtant souvent
trompé, avais-je dit au gros. Par exemple, quand je n’ai pas
suffisamment fermement exigé de vous, nos alliés, une aide. Sans parler
d’autres erreurs. Tout autre peuple m’aurait dit : tu peux
crever ! Nous nous trouverons un autre Guide qui serrera la main à
l’Allemand et nous rendra la tranquillité. Mais il ne l’a pas fait. Il
a souffert en silence. Avec moi.
Et à présent, il pleure de
joie, bien que la guerre, à part la victoire, ne lui laisse qu'un toit
brûlé et des plaies ouvertes. Les bonnes femmes pleurent, Monsieur le
Premier ministre, et me crient : “ Gloire à toi ! ”
Quant aux bonshommes...
Jugez un peu : je
m’approche d’un vieux dans la foule. A peine plus âgé que moi. Avec des
yeux qui en ont assez de voir le monde. Et je le comprends. Mais je ne
sais pas quoi lui dire. — Alors, ça va ? lui ai-je enfin demandé.
Et lui regarde la foule autour
de lui et sourit : tout va bien, camarade Staline ! Nous
avons tout ! Même le bonheur !
Il avait répondu comme on
répond aux parents. Comme dans ces lettres d’exil que j’écrivais à ma
mère, alors que je souffrais et n’espérais pas survivre : ne sois
pas triste, ma chère maman Keke, lui disais-je, je suis on ne peut
mieux.
Si nous nous étions trouvés
seul à seul, le vieillard et moi, il aurait eu le comportement d’un
individu et non celui du peuple. Il m’aurait raconté ses malheurs. Et
pas que la vérité. Mais devant les gens, il les a tus. Et pas seulement
parce que chacun a ses propres malheurs. Mais parce que devant les
autres, on manifeste une cordialité instinctive. Une conscience
universelle.
Mais Churchill s’était mis à
tirer sur son cigare et avait joué les malins. Votre peuple, maréchal
Staline, est bon. Et tranquille.
Ce n’était pas mon peuple,
avais-je répliqué, de nouveau en colère. Le peuple est le même partout
quand il est une parcelle de l’univers. Et ce n’est pas du tout ce que
vous croyez. Il ne s’agit pas d’esclavage, mais d’une conscience autre.
Tout à fait différente de celle de l’individu. Même du meilleur. La
bonté n’a rien à voir là- dedans.
Et j’avais cité un autre cas.
Celui d’un autre vieillard. Un estropié.
C’était dans les années 20.
Nous sortions du Kremlin, Molotov et moi, et traversions la foule pour
aller place du Manège. Sans escorte. Nous n’en avions pas à l’époque.
Il est vrai que personne n’aurait pu nous reconnaître, lui et moi, avec
la tempête de neige, nos pelisses, nos bottes de feutre, nos chapkas et
nos cache-nez.
Un estropié s’accrocha à
nous : “ une petite pièce, mes bons messieurs ! ”
Je fouille dans ma poche, je lui donne ce que j’ai, un tchervonets[35] , et je poursuis mon chemin.
Il se réjouit d’abord d’avoir reçu une grosse pièce, puis il nous
crie : “ Hou ! Sales bourgeois ! ”
Conscience universelle,
Monsieur le Premier ministre ! De l’autre côté du bien et du mal.
Et Churchill de rire, bien qu’il eût parfaitement compris qu’au lieu
d’en rire, il aurait mieux fait d’en pleurer.
Il n’y a pas
plus simple que moi...
C’est bien ce qui lui a fait
peur après la guerre : la conscience universelle. Son explosion.
Le fait que les estropiés ne soient plus les seuls à râler :
“ Hou ! Sales bourgeois ! ” Et de plus en plus
fort.
Et pas seulement en
Bulgarie-Hongrie. Mais dans toute l’Europe. Sauf en Suisse. Parce
qu’elle est pleine de Suisses. Pour qui le fromage est fait de
non-fromage, de trous. Et qui regardent le monde de derrière leurs
volets, de temps en temps et furtivement, comme les coucous de leurs
horloges suisses.
Ça commençait à râler en
Italie, où d’habitude tout le monde chante, comme dans un opéra.
Et en Grèce, pays qui oublie
depuis longtemps de produire de l’histoire ancienne et même d’en
consommer.
Jusqu’aux Français qui s’y
mettaient. Sans jamais bien savoir ce qu’ils voulaient et en vous
appelant ça liberté.
Et les protestations ne
s’élevaient pas que de l’Europe.
Quoi de plus naturel ?...
Cinquante millions de cadavres !
On n’avait jamais autant tué.
Voilà pourquoi aucun maître n’a trouvé pour l’instant les mots
adéquats. Ces mots n’existent tout simplement pas.
Restent les chiffres... Et
derrière chaque chiffre se cache un malheur...
“ Comment a-t-il été
brisé et mis en pièces, le marteau du monde entier ? Et le voilà
affligé et harassé. Il vacille comme ivre, ébranlé comme une chaumière.
Et l'iniquité pèse sur lui. Les pillards pillent et ils pillent pour
piller ! Et le monde s'écroule et jamais il ne se relèvera. D'une
extrémité de la terre à l'autre retentit un chant : Gloire, gloire
au Juste. Mais moi je vous dis : Malheur à moi et pauvre de
moi ! ”
Un jour que j’étais au
séminaire et que le hiéromoine Mourakhovski prophétisait en classe que
ces paroles de Jérémie, le prophète de Jérusalem, ne perdraient jamais,
hélas, de leur éclat, je rouspétai. Car le hiéromoine était un
pédéraste. Et un antisémite, par dessus le marché. Et moi non plus, je
ne cesserai jamais de mépriser les pédérastes.
Je demandai combien
d’habitants comptait Jérusalem. Exception faite des pédérastes.
Cinquante mille youpins, répliqua Mourakhovski. Exception faite des dix
mille prêtres et prophètes.
Les nouveaux chiffres doivent
engendrer des images nouvelles, déclarai-je. Les serviteurs de dieu
assassinent aujourd’hui plus et plus vite qu’hier. Et demain ils iront
encore plus loin. Et si ces vieux mots n’ont pas perdu de leur éclat,
ce n’est pas de la faute de cette grosse tête de juif Jérémie, mais des
prophètes d’aujourd’hui. Qui se retrouvent sans ciboulot parce que leur
organe principal “ se trompe d’adresse ”.
La classe éclata de rire, et
j’eus beau expliquer au hiéromoine que, par organe principal, j’avais
voulu désigner le cerveau, je fus envoyé au cachot. Là, je me répétai
désespérément ces phrases sur le monde affligé. A tel point qu’elles se
gravèrent à jamais dans mon organe principal.
J’ai lu depuis bien d’autres
choses, mais Mourakhovski avait raison : personne n’a su mieux
exprimer l’horreur qui s’empare des hommes lorsqu’ils voient la
dégradation de l’univers.
J’avais moi aussi
raison : les hommes ont appris en échange à détruire plus et plus
vite. Mais ils n’ont pas appris à l’exprimer mieux. Non par manque de
mots nouveaux. Il n’y en a pas, certes. Mais parce qu’ils n'en ont pas
besoin. Le mal n’horrifie plus personne.
Il est arrivé la plus terrible
des choses : non seulement les nouveaux chiffres n’engendrent pas
de nouvelles images, mais ils privent de sens les précédents. Le mal
est devenu quelque chose d’aussi simple que la défécation. De plus
banal même, car dans ce domaine, point de constipation. Chacun défèque
le mal. Et tant que vous ne vous êtes pas suffisamment éloigné des
hommes, cela vous donne la nausée.
Mais un tel malheur — la
banalité du mal — ne paralyse que l’individu. Pris ensemble, par
contre, les hommes sont autre chose que la simple addition de chacun
d’entre eux. Quelque chose de bien plus grand. Le peuple.
Or le malheur éveille le
peuple. Comme la lave le volcan. Et comme le volcan les villes autour
de lui, une fois sa lave déversée. Après un grand débordement de mal,
le peuple sent s’éveiller en lui l’instinct de justice. Et avec lui, la
guerre finie, il a senti qu’il avait un rôle bénéfique à jouer.
Inéluctable, nécessaire. Et il ne veut plus se contenter d'être las et
dans l’attente.
Même la France s’est souvenue
qu’il fallait exiger, outre la liberté, l’égalité et la fraternité.
C’est à dire la justice. La répartition des domaines.
Les communistes sont devenus
un parti très fort : un million de personnes. Et ils ont entraîné
non seulement les syndicats, mais les meilleurs esprits. Si je n’avais
pas été là, ils auraient pris le pouvoir dès la fin de la guerre.
Je regrette à présent de les
avoir prudemment arrêtés. Alors que les Américains ne se sont pas gênés
pour nous mettre des bâtons dans les roues dans toute l’Europe
occidentale.
Molotov m’a montré je ne sais
quelle revue américaine qui décrivait à ses lecteurs le “ vrai
paradis ” : Moscou sous la botte des Yankees du Texas.
En ce qui concerne les amis
français, je leur ai conseillé de se détendre, de lamper leur meilleur
cognac français du monde et d’entrer dans la coalition de De Gaulle.
Bien que je me sois laissé dire qu'il gaulait rusé, la grande perche.
Au point que de tous les révolutionnaires c’est moi qu’il a choisi pour
me reprocher mon caractère énigmatique.
Je n’ai pourtant rien de
mystérieux. Il n’y a pas plus simple que moi. Car j’ai tout appris le
plus simplement du monde : à mes dépens. Comme le peuple.
Les autres étudient le monde
dans les lycées et à l’étranger. Aux frais de papa. Et avec leur
imagination. Comme les Marx et Engels. Les Lénine et les Trotski. Les
Zinoviev, Kamenev, Boukharine, Lounatcharski et Tchitchérine.
Ils se sont tous lancés dans
la révolution par imagination. Ils y ont plongé.
Moi, je n’ai pas besoin
d’imagination. Mon grand-père est mort serf. Et j’enseigne au peuple
non pas la sagesse, mais ce dont j’ai été privé : la justice.
Voilà pourquoi il n’y a pas
que les grosses têtes qui me suivent. Le peuple me suit. Car personne
avant moi n’a proposé la justice au plus grand nombre. Le socialisme,
c’est la démocratie.
La
révolution n’est pas nécessaire là où elle n’est pas acceptée...
Même en Angleterre où j’avais
expédié le meilleur cognac arménien du monde, les travaillistes
s’étaient mis à se prendre pour des socialistes. Et ils avaient gagné
les élections. Et nationalisé l’économie.
Seul le roi les troublait.
Comment tout ça était-il possible, disaient-ils, du vivant de
Georges ? Le cousin de votre Nicolas ! Et de me citer le
numéro du cousin en question. Que j’avais refusé catégoriquement de
mémoriser. Car c’était inutile. Bien que Churchill m’eût offert une
épée de sa part. M’affirmant que c’était la plus acérée de toute la
Grande-Bretagne.
Mais j’avais compris
l’allusion au fait que ce roi, à la différence de notre Nicolas, était
vivant. D’autant plus que lorsque j’avais dit que le numéro du roi
n’avait pas d’importance, un des travaillistes de la délégation était
parti d’un grand rire :
“ Trey vrey, sir !
Le niuméro n’est pas importante ! George Cinq ou Six.... Quel est
la diffrence ? L’importante c’est que ça soient les finaux. Comme
votre Nicolas était final. Bien que seulement Deux ! ”.
Je les avais cependant étonnés
en disant que dorénavant le roi ne faisait plus obstacle au socialisme.
D’autant que la plus acérée de ses épées se trouvait chez moi.
Le roi, c’est comme un
complexe. Un complexe d’infériorité, par exemple. Il est plus difficile
de se débarrasser d’un complexe que de faire en sorte qu’il ne soit
plus gênant. Assassiner un monarque est une idolâtrie semblable à celle
qui consiste à mourir pour lui.
Ilitch le savait d’ailleurs
aussi bien que moi. Mais il avait fait de “ notre Nicolas ”,
bien qu’il fût “ seulement Deux ”, un tsar
“ final ” non pour des raisons personnelles, mais parce que
la situation était sans issue.
J’ai beau ne pas me souvenir
du numéro de ce George qui m’a offert une épée, je me rappelle
qu’Ilitch se plaignait de l’autre, du précédent. Qui possédait un
immense empire, mais avait refusé de laisser un petit coin à son parent
russe.
De plus “ notre
Nicolas ” avait insinué dans une lettre à ce même George que son
manque d’hospitalité mettrait les bolcheviks dans une impasse. Les
bolcheviks, qui me nomment “ le sanglant ”, expliquait-il,
exigent que je parte car j’ai fait mon temps. Et à part chez toi, très
cher cousin numéro tant, je n’ai nulle part où aller. Si ce n’est dans
l’autre monde où, comme dans ta Grande-Bretagne, les bolcheviks sont
pour l’instant minoritaires.
Mais le cousin britannique au
numéro précédent feignit d’être faible d’esprit et de ne pas comprendre
l’allusion. Il feignit pendant des mois, malgré les demandes instantes
d’invitation de “ notre Nicolas ” et ses allusions de plus en
plus transparentes aux limites de la patience des bolcheviks.
Quand ceux-ci finirent par
perdre patience, le cousin “ faible d’esprit ” nous lança un
anathème et pleura ses parents de sang bleu. Bien sûr, il ne les pleura
pas en sauvage, à la manière des montagnards, mais de façon civilisée.
Par écrit. A la face du monde.
A l’époque, j’affirmai, en
présence des camarades, qu’en se rougissant les mains de sang bleu, le
monarque britannique avait fait preuve d’une stupidité fatale.
Trotski, bien entendu, se
montra langue de vipère avec moi : se rougir les mains de sang
bleu était impossible, tout monarque britannique que l’on fût. Et il
ajouta que le monarque avait fait preuve non pas tant de stupidité que
de putidité.
“ Ce mot n’existe
pas ! ”, fis-je, à mon tour triomphant.
Leiba émit son habituel
raclement de gorge hautain et déclara qu’il s’agissait d’un néologisme.
Je souris et exigeai des camarades de larguer la formule dans la mesure
où elle avait été engendrée par une situation complexe que les
néologismes ne faisaient qu’embrouiller.
Comme d’habitude, ce fut
Ilitch qui nous “ réconcilia ” : nous avions raison tous
les deux, car sur le continent européen ce George avait une réputation
de “ superputain ” des îles.
Soit dit en passant,
j’entendais l’expression pour la première fois, mais l’essentiel, ce ne
sont pas les mots douteux mais la vérité évidente.
George était, bien sûr, une
superputain, mais plus la fonction est élevée, plus la putidité est
naturelle. Et plus les dégâts dus à la stupidité sont grands.
Si George n’avait pas été
faible d’esprit et avait donné asile à “ notre Nicolas ”, la
vivante semence impériale serait aujourd’hui montée au cerveau du
moujik plus que la vodka et vous l'aurait fêlé. Et par conséquent, le
George actuel n’aurait certainement pas eu besoin de m’expédier par ce
putide Churchill des cadeaux sous forme d’armes blanches.
Il est même fort possible que
les temps nouveaux n’auraient pas pu tenir le coup. Des temps si
nouveaux, chers invités et chers messieurs les travaillistes
britanniques, que même la révolution n’est plus nécessaire partout.
Elle n’est plus nécessaire,
notamment, là où elle n’est pas acceptée. Là où les Churchill possèdent
non seulement de grands domaines, mais une garde fiable. Plus forte que
celle de “ notre Nicolas ”.
Lors de ma conversation avec
les travaillistes, je n'avais pas que cela en vue. Je voulais dire
aussi que si on écartait les murs, il fallait surveiller le plafond.
Afin qu’il ne s’effondre pas. Et malgré tout, la tache rouge sur ma
carte atteignait presque la Mer rouge.
Je ne souhaitais pas taquiner
les oies d’outre-mer. Je poursuivais un autre but : laisser
souffler mon peuple. Et son chef, bien entendu. Ils étaient tous les
deux épuisés... Et aspiraient tous deux au bonheur...
Mais les oies ne nous
permirent pas le repos. Elles imaginèrent sans doute que mon peuple et
moi avions pris peur, et décidèrent de nous pincer. A moins qu’elles ne
fussent elles-mêmes effrayées ? Elles se rappelèrent en tout cas
que le cri des oies avait sauvé le Capitole.
Et ce fut donc aux États-Unis
que la plus grasse d’entre elles partit criailler.
La nostalgie
d’une femme auprès de laquelle il serait possible de se taire....
Bien que Churchill fût le plus
lourd des Churchill de toute l’Europe, il n’aurait plus été capable de
la monter contre moi, cette Europe.
Il n’aurait même pas pu monter
dieu contre moi. Celui-ci a beau être un sadique suprême, il me
manifestait désormais plus d’égards. Non seulement il me connaissait
mieux, mais il me respectait plus.
Les Américains, eux, me
connaissaient moins bien. D’autant plus que le seul d’entre eux avec
qui j’étais devenu ami avait déjà été expédié au tombeau par le sadique
suprême. Et les autres ne savent de nous qu’une chose : nous, les
Rouges, sommes plus dangereux que les Noirs. Ils se tiennent plus
éloignés de nous que dieu. Ils restent comme lui, à l’écart. Tout en
étant, il est vrai, mieux armés.
Selon d’anciennes données,
dieu possède sept coupes de la colère. Toutes à vue.
Les Américains, selon des
données toute récentes, en ont plus. Mais ils n’en ont exhibé que deux.
Et de loin. L’une à partir d’Hiroshima, et l’autre, quelques jours plus
tard, à partir de Nagazaki. Mais il ne faut pas avoir inventé la poudre
pour comprendre que tout autre de leurs coupes est capable de vous
gâcher votre belle humeur pour la journée. Que vous soyez japonais.
Jaune. Ou de tout autre couleur. Rouge. Blanc. Noir.
Ou violet comme Churchill
quand il boit.
Quand on m’avait montré le
texte de son criaillement en Amérique, j’avais d’abord pensé que le
gros avait sifflé tout mon cognac d’un coup avant d’écrire son
discours.
Le sang m’était même monté à
la tête. Près de quatre ans plus tard, il n’est toujours pas
redescendu. A l’époque j’avais passé toute cette soirée de mars auprès
d’un radiateur, sans pouvoir me réchauffer. Mais voilà qu’entre dans
mon bureau Vlassik ou bien Poskrebychev. Je le revois portant le
document comme un plateau brûlant.
“ Qu’est-ce que tu viens
me servir ? ” lui dis-je.
“ Le discours de
Churchill, rétorque-t-il. Tout chaud. ”
Je ne comprends pas et
demande : “ Dans quel sens ?. Des nouvelles
fraîches ?
“ Non, hostiles. Mais
accompagnées de chaleureux applaudissements. ”
“ Applaudissements de
qui ? ”
“ De Truman et autres
Yankees ”, me répond Vlassik ou peut-être Poskrebychev. Oui,
plutôt Poskrebychev. Car Vlassik prononçait de façon plus
comique : Troumine.
J’avais parcouru le texte puis
ordonné de réveiller Molotov.
Il était resté chez moi
jusqu’au matin. Il faisait claquer son doigt sur le papier et traitait
Churchill de pute puante. Ainsi que Truman. Et s’excusait à chaque
fois.
J’avais grommelé que primo il
était inutile de s’excuser et secundo, qu’il fallait faire la
différence entre des ennemis. D’autant plus que la veille encore tous
deux étaient nos alliés. Il avait alors traité Churchill de
“ pédérasse ”.
Et appelé malgré tout deux
fois l’Américain de la même façon. Me rappelant qu’au début de la
guerre, ce “ pédérasse ”, qui n’était pas encore président,
mais une simple “ pute puante ”, avait déclaré à la face du
monde entier : “ Si l’Allemagne gagne, nous aiderons la
Russie, mais si la Russie gagne, nous aiderons l’Allemagne pour qu’elle
tue le plus possible de rouges. ”
J’avais gardé le silence
pendant un long moment.
Molotov était assis en face de
moi, près du radiateur, le sang lui était également monté à la tête,
mais il me regardait sans tiquer. Puis il avait soupiré, enlevé ses
lunettes, hoché la tête et dit qu’il était d’accord, que la guerre
était inévitable.
“ Tu n’es pas d’accord
avec moi, Molotov, avais-je dit à mon tour. Tu es d’accord avec nos
ennemis. Mais tu as quand même raison : on n’y peut vraiment rien,
la guerre est inévitable. Mais le malheur n’est pas là. Le malheur,
c’est qu’ils la veulent tout de suite. Avant que nous n’ayons eu le
temps de nous retourner. Et de nous doter comme eux de la septième
coupe. ”
J’ai abandonné ce jour-là tout
rêve de bonheur personnel. Ce bonheur même que le
“ pédérasse ” m’avait souhaité de trouver durant la guerre.
Après Nadia, je n’avais plus
désiré, de toutes façons, me remarier, mais j’avais par moments la
nostalgie d’une femme simple et fidèle auprès de laquelle il serait
possible de se taire et d’oublier la mort. Auprès de laquelle je
pourrais m’allonger, les nuits d’été, dans la véranda au bord de la
mer, et regarder la lune s’ébrouer sans bruit dans les eaux sombres du
ciel. Une lune douce, pure, proche, comme il en est en Géorgie.
Une femme simple et fidèle
dont émanerait un timide parfum de lis des montagnes.
Un parfum qui se faufilerait
dans mon cœur, faisant renaître en lui la coutume oubliée d’aimer. Et
chassant tous les souvenirs.
Mon cœur n’aurait alors plus
besoin de rien d’autre que du silence, de la douce lune et de ce parfum
de lis.
Ne serait-ce que par
moments... De temps à autres...
J’ai décidé
de ne pas mourir...
En cette soirée de mars 1946,
j’avais abandonné à jamais ce rêve. Et je m’étais remis à préparer la
guerre. Comme dix ans auparavant, j’avais prié dieu de m’accorder un
long répit. Afin de pouvoir, contrairement à lui, dieu, accomplir à
nouveau l’impossible.
Lui-même n’a jamais aspiré à
la justice. Sauf en paroles. Car elle n’est pas nécessaire aux forts.
Ce sont les faibles qui en ont besoin, la majorité. Mais nous, nous
avons privé de force la minorité, et ce faisant, nous avons rendu la
majorité forte. Ce qui contredit la nature.
L’union de la force et de
l’impuissance, du bonheur et de la peur, voilà ce qui est naturel.
Comme il est naturel qu’à tout instant un vivant puisse mourir. Et
pourtant, alors que nous créons l’impossible, nous parlons de malheur
moins souvent que l’ennemi. Est libre celui qui pense le moins souvent
à l’inévitable.
A la mort. A la liberté.
Mais si l’essentiel de ce qui
est impossible devient possible, alors tout autre impossibilité tombe à
son tour. Et je ne parle pas ici du fait que nos alliés soient devenus
nos ennemis dès la fin de la guerre.
Ce que je veux dire c’est
qu’ils avaient escompté, dès la fin de la guerre, que notre économie ne
retrouverait pas son niveau d’avant guerre avant longtemps. Avant la
fin de 1965. Et à condition que nous empruntions. Et ils avaient
raison. Mais nous avons récupéré ce niveau au début de 1949. Tous les
indices l’ont montré, sauf celui du nombre de têtes. Je parle du
bétail. Et du nombre d’âmes. Je parle des hommes. Mais nous avons même
récolté plus de coton. Et sans emprunter.
Un jour, au début de la
guerre, quand la défaite semblait inévitable, j’ai rêvé d’un dev[36], comme dans mon enfance.
Enorme et chevelu. Il n’était plus menaçant comme autrefois. Me serrant
dans la paume de sa main, il m’a ordonné au contraire de me calmer.
“ Ne t’en fais pas, grommelait-il, qu’est-ce que ça peut faire que
ce soit Moscou ou Berlin qui régente le monde ? Que ce soit toi ou
quelqu’un d'autre ? Tu ne vaux pas mieux qu’un autre :
regarde-toi entre mes mains ! ”
C’est pourtant d’une grande
importance ! m’étais-je exclamé en m’éveillant. Importance qui se
mesurait à la réponse donnée à une autre question : au nom de quoi
régentait-on le monde ?
Berlin ne le régentait qu’au
nom des Allemands, alors que je le faisais au nom de toute majorité. Au
nom des exclus. Et pas seulement dans mon pays. Même Washington qui
nous présentait à ses propres exclus comme des cannibales était à
présent obligé de les nourrir mieux.
Ayant refusé son aide, je
m’étais mis à faire traîner en longueur. En prononçant des toasts pour
le “ triomphe de la raison ”. Et je ne trichais pas
toujours : je buvais parfois mon verre jusqu’au bout. Et grisé, je
me prenais alors moi-même à croire à ce “ triomphe ”.
Je n’ai véritablement cessé de
tricher qu’en août dernier. Quand au lieu de la corne emplie de vin
nous avons été enfin à même de lever la coupe de la colère. Que les
oies nous croyaient incapables de posséder avant bien longtemps. Moscou
est aussi loin de la bombe atomique, disaient-elles, que de la raison.
Une fois revenues de leur
étonnement, les oies se sont mises à criailler autrement :
“ Oh, yes, bien sûr ! C’est à dire, oh ! oui, à
elle ! à la raison ! ”
Mais elles ne croient pas plus
au triomphe de la raison. Même si elles jurent qu’elles luttent
dorénavant pour la paix. Et elles ont raison de ne pas y croire :
se battre pour la paix est aussi difficile que de forniquer au nom de
la virginité.
En revanche, elles croient
désormais en autre chose : il existe une possibilité raisonnable
de nous vaincre en versant peu de sang. Juste le mien. Pourquoi brandir
les coupes de la colère alors qu’il suffit de renvoyer le tamada ?
Et elles ont raison. A quoi
bon les brandir si après moi mes enfoirés vont tout boire d’un
coup ? Ils n’attendent que de pouvoir faire la noce sans moi. Ils
n’ont plus aussi peur. Car ils sont vivants. Et depuis longtemps
maintenant. Et ils se chamaillent ouvertement. Tout en s’exerçant à
l’art de la table. Une table sans tamada.
Car aucun d’eux n’est capable
de devenir tamada.
Beria est géorgien. Mengrélien
même. Kaganovitch, encore pire[37]. Mikoïan est tout à fait
arménien. Rien à attendre de Jdanov. Surtout depuis qu’il est mort.
Vorochilov est surnommé Klim[38]. Khrouchtchev est tout aussi
bête. Rien à en attendre non plus. Il lit Lénine. Il ne respecte pas
Beria. Que Malenkov craint. Sans avoir pour autant ses chances car il a
peur de tout le monde. Molotov est né pour être adjoint. Et il est
vieux. Quant aux jeunes, ceux de Leningrad particulièrement, ils ont
plus de méchanceté que d’amour. Enfin, plus que de haine de classe.
Jusqu’en juillet cependant, je
n’avais pas pensé à ça. Je croyais qu’il y avait une solution. Les
monter les uns contre les autres, selon la méthode de Lénine, et leur
lâcher un peu la bride. Qu’ils s’engueulent. Que leurs engueulades les
habituent à leur nullité. Quant à moi, contrairement à Lénine, j’ai
décidé de ne pas mourir. Jamais. Je n’en ai pas le droit.
Le Maître non plus n’en avait
pas le droit... Car il était la pièce maîtresse de son enseignement. En
acceptant de mourir sans avoir parachevé son œuvre, il a trahi bien
plus que lui-même.
Il n’est rien de plus tragique
qu’un élu qui n’a pas achevé son œuvre. Car c'est un élu : sa
tragédie est déterminée par celle du peuple.
Un élu tragique est le symbole
de la faiblesse tragique de dieu.
Un bolchevik
arménien en tuf rose....
C’est ce que j’ai exposé hier
à Nadia. Toute blanche sous la neige blanchissime. Et sous le rayon
tremblotant et tout aussi blanc du générateur.
Bien qu’au cimetière la nuit
tombe plus tard que dans la vie, sans ce générateur — si Nadia n’avait
pas été aussi blanche sous la neige blanche— je ne l’aurais pas vue.
Mais hier, ce rayon m’a agacé. Il m’a semblé que ce n’était pas lui qui
tremblait, mais son visage à elle, d’un marbre blanc comme neige.
J’ai ordonné à Orlov de couper
la lumière, d’emporter la chaise et de s’éclipser dans l’obscurité.
“ Nadia, lui ai-je dit
quand nous nous sommes retrouvés seuls, il n’y a rien de plus tragique
qu’un élu tragique... ”
“ Et moi ? a-t-elle
répondu, avec étonnement. Et le fait d’être séparé de moi ? ”
“ Toi, ce n’est pas du
tout pareil. C’est réparable. Et vite. Dès demain. J’ai déjà
soixante-dix ans, Nadia... Et bientôt nous serons à nouveau ensemble.
J’attendais cet anniversaire... Il ne me reste qu’à parachever le
tout... C’est cela que je suis venu te dire... ”
“ Le peuple me fait
pitié, Joseph ! a-t-elle murmuré d’une voix blanche.
“ Il ne fait pitié que si
je le prends en pitié... Sans moi, tout s’écroulera. Tout ce que nous
avons construit avec lui. Car nous avons un ennemi commun. Toute vérité
a son heure. Ton père, Nadia, appelait vérité la révolution mondiale.
Tout comme Trotski. Comme Kolia Boukharine lui-même. Comme beaucoup
d’autres.
Mais ce n’est pas la vérité.
C’est simplement un désir.
Qui ne peut devenir vérité que
l’heure venue. Et pour peu de temps. Et voilà cette heure arrivée.
Et pas parce que tout homme, à
la fin de sa vie, croit l’heure du jugement venue pour le monde entier.
Non. Le fait est que l’heure a
réellement sonné. Et que cela coïncide avec la fin de ma vie.
Mais si ça n’avait pas lieu
maintenant, Nadia, alors quand serait-ce ?
Et si ce n’était pas moi, qui serait-ce ?
Elle n’a pas eu le temps de me
répondre.
Un appel bref et confus a
lacéré le silence blanc du cimetière. Bientôt suivi d’un coup de feu
sec et à peine perceptible. Lointain.
Presque aussitôt, le
générateur a hurlé et inondé mon visage de la lumière accumulée en lui.
Simultanément, Orlov et trois autres gardes se sont précipités vers
moi.
Une autre lumière a
jailli : celle des phares de ma voiture.
— Assis ! a crié Orlov au
chauffeur qui ouvrait sa portière, prêt à bondir.
— La porte ! s’est écrié
en retour ce dernier. Il faut bien pouvoir entrer !
— Assis ! a marmonné
Orlov entre ses dents. Il m’a poussé en direction de la voiture et m’a
ouvert lui-même la portière.
Un des gardes n’est pas
parvenu à s’engouffrer avec nous dans le véhicule et a couru derrière
lui alors qu’il effectuait une brutale marche arrière. Orlov a tenté
sans me regarder de me faire baisser la tête, mais n’a obtenu pour
résultat que de m’enfoncer la casquette jusqu’aux yeux.
De l’autre côté, un débutant
m’écrasait et me calait dans le siège. C’était un Kazakh qui, en se
présentant à moi le matin, avait, d’émotion, oublié son nom. Il avait
cité à la place sa nationalité. Que son odeur trahissait.
Puis son nom de famille lui
était tout de même revenu. Mais une tension intérieure trop forte
l’empêchait de savoir quoi faire de ses mains. Lorsqu’elles n’étaient
pas employées à tordre les bras dans des dos ennemis.
Il ne savait pas en cet
instant précis où mettre la main gauche. Il l’a agitée un moment sans
raison puis a retenu sa poignée de portière alors qu’aucun ennemi ne la
tirait de l’extérieur.
Il n’y avait d’ailleurs pas du
tout d’ennemis à l’extérieur. Du moins vivants. On distinguait, en
pied, deux généraux en granit et un bolchevik arménien en tuf rose.
Quant au général Vlassik, il
nous attendait en chair et en os dans une des voitures de l’allée
principale du cimetière. Il avait l’air plus mort que vif. Pas mort de
peur. Bien au contraire. Mais empli de cette fierté de l’exploit
accompli qui fait espérer aux généraux l’immortalité. Et qui donne à
leur présence une certaine inconsistance. Semblable à celle des lettres
d’un brouillon.
Ou à celle de Joukov. Mais lui
est primo, maréchal et secundo, déjà puni.
Vlassik n’a même pas pris la
peine d’accourir. Il s’est approché sans hâte, en se dandinant.
Laissant dans la neige des empreintes tout aussi paresseuses. Il a
enfin desserré les dents pour annoncer que le suspect avait été arrêté
dans l’entrée de la marbrerie. Le coup de feu avait servi
d’avertissement.
Il a déclaré avec grand
plaisir que le chef de la garde du cimetière serait également arrêté.
Il avait été prévenu de ma visite.
“ Qui
est-ce ? ” ai-je demandé.
“ Un Mingrélien, a
répondu Vlassik. Un homme du Grand Mingrélien. Du Procureur. De
Lavrenti Palytch. ”
“ C’est du suspect que je
parle ”, ai-je dit, fâché pour Lavrenti.
“ On n'en sait encore
rien, a répliqué Vlassik déconcerté. Mais le suspect Oseph
Vyssarionitch est vêtu comme un prêtre. ”
J’ai de nouveau éclaté :
“ Quand vas-tu apprendre,
Vlassik, à te servir de la virgule ?! Le suspect n’est pas Oseph
Vyssarionitch, mais l’homme vêtu comme un prêtre. Montre-le
moi ! ” ai-je ordonné.
Le suspect ne m’a pas reconnu.
Il n’a même pas regardé à l’intérieur de la voiture.
A en juger par ses yeux, il
méritait un visage moins ingrat. Mais les hommes dotés de ce type de
regard meurent habituellement de leur penchant excessif à la
généralisation.
Il était entouré du cercle
compact des gardes. Impassible, totalement absent. Imperméable au
froid. Car il avait séjourné, comme on l’a appris plus tard, dans des
régions bibliques.
Et ne comprenait donc pas
pourquoi on l’avait arraché à son rêve. L’empêchant ainsi de conclure
la première épître. La plus importante.
“ De quelle épître
s’agit-il ? ” a osé s’enquérir Vlassik.
“ De l’Épître aux
Corinthiens ”, a répondu le suspect. Et il a ajouté que le
supérieur du monastère tout proche, le monastère de Novodiévitchi,
ressemblait de visage à Vlassik et ne lui avait pas permis non plus
d’achever la phrase essentielle. Ce qui avait déterminé sa fuite,
a-t-il précisé.
Quel imbécile, ce Vlassik,
ai-je pensé en moi-même, mais ma formulation à voix haute a été toute
différente. J’ai ordonné de vérifier l’information et, au cas où elle
serait confirmée, de parler au supérieur du monastère. De lui suggérer
de traiter le détenu avec plus d’égards . Compte tenu du fait que le
pays manquait de prêtres.
Vlassik a soudain cessé de se
recroqueviller de froid et a émis des doutes. Il ne comprenait pas
comment on pouvait vérifier une information concernant un rêve.
“ Imbécile, ai-je dit
cette fois-ci à haute voix. Demande au Grand Mingrélien. ”
Vlassik a osé se vexer. Du
fait qu’il était entouré de subordonnés. A qui il tentait toujours
d’inculquer que Beria ne lui arrivait pas à la cheville.
“ Tu es un imbécile,
Vlassik, car tu nous as empêchés, moi de finir de parler à Nadia, et le
suspect aux Corinthiens ”. Et avant de remonter la vitre, j’ai
ordonné à ce dernier de se souvenir de la phrase essentielle de
l’épître inachevée.
“ Si quelqu’un n’aime pas
le Seigneur, qu’il soit anathème ! Maran atha. ”
J’ai relevé la vitre.
L’énorme Kazakh, qui durant la
conversation s’était extirpé de la voiture et retenait le suspect en
lui tordant les bras dans le dos, a voulu remonter à bord, mais je l’ai
repoussé sans un mot. Du petit doigt.
Vlassik, lui, a eu droit aux
mots. Je lui ai ordonné d’aller apprendre auprès du Procureur à ne pas
fourguer des Kazakhs dans ma voiture.
Quand nous nous sommes
éloignés, j’ai avoué à Orlov que je m’étais emporté. Il a répondu que
l’Épître aux Corinthiens lui avait plu. Je me suis alors adressé de
muets reproches. Je n’avais pas retenu la phrase.
“ Si quelqu’un n’aime pas
le Seigneur, qu’il soit anathème ! Maran atha. ”
— Le Christ n’a pas vécu que
d’amour et de miséricorde, Orlov !.
Orlov n’a pas saisi, mais il a approuvé :
— J’ai aussi aimé que vous
envoyiez Vlassik prendre des leçons auprès du camarade Beria. ”
J’ai gardé le silence.
La neige qui s’était accumulée
dans les plis de mon manteau pendant ma conversation avec Nadia fondait
et m’inspirait une définition de mon état. Je me sentais pareil à de la
flanelle mouillée.
J’ai ordonné à ma mémoire de
retenir la comparaison, puis j’ai songé à Orlov. Ce qu’il avait dit
démontrait que, même s’il faisait partie du personnel d’encadrement de
Vlassik, son véritable chef était le Grand Mingrélien.
Qui ne pouvait ignorer, par
conséquent, que je l’avais mis sur écoute...
Ne prends pas
froid, agneau chéri...
Quand j’ai décroché le
combiné, Beria disait à Molotov :
“ Un jour ou l’autre,
Mikhaïlovitch, cela arrivera ! Un jour ou l’autre, je t’assure,
tout arrive ! ”
“ Que veux-tu dire par
là ? ” a demandé Molotov d’une voix altérée.
“ Rien de plus que ce que
je dis ! Un jour ou l’autre, te dis-je, le Patron se persuadera
que toi et moi, Mikhaïlovitch, ainsi que toute la vieille garde,
d’ailleurs, sommes non seulement les plus efficaces, mais les plus
fiables.
“ Espérons ! a
soupiré Molotov.
“ De quoi as-tu eu
peur ? A quoi as-tu pensé ? ” a demandé Lavrenti après
un silence.
“ Quand ça ? ”
“ Quand j’ai dit que tout
arrivait... ”
“ Je n’ai pas eu peur...
Je n’ai pas compris ce que tu voulais dire par “ tout ”
“ Tu sais maintenant ce
que je voulais dire. Que voulais-tu que ce soit d’autre ? Un jour
ou l’autre, le Patron... et il a marqué à nouveau une hésitation. Mais
nous ne sommes tout de même pas des Africains ! ”
“ Qu’est-ce que les
Africains ont à voir ici ? ” a fait Molotov ébahi.
“ Rien. C’est Sergo qui a
appris dans un de ses livres que les Africains... ”
“ Quel Sergo ? ”
“ Le mien... Mon
fils ”
“ Et alors ?... Au
fait, tu disais aussi d’Ordjonikidzé qu’il était des tiens... ”
Il y a eu un silence.
“ Pourquoi pas ?!
Quand nous étions amis, oui. Mais après... ”
“ Continue,
Lavrenti... ”
“ Par moments, je n’aime
pas ta façon de parler, Mikhaïlovitch. Sergo était un homme hors du
commun, mais dès qu’il en a été intimement persuadé, il a tout gâché.
Il s’est mis à critiquer. Tous ceux qui ne sortaient pas du commun. Et
surtout, je te l’avoue, ceux qui sortaient du commun plus que lui.
C’est sa femme, Zina, qui l’y poussait... Nous étions amis, c’est vrai.
J’ai même appelé mon fils Sergo en son honneur. Mais il y a amitié et
amitié, tu sais... ”
“ Bon, n’en parlons plus.
J’avais simplement... Qu’est-ce qu’il a donc lu, ton Sergo ? ”
“ Ah! oui ! Il
paraît que je ne sais quelle tribu d’Afrique choisit ses chefs pour
sept ans. Et que si le chef est bon et gentil, au bout de sept ans, au
moment des récoltes, ils le mangent. Après l’avoir tué, j’espère. Mais
ce n’est pas bien de manger les gens. Ça ne se fait pas chez
nous. ”
“ Arrête de me parler de
ça ! s’est écrié Molotov avec irritation.
“ Mais tu disais toi-même
que tout sujet donnait matière à réflexion ! ”
“ Réflexion, oui, mais
pas conversation... a dit Molotov.Il a marqué un silenc puis
ajouté : Et si le chef n’est pas gentil ? Il n’est pas
mangé ? Ni même tué ? ”
“ Je ne sais pas... S’il
n’est pas gentil, ils le donnent à manger à leurs ennemis ”
Molotov s’est d’abord
étranglé, puis il a opté pour l’éclat de rire :
“ Et en
Mingrélie ? ”
“ Tu en as de bonnes,
Mikhaïlovitch ! La Mingrélie n’est pas l’Afrique, mais la Suisse
de la Géorgie ! En tous les cas, ça va mieux chez nous question
alimentation ! Ce qui ne m’empêche pas d’être
végétarien ! ”
“ Je sais. Mais ça non
plus, ça n’a rien à voir. Car en Mingrélie tu aurais dû, justement,
être chef... Mais qu’est-ce qui t’a pris de parler de ces
Africains ? ”
“ Mais parce que ni toi
ni moi ne sommes des Africains ! Nous faisons du bon travail et
pourtant, en récompense, on pourrait bien nous manger ! ”
“ Qui ça
“ on ” ? Le peuple ne le permettrait pas ! ”
“ Encore ! Tu
sous-estimes le peuple, Mikhaïlovitch ! Il a plus d’humour que
toi. Et plus de joie de vivre. Le peuple est toujours en liesse :
que le chef soit à la tribune ou qu’il soit embroché ! ”
“ C’est ton peuple qui
est comme ça, les Mingréliens ! s’est fâché Molotov. C’est lui
l’inventeur des brochettes et des broches ! Mais l’homme n’est pas
un mouton ! ”
Lavrenti est parti d’un grand
rire.
“ Pourquoi te fâches-tu,
Mikhaïlovitch ? Bien sûr qu’il n’est pas un mouton. Et même si
c’était le cas. Tu parlais de mon peuple, eh bien, en Géorgie, il y a
un poète qui est tout à fait du peuple : un certain Grichachvili.
Prénommé Joseph... ”
“ Eh bien !,
vas-y ! Pourquoi ne dis-tu plus rien tout à coup ? ”
“ Je ne dis pas rien. Je
réfléchis à la meilleure manière de traduire. Il a donné, vois-tu, à
son recueil de poèmes le titre Ne prends pas froid, agneau
chéri ! Tu comprends ? Il se préoccupe de chaque agneau.
Il ne veut même pas qu’il prenne froid ! Et pourtant il en
mange... ”
“ Je connais ce poète,
mais que veux-tu dire par là ? a demandé Molotov, tout déconcerté.
“ C’est à propos du
peuple. L’homme n’est pas un mouton. Et le mouton n’est pas un homme.
Même si on le fait tenir sur ses pattes arrière et qu’on lui met une
pelisse de mouton. Mais si on fait tenir debout beaucoup de moutons et
qu’on leur promet à tous des pelisses, ils ressembleront alors beaucoup
à un peuple. A n’importe quel peuple. Même à un peuple africain. ”
“ Qu’est-ce que c’est que
ces histoires ! a dit Molotov, excédé. Et qu’est-ce que tout cela
vient faire ici ? Tu ne fais que parler par énigmes, Lavrenti. Les
agneaux, les chefs, les Africains... ”
C’est idiot
de faire semblant d’être bête....
En effet, qu’est-ce que tout
cela venait faire ici ? me suis-je dit à mon tour. Il joue les
imbéciles. C’est donc qu’il en est un, puisqu’il ne comprend pas qu’il
n’a pas interêt à jouer un tel rôle. Qu’on ne le croira jamais.
Si Beria n’avait pas menti
jusque dans son allure, j’aurais bien aimé le nommer lui et non
Vychinski à la place de Molotov. Et pas qu’à sa place. A la place des
autres aussi. Ministre de toutes les Affaires. Ça m’aurait plu.
Churchill lui-même avait
reconnu à Téhéran que, de tous mes enfoirés, Beria était le plus
affable. Mais Beria ment, hélas. Il a beau avoir un visage vert, il
ressemble à un docteur juif.
Et je n’aime pas ça. J’aime,
par exemple, qu’un docteur soit non seulement docteur, mais qu’il ait
l’air d’un docteur.
Mais peut-être Beria ne
ment-il pas. Peut-être est-ce vraiment un juif. Un juif vert. Sa sœur
est mariée à un juif de Mingrélie. Il est vrai qu’elle est
sourde-muette.
Beria, quant à lui, ne fait
pas la sourde oreille aux propos tenus sur les Juifs. Et il ne reste
nullement muet quand il se met en tête d’intercéder en leur faveur. Et
il se le met en tête souvent.
C’est idiot, en tout cas,
qu’il fasse semblant d’être bête. Un chef de la GPU[39] ne devient pas bête à 27 ans.
Qui plus est en Géorgie. Où tout le monde sait tout sur tout le monde.
Et où, par conséquent, le chef de la GPU est censé en savoir encore
plus que n'importe qui. Et entendre ce qui n’a pas encore été dit. Ce
qui ne sera peut-être même pas dit.
C’est d’ailleurs comme ça
qu’il justifie le fait d’avoir entraîné autant de Géorgiens à sa suite
à Moscou. Et pas qu’ici. A qui n’a-t-il pas fourgué de Géorgiens !
Voyez les Biélorusses, par
exemple. Qui dirige le MGB là-bas ? Pas simplement Tsanava, un
Mingrélien, mais Lavrenti en personne.
Il est vrai que, sans
Lavrenti, le Méphistophélès juif nous en aurait fait voir de toutes les
couleurs à Minsk. C’est ainsi que mon Lavrenti nommait Mikhoèls[40], à cause de son physique. Salomon le pas
Sage. Qui était d’ailleurs mauvais acteur. Qui surjouait.
Au point que si on l’avait
laissé faire, il vous aurait circoncis non seulement Méphistophélès,
mais toute la Crimée. Il s’était mis d’accord avec les Américains. Pour
faire de la Crimée une république de circoncis. Une patrie juive. Après
quoi, l’ablation aurait été totale. Par rapport à nous.
J’avais ordonné à Lavrenti de
neutraliser l’effronté. Et il sait bien qu’il n’y a pas plus neutre
qu’un respectable cadavre.
Pour celui-là, Lavrenti
n’avait pas râlé. Car il ne pardonne l’effronterie qu’à lui-même. Et il
appelle ça avoir des principes. Lavrenti, en vrai chef, surmonte
d’ailleurs toutes les contradictions par le biais de la linguistique.
Il aurait cependant été
parfaitement en droit de râler. En arguant qu’il n’était plus ministre
de la Sécurité de l’État et que, selon la linguistique, le rôle de
neutraliser Méphistophélès revenait, camarade Staline, non pas à lui
mais à cet imbécile d’Abakoumov, à qui j’avais confié son portefeuille.
D’autant plus que j’avais tout récemment bu à la santé de Mikhoèls. En
lui souhaitant longue vie.
C’est ce qu’il m’avait dit
texto : votre Abakoumov n’a qu’à ordonner au Lavrenti biélorusse
de se débarrasser à Minsk de Méphistophélès. Le Lavrenti biélorusse
avait râlé, car il était convaincu comme moi qu’Abakoumov était un
idiot qui non seulement surjouait tous ses rôles, mais ne les
comprenait même pas. Après avoir râlé, il a dit qu’il allait me
téléphoner. A moi, le Lavrenti en chef. Mais moi je lui aurais répondu
que, sans y être pour quelque chose, je ne lui conseillais pas de
râler.
Mikhoèls lui-même avait râlé,
comme Abakoumov me l’apprit plus tard. Il refusait de se rendre à
Minsk. Pas le temps, avait-il prétendu.
Abakoumov l’en avait
convaincu. Il lui avait promis que ce ne serait pas long. Et il avait
tenu parole. Il avait téléphoné au Mingrélien biélorusse et lui avait
dit de prendre en compte le manque de temps de son auguste invité. Qui
n’avait guère le loisir de faire de la marche à pied. Il fallait donc
lui fournir une voiture. Ou mieux, un camion.
Mais mon Mingrélien à moi
avait conseillé au Mingrélien biélorusse de lancer un défi à
Abakoumov : de ne pas lui laisser espérer un moyen de transport.
Toutefois la scène finale pouvait, à son avis, coïncider tout à fait
avec celle imaginée par le ministre : nuit biélorusse, verglas,
rue déserte avec le grand acteur tragique et crissement non moins
tragique des freins défectueux.
En fait, Méphistophélès avait
remis à dieu son âme effrontée et ce rêve fou d’une Crimée juive non
pas sous les roues du camion où on l’avait ensuite jeté, mais à la
datcha du Mingrélien biélorusse, qui lui aussi avait bu à sa santé. Et
lui avait souhaité, lui aussi, longue vie.
Comme je m’y étais attendu, ce
projet sur la Crimée n’avait pas plu à dieu. Ou s’il lui avait plu, il
l’avait bien caché grâce à ses capacités d’acteur plus expérimenté.
Lavrenti a d’ailleurs nommé
chef du MGB de Crimée un Géorgien à lui, Gricha Kanapadzé. L’Ukraine
aussi a son bérien de Tibilisssi. Amaïak Koboulov. Et l’Ouzbekistan. Un
Mingrélien, là encore. Aliocha Sadjaïa. Et l’Extrême-Orient. Micha
Gvichiani.
Et même la Géorgie. Un
Mingrélien également. Avksenti Rapava. Alors qu’en Géorgie on ne
connaît que trop les Mingréliens.
Et en plus, il joue les
imbéciles. Mais il surjoue, lui aussi. Même Molotov l’a percé à jour.
Lui qui en son temps avait fait confiance au herr Ribbentrop de Hitler.
Lavrenti, en revanche, ne lui a jamais inspiré confiance. Et il ne
cesse de lui répéter : ne parle pas par énigmes. Dis les choses
franchement. Et il devient taciturne.
Alors qu’en 39, quand ce herr
avait agité avec lui son papelard de non-agression, il souriait. Merci,
cher kerr Ribbentripper, d’agiter ce petit papier qui signifie que vous
n’allez pas nous attaquer. Et il lui avait fait confiance jusqu’à ce
qu’il voie mon clin d’œil. Clin d’œil que je lui faisais depuis qu’il
s’était mis à agiter le papier.
Mais attendre de la part de
Lavrenti une conversation franche est aussi idiot que de s’attendre à
ce qu’un herr n’attaque pas du moment qu’il a agité un papier.
Qu’est-ce qui
garantit que des végétariens ne mangent pas de chair humaine ?
Avec les femmes, par besoin
intime également, Beria s’exprime de manière détournée.
Qu’est-ce que des propos
détournés ? Ce sont des propos indirects, passant par des choses
qui n’ont rien à voir, qui ne sont pas là pour la compréhension, mais
pour faire joli.
Des propos détournés passent
par la culture. Par d’autres personnes. Qui ne sont pas forcément
vivantes. Si tout le monde allait droit au but , la nécessité de la
conversation se réduirait à néant. Et la vie deviendrait totalement
grossière. Et plus solitaire.
Dire autrement nous sauve de
la solitude. Et la beauté aussi. Qui est particulièrement prisée en
Orient. Or Lavrenti est un type oriental. Il ne fait pas confiance à la
vérité. Il juge ses possibilités trop restreintes.
Les Africains mangent leurs
chefs au moment des récoltes. Ils ne les mangent pas vivants, c'est
vrai : ils les tuent. Mais manger les gens n’est pas bien.
Moi non plus je ne comprends
pas toujours Lavrenti.
Il sait que je l’écoute, mais
cela ne l’empêche pas de dire des abominations que Molotov ne veut même
pas entendre. Il n’est pas exclu que ce soit une manière pour lui de
m’indiquer qu’il fait son travail. Il tâte le terrain pour savoir si
l’autre n’a vraiment pas envie d’entendre. Ou s’il en aurait bien envie
mais n’ose pas.
Pourquoi n’as-tu pas envie
d’entendre, Mikhaïlovitch ? se dit-il. Le Patron t’a retiré ton
portefeuille et a arrêté Pauline. Ton unique femme. Il sait que tu ne
fréquentes pas les autres bonnes femmes. Et que tu es attaché à
celle-là comme la feuille de bouleau qui aux bains se colle au cul. Son
cul à elle s’est révélé, hélas, suffisamment large pour accueillir
beaucoup d’autres petites feuilles.
Pourquoi n’as-tu pas envie
d’entendre, Mikhaïlovitch ? Nous ne sommes pas des Africains, toi
et moi ! Nous sommes des chefs travailleurs, et pourtant, nous
allons être bientôt mangés, apparemment.
Peut-être as-tu tout de même
envie d’entendre ? Mais tu n’oses pas devant les tiens. Devant
moi, par exemple. Pourtant devant les Américains, mettons, tu oses. On
se demande bien de quoi tu as pu causer avec eux pendant six heures
dans un pullman ! Et tu as oublié ensuite d’en parler. Même au
Patron...
C’est d’ailleurs vrai. Molotov
ne m’avait rien dit. Et je fais exprès de ne pas l’interroger. Ça
n’aurait pas de sens. S’il a “ oublié ” et ne parle pas de sa
propre initiative, ça veut dire qu'il me raconterait des fadaises.
J’ai par contre posé des
questions à Lavrenti. De quoi avait donc parlé Molotov avec les
Américains dans un pullman ?
Contrairement à toute attente,
Lavrenti n’a pas eu honte de ne pas être au courant.
Tout s’était passé de façon si
inattendue. D’après le programme, Molotov n’aurait pas dû aller en
train de Washington à New-York, mais en avion. Et tout à coup, dix
minutes avant de quitter l’ambassade, le maire de Washington lui
téléphone et lui dit que Mister Molotov est un hôte trop important pour
être confié aux intempéries du ciel.
Nous, les Américains, nous
avons beaucoup de respect pour le processus de construction du
socialisme dans un seul pays et c’est pourquoi vous serez conduit à
destination dans un train pour vous tout seul, dans un pullman. Nous
l’interdirons aux pisse-copies pour qu’ils ne vous importunent pas de
leurs questions sur les probabilités et l'imminence de la guerre
atomique.
Auparavant, m’a dit Lavrenti,
Molotov n’aurait jamais prêté l’oreille à de telles conneries. Et en
cela Lavrenti a raison. Mais là, il avait non seulement prêté
l’oreille, mais obéi.
On a pu seulement établir que
pendant les six heures du voyage en pullman, les Washingtoniens ont
importuné Molotov. Mais lui-même n’a jamais rien raconté à aucun
d’entre nous.
On en conclut qu’il considère
qu’il y a des choses que personne ne doit connaître. Mais on peut aussi
en tirer d’autres conclusions. La conclusion qu’après ça, il est
impossible de croire qu’il n’ose s’informer sur la façon dont on traite
les chefs africains au moment des récoltes...
Mais qu’est-ce qui garantit
que Lavrenti ne connaît pas la teneur des accords passés entre Molotov
et l’ennemi dans son pullman ? Peut-être est-il au courant, mais
préfère-t-il se taire parce que cela l’arrange ?
Qu’est-ce qui garantit qu’il
ne fait que tester Molotov ? Et non qu’il travaille avec
lui ? Qu’est-ce qui garantit qu’il ne le “ teste ” pas
pour l’obliger à me craindre et faire que tous trois — Malenkov,
Molotov et lui — me déclarent gentil chef au moment des récoltes ?
Il a beau mépriser Malenkov
plus que Molotov, il s’abouche tout de même avec lui. Alors qu’il le
juge bête comme un pot de chambre. A l’anse cassée. Mais au triple
menton. Et qu’il le traite, comme Molotov, de “ compagnon d’armes
de Staline ”.
Qu’est-ce qui garantit donc
que ses “ cons-pagnons d’armes ” et lui ne considèrent pas
qu’il est temps pour moi, dès la prochaine saison des récoltes, de
monter au ciel ? C’est à dire d’aller faire un tour dans l’estomac
des autres chefs.
Ce qu’il a d’ailleurs évoqué,
aujourd’hui. Devant tout le Bolchoï. A la face du monde entier.
Staline, a-t-il dit, est d'ores et déjà un véritable dieu. Mais c’est
aussi un homme. Pas un homme du présent, certes, un homme hors du
commun.
Et le voilà maintenant qui
fonce à mon dîner...
Et qu’est-ce qui garantit que
les végétariens ne mangent pas de la chair humaine ? D’autant plus
que Lavrenti affirme que l’homme n’est pas un animal. Il est convaincu
qu’il est quelque chose de pire. Et sait que je le sais. Que je sais
qu’il en est convaincu. C’est pourquoi il a souligné aujourd’hui que
Staline était une exception rare parmi les hommes.
Or ce n’est pas une idée
mingrélienne. Mais abkhaze. Micha Lakoba l’a formulée le premier.
Mais il l’a fait avec
imprudence. C’est à dire de façon concrète. Il citait toujours un
chiffre : des gens comme Staline naissent tous les cent ans. Après
l’arrestation de son frère Nestor, il a fait preuve de plus de
circonspection : tous les cent ou deux cents ans.
Lavrenti ne cite pas du tout
de chiffres. Il dit simplement : une exception rare dans
l‘histoire. Et point final !
Il fait
exprès de ne pas bien saisir les gens...
Il avait édité une brochure,
en 1935, sur le développement du bolchevisme en Transcaucasie. Où il
parle surtout de moi. Et un peu d’Ordjonikidzé.
J’avais pu établir qu’elle
avait été en fait écrite par Bédia, un autre Mingrélien. Un professeur.
A qui j’avais soutiré l’information. Mais je n’en ai parlé à Lavrenti
que récemment.
Et indirectement. Juste par
allusion. Pour sauver le professeur, il aurait mieux valu ne pas faire
d’allusion, mais j’étais fâché contre Lavrenti, non parce qu’il avait
eu recours à un nègre, mais parce que c’était tout de même lui, on ne
sait pourquoi, qui avait réuni les matériaux pour ma biographie.
J’ai fait cette allusion à la
géorgienne, il est vrai. Et en géorgien.
Au printemps dernier, Lavrenti
m’a annoncé en présence des enfoirés que sa brochure sur les bolcheviks
de Transcaucasie serait rééditée pour mon anniversaire. Une édition
complétée et remaniée.
“ Comment ça,
complétée ? a demandé Mikoïan en présentant à Lavrenti le plus
abject de ses profils. On a ajouté les noms des délégués du dixième
congrès du P.C de Géorgie, peut-être ? ”
Mikoïan dit rarement des
vacheries, mais cette année, les Géorgiens l’excèdent plus que de
coutume. Du fait que je lui ai ôté son portefeuille. Ce qui l’incite à
s’exprimer non plus en bolchevik de Transcaucasie, mais en Arménien de
toute l’Union.
Mais Lavrenti lui a calmement
répondu que les ajouts ne consistaient pas dans les noms de ces
délégués. D’autant plus qu’en 1937, certains s’étaient révélés des
ennemis, a-t-il précisé. Puis, citant le défunt Maïakovski :
“ Je ne veux pas insérer de pareilles choses dans un livre ”.
Mikoïan a répliqué d’une façon
encore plus caractéristique que le défunt Maïakovski avait en vue une
personne en particulier, un petit salopard, qui plus est, et non 425
délégués, purs comme le cristal. Pour la plupart défunts, hélas, à
l’heure actuelle. Et parmi lesquels figuraient près de 17 Arméniens.
Je n’ai pas laissé Lavrenti
s’emporter. Je me suis borné à demander ce qu’il avait remanié dans ma
biographie.
En fait, ce n’était pas ma
biographie qu’il avait remaniée mais celle d’Ordjonikidzé. Mikoïan a de
nouveau tiqué.
Sergo Ordjonikidzé avait été
un ardent protecteur de Lavrenti. Qui m’avait toujours vanté ses
mérites. Et conseillé de ne pas croire ses détracteurs de Tbilissi. De
le faire monter à Moscou.
Sergo avait raison en ce qui
concernait Lavrenti : il pouvait y avoir beaucoup d’hommes comme
lui en Mingrélie, mais à Moscou, il ne s’en trouvait pas. Il avait du
mal, par contre, à saisir d’autres gens. Boukharine, par exemple. Ou
Piatakov. Ou encore Rykov.
Quand j’avais fait part de
cette opinion à Lavrenti, il avait plissé les yeux : notre ami
Sergo faisait parfois exprès de ne pas bien saisir les gens, avait-il
affirmé.
“ Et comment le
tester ? ” avais-je demandé.
Lavrenti avait trouvé le
moyen. Il avait fait arrêter en Géorgie un de ses frères, Papoulia, et
avait viré de son travail l’autre, Valiko.
Sergo était un type emporté.
“ Tu es un vrai rat ! avait-il gueulé à Lavrenti. D’une main
tu donnes mon nom à ton fils, et de l’autre, tu condamnes mes
frères ! ”
Lavrenti lui avait répondu
avec calme. Primo, les rats n’avaient pas de main. Secundo, ce n’était
pas avec la main qu’il avait baptisé son fils Sergo. Pas plus qu’il ne
l’avait créé de sa main. Tertio, son Papoulia avait passé des aveux
complets. Ce qui ne l’empêchait pas, lui, Lavrenti, de continuer à
aimer et respecter Sergo ! Au point de considérer son fils comme
un monument vivant qu’il lui élevait.
Archipoïrète.
C’était alors, paraît-il, que
Sergo avait commencé à m’injurier en sa présence.
Mais je ne lui en tiens pas
rigueur. Pour la bonne raison que c’est lui justement qui m’a convaincu
à une époque que Lavrenti subodorait les ennemis à la fois comme un
chien, c’est à dire quand ils ne sentaient pas encore trop fort, et
comme un chat, quand ils se tapissaient dans l’obscurité.
Au moment où Sergo s’était mis
à m’insulter, il était déjà lui-même quasiment un ennemi. Ce que
Lavrenti laissait entendre, mais avec peu d’élégance. Je crains,
disait-il, qu’Ordjonikidzé ne comprenne l’industrie lourde mieux que
les hommes. Il n’est plus du tout capable de bien les saisir. Et il
finira par ne plus être capable de se comprendre lui-même.
Et c’était bien ce qui s’était
passé. Sergo avait perdu les pédales. Ou plus exactement, il s’était
tiré un coup de revolver. Ce que personne, à part Lavrenti et moi,
n’avait su à l’époque. On avait cru à l’infarctus.
Lavrenti lui aurait bien
pardonné aussi ce suicide. Mais au meeting de deuil, Zina Ordjonikidzé
lui avait interdit de s’approcher du cercueil et l’avait traité à son
tour de rat. Sous prétexte qu’il avait conduit Sergo à la crise
cardiaque.
Dieu ne tue
pas la volaille par dégoût....
C’est à ce moment-là, sans
doute, que Beria avait décidé de remanier sa brochure. Ecrite, en fait,
par Bédia. Ce à quoi j’ai fait récemment allusion devant Beria. Lui
donnant une leçon de discours indirect. Et élégant.
“ Il serait intéressant
de savoir, ai-je dit, quelle est la raison du décès prématuré du pauvre
Sergo qu’invoque l’auteur ”
“ Comment ça la
raison ? s’est étonné Lavrenti en russe. La crise cardiaque. Et se
détournant de Mikoïan, il est passé au géorgien : Mtavaria
somékhi ar mikhvdès ! ”, il valait mieux que
l’Arménien ne flaire pas le suicide.
Là, j’ai hoché la tête : “ Chéni bédia rom somekhia ! ”,
tu as de la chance que Mikoïan soit arménien.
Je voulais dire qu’il avait
depuis longtemps flairé la chose, mais se taisait. Et j’ai répété plus
fort, en soulignant le mot qu’il fallait : “ Chéni
bédia ! ”.
Lavrenti a compris l’allusion,
mais celle-ci a coûté cher au pauvre Bédia. A la veille de la réédition
anniversaire du livre, le professeur s’est converti en zek. Pas pour
longtemps, il est vrai. Car il est alors parti rejoindre pour
l’éternité les défunts.
Un paragraphe émane tout de
même de Lavrenti. Après avoir exposé au lecteur que j’étais un
phénomène hors du commun, l’auteur a nuancé son propos sur un point
important. Il a dit que dans la vie quotidienne, Staline était
étonnamment simple. Qu’il rappelait un vrai homme.
Chose que Bédia ne pouvait
savoir.
Même Beria l’ignorait jusqu’à
ce que je le lui fasse moi-même remarquer. En louant en sa présence le
Maître : il avait beau être le Sauveur, au quotidien, il
recherchait le plus souvent la simplicité, avais-je expliqué. Car il
n’était dieu qu’à-demi. Jusqu’à ce que son heure arrive. Et qu’il ne
devienne entièrement dieu.
... Qu’est-ce qui garantit que
Lavrenti ne considère pas que cette heure est venue aussi pour
moi ? Et qu’il ne tente pas de tirer au clair l’opinion de
Molotov. Tandis que devant moi il fait semblant de le
“ travailler ”.
Comme il avait
“ travaillé ” autrefois le pot de chambre creux. Matriona.
Tellement travaillé qu’à présent Malenkov essaye avec le plus grand
sérieux un couvercle sur sa tête. Enfin, une couronne. Et il se
prépare, le pot de chambre, à accéder au pouvoir.
Même sans Molotov, Beria et
Malenkov sont plus dangereux qu’un cocktail du même nom. Farcissez une
tête russe d’une cervelle mingrélienne tordue, arrosez-la de vodka au
piment, puis ajoutez-y de la poudre, et vous verrez que l’explosion ne
laissera du Kremlin que ce qui est resté du temple de Jérusalem. Un
mur.
Et pas le mur occidental, au
contraire.
Voilà pourquoi j’avais
“ programmé ” Khrouchtchev à Moscou. Parce qu’il fallait en
outre le “ déprogrammer ” d’Ukraine, qu’il arrosait tout
autant que lui-même de vodka au piment. Comme s’il avait eu besoin
d’elle pour ne pas être un imbécile. Chose que je lui avais dite dans
un télégramme dès 1939.
A cette époque-là, l’ennemi
intérieur s’était calmé. Non pas qu’il fut intimidé, mais parce que le
monde d’outre-tombe amortit puissamment les sons.
Tous mes enfoirés, en
conséquence, s’étaient également refroidis. Mais Khrouchtchev avait
envoyé un rapport de Kiev comme quoi les ennemis continuaient d’envahir
les champs fertiles d’Ukraine comme du “ sable marin ” qu’il
ne cessait de déblayer d’une “ main vigilante ”. Et à la
veille de la guerre, la forte population de cette république avait
diminué bien plus vite qu’ailleurs. Ce qui, toutefois, ne manque pas de
logique : plus il y a de gens et plus la mortalité est élevée.
Lavrenti venait alors tout
juste de monter à Moscou. Et il avait aussitôt conseillé à Khrouchtchev
de prendre modèle sur les autres dirigeants de républiques. De se
refroidir, lui aussi. Mais Nikita avait continué à ingurgiter sa vodka
au piment et à s’échauffer. Jusqu’au jour où je lui avais expédié une
courte dépêche : “ du calme, imbécile ”.
Lavrenti avait même été
surpris de ma franchise. Mais elle était nécessaire pour calmer
Khrouchtchev.
Il n’y a pas longtemps,
toutefois, ça l’a repris. Et quand Lavrenti s’est plaint auprès de moi
qu’il tarabustait les Juifs d’Ukraine qu’Hitler n’avaient pas eus, j’ai
ordonné de rappeler l’imbécile à Moscou.
Cette fois-ci, c’est mon
manque de franchise qui a étonné Lavrenti.
Car j’avais eu beau vexer
Nikita comme antan en lui rappelant qu’il était stupide, je m’étais
aussitôt hâté de lui faire plaisir. En le nommant dirigeant du parti
dans la capitale. Et je l’avais rapproché de Jdanov et de Boulganine.
Qui ne faisaient que discuter entre eux pour savoir qui devait être
limogé en premier : Malenkov ou Beria ?
Mais Beria ne s’est pas laissé
abattre pour autant. Il a convaincu dieu d’inoculer à Jdanov une angine
de poitrine et à ses alliés de Leningrad, le diable. Un ennemi du
peuple. Comme Khrouchtchev est comique jusqu’à ses propres yeux, il ne
reste plus que Boulganine dans la partie.
Si Lavrenti réussit à
entretenir avec dieu les mêmes relations qu’actuellement, il est
capable de devenir, malgré mes supputations, le grand chef.
Je ne le souhaite pas. Et je
ne crois absolument pas que ce soit possible. Mais en même temps, je ne
vois pas d’autre issue.
C’est pourquoi je me montre
aussi condescendant envers lui. Et c’est aussi la raison pour laquelle
je suis pris d’une grande allégresse quand Lavrenti réussit à échapper
à l’épée qu’on suspend au-dessus de sa tête. Même si c’est moi qui la
suspends.
Grande allégresse, car je vois
là un caprice du seigneur. Plus fort que sa logique. Dans ces moments
de joie, j’explique la condescendance de dieu à l’égard de Lavrenti par
le fait qu’il est végétarien. Comme dieu lui-même. Qui ne mange pas non
plus de volaille, non par commisération pour elle, mais par dégoût.
Il est vrai que pour les
dirigeants, Lavrenti fait une entorse à son régime. Mais pour
l’instant, il n’a pas osé s'attaquer à Molotov.
En Afrique
les gens honnêtes n’ont rien à dire...
“ Tu n’arrêtes pas
d’avouer, Lavrenti : " je t’avoue " par ci, “ je
t’avoue ” par là, mais qu’est-ce que tu avoues, c’est cela qu’on
ne comprend pas. Car on ne comprend pas ce que tu veux ! ”
Le ton de Molotov rendait à
présent tout aussi incompréhensible autre chose : qu’allait-il lui
sortir ? Allait-il rire ou casser le combiné ? En fait, il a
simplement ajouté :
“ Qu’est-ce que le
Christ, par exemple, vient faire ici ?! ”
“ Tu ne comprends donc
pas ? Je veux dire que tu n’es pas africain, n’est-ce pas ?
Tu es un homme civilisé. Et la civilisation, ce n’est pas que le savon,
comme les Anglais ont tort de le croire. C’est aussi un état d’esprit.
Tu n’es évidemment pas content que l’on s’apprête à te manger !
Parce que tu es civilisé. Ce qui veut dire que tu n’es pas le Christ.
Tu ne vas pas grimper sur une croix pour des choses que tu ne comprends
pas. Ou tendre l’autre joue. Ou t’empaler toi-même comme une bonne
femme, excuse-moi l’expression, sur une fourchette ou sur autre chose,
si on cherche à te manger non à la manière des Africains, mais de façon
civilisée. Avec assiette et couteau. Comme dans les pullmans... ”
A en juger par l’intonation,
Lavrenti n’entortillait plus le fil du téléphone de sa main libre. Il
ne savait plus où la fourrer.
“ Eh bien ! parle,
vas-y ! ” a bougonné Molotov.
“ C’est ce que je fais.
Tu es un homme ordinaire. En bonne santé. A part quelques bobos. Que
seuls toi et moi connaissons... Mais tu te conduis comme le Christ.
Quoi qu’on fasse avec toi tu te tais. Mais le Christ ne se taisait pas,
justement. Sa bonne femme, par exemple, était une pute, Marie
Madeleine, eh bien, il intercédait aussi en sa faveur. Alors que toi,
pour Pauline, qui est pourtant plus que Marie Madeleine... ”
“ Qu-oi ?! ”
“ Pauline est plus pour
toi qu’une bonne femme. C’est une épouse. Et une cadre ”
“ Un cadre. Ce mot ne se
met pas au féminin... ”
“ Bon, d’accord. Mais
pourquoi pas ? Si dans les champs, on parle d’ ” une
ouvrière ” pourquoi devrait-elle
devenir dans le parti “ un cadre ”. Enfin, moi, je m’en
fiche. C’est votre affaire à vous, les Russes.... Je disais que le
Christ ne serait pas resté dans l’ombre si son ouvrière avait été... Au
fait, peut-on dire d’une pute que c’est une
“ ouvrière " ?
“ Arrête de faire le
malin ! Continue ! ”
“ Ce n’est pas moi qui
fais le malin ! Le Christ ne se serait pas laissé mettre à
l’ombre, te dis-je, si on avait coffré Marie Madeleine. Et il n’aurait
jamais fait comme si on ne l’avait pas coffrée ! Et envoyée en
relégation au Kazakhstan. C’est dans les contes qu’il est dépeint comme
ça. Comme une eau dormante et le reste. Qui n’a soi-disant jamais pensé
au trône impérial... D’ailleurs, si tu ne me crois pas, tu n’auras qu’à
lui poser la question tout à l’heure... ”
“ A qui ça ? ”
a demandé Molotov, incrédule.
“ Comment ça “ à
qui ” ? ”
“ Poser la question à
qui ? ”
“ Au Christ. Il vient
chez le Patron, lui aussi. Et après un silence : — Je l’ai appris
à l’instant. Le Christ vient lui aussi. Et le Patron lui a déjà fait
mettre un couvert du service impérial. Avec des couronnes et de l’or.
Mieux que le tien... Enfin, le tien, celui que l’on t’avait donné dans
le wagon... ”
C’est à Molotov maintenant de
garder le silence. Un silence plus long. Puis il dit :
“ Moi, je suis en bonne
santé Lavrenti, c’est sûr. Mais je crains pour la tienne ! ”
“ Tu n’as rien à
craindre, Mikhaïlovitch ! Tu n’es simplement pas au courant. Tu
étais absent. Tu voyageais en Amérique dans ton pullman. Mais moi, j’ai
parlé à tout le monde de ce Christ, au cours d’un dîner. C’est un
commandant. Originaire de Géorgie, lui aussi... ”
“ Comment ça “ lui
aussi ” ? Comme qui ? Comme le Christ, qui n’est pas
commandant ? Pour toi, tout et tout le monde vient de
Géorgie ! ”
Beria, on ne sait pourquoi,
s’est tu.
“ Je te repose la
question, Lavrenti, lui a répété Molotov. Que veux tu dire par
“ lui aussi ” ?
Cette fois-ci, Lavrenti a
répondu. Mais après un long silence qui, à en juger par les paroles
qu’il a enfin prononcées, m’était adressé :
“ Je dis “ lui
aussi ” parce que le père de ce commandant était également
originaire de Géorgie. ”
C’était Molotov qui gardait à
présent le silence.
“ Tu ne comprends pas,
Mikhaïlovitch ? a fait Beria en toussotant. Je vais t’expliquer
plus clairement : ce n’est pas le père qui est “ lui
aussi ” de Géorgie, mais le fils. Le commandant. Le Christ. Le
père est “simplement originaire de Géorgie ”. Mais le fils l’est
“ lui aussi ” ! Tu commences à piger ?
“ Je ne vois pas ce qu’il
y a à piger ! s’est exclamé Molotov avec impatience. Là où il y a
père, il y a fils ! ”
La phrase suivante n’était pas
non plus destinée à Molotov :
“ Pas toujours,
Mikhaïlovitch ! Le père peut très bien être géorgien, de Gori, par
exemple, et le fils aussi. Comme notre Patron. Son père est de là-bas
et lui aussi. Mais il peut aussi arriver que le père soit de Gori et
que le fils soit d’ailleurs. Quand la mère habite une autre ville. Pas
à Gori, mais à Tiflis. Dans ce cas-là, on dit : le père est de
Gori, mais le fils de Tiflis. Et on a raison parce que du point de vue
territorial, le fils naît près de sa mère. Tu comprends ? ”
Contrairement à moi, Molotov
ne comprenait pas car son esprit vagabondait dans une tout autre
zone :
“ Tu m’effraies vraiment,
Lavrenti... Qu’est-ce que tu vas chercher là ? je te le demande.
Qu’est-ce que ça veut dire : “ du point de vue territorial,
le fils naît près de sa mère ? ”
“ Bon, la fille
aussi ! ”
Lavrenti ne taquinait pas à
présent que Molotov. Il faisait attendre les paroles importantes comme
la mère fait parfois attendre le nourrisson affamé en le taquinant de
son sein. Je me suis fâché et Beria l’a perçu :
“ Ce commandant qui est
le Christ est né à Tiflis, mais son père est de Gori. Un certain David
Papismedachvili. Qui a d’ailleurs eu d’autres enfants. Qui étaient
aussi de Gori ! ”
“ Aussi comme
qui ? ”
“ Comme le père ”.
“ Le père de
qui ? ”
“ Comment ça de
qui ? Du fils. De ce commandant. Prénommé José. C’est à dire
Joseph. Mais Matriona, cet imbécile, l’a appelé petit Jésus...
Qu’est-ce que tu avais cru ? Qu’il s’agissait de quel père ?
a dit Lavrenti en riant. Du petit père des peuples
peut-être ? ”
Molotov n’a pas saisi le plus
terrible, à savoir que Beria faisait de José Papismedov mon demi-frère,
et donc de moi un demi-juif, mais cela ne l’a pas empêché d’avoir
peur :
“ Il s’appelle Joseph,
lui aussi ? Non, posons la question autrement : ce commandant
s’appelle Joseph ? Je supprime “ lui
aussi ” ! ”
Ayant lâché l’essentiel,
Beria, le salaud, est revenu à Molotov :
“ J’ai déjà raconté tout
ça. Au cours d’un dîner. Où tu n’étais pas. Tu étais en Amérique. Dans
un wagon. Et nous, nous avons dîné chez le Patron. ”
“ Qu’il aille se faire
voir ! ” a lancé Molotov.
“ Hein ?! ”
“ Qu’il aille se faire
voir, ce commandant. Mais ce n’est pas tellement de lui que j’en ai
par-dessus la tête, mais de ton pullman. Tu es vexé que je ne t’en aie
pas parlé. Il n’y a pourtant rien à dire. ”
“ Molotov ! a failli
exploser Lavrenti, mais il s’est ravisé. Mon cher Viatcheslav
Mikhaïlovitch ! Tu vas certainement encore te fâcher, mais je
dirai quand même que je veux t’avouer que... Je t’avoue que tes
conversations dans ce wagon ne m’intéressent pas. Quoi que tu aies
raconté, il n’a pu y avoir là rien de sensationnel. Même si, au lieu de
se passer en Amérique où l’on dit toute sorte de choses, l’entretien
s’était déroulé en Afrique. Où les gens honnêtes n’ont rien à dire. Et,
je le répète, mangent par conséquent leurs chefs. En attendant que
ceux-ci ne les dévorent à leur tour... Tes marchandages là-bas,
souviens-t’en, ne m’intéressent pas ! ”
“ Qu’est-ce donc qui
t’intéresse, mon cher Lavrenti Pavlovitch ? A part comprendre où
j’en suis. Ce que tu ne peux faire... Car il n’y a rien à
comprendre ! ”
Lavrenti n’a pas osé rire. Il
a toussoté. Mais peu de temps, car il pense vite :
“ Ce n’est pas toi qui
m’intéresses. Avec toi tout est clair. C’est le sort de Pauline qui me
préoccupe. Ce qui ne m’empêche pas de t’apprécier toi aussi. Au point
que je souffre pour toi. Si c’était aujourd’hui mon anniversaire,
j’amnistierais Pauline. C’est quand même Pauline Jemtchoujina !
Une cadre ! Et la femme d’un cadre ! Un cadre
important ! Au point que si — par malheur ! —
le Patron n’était plus là, qui deviendrait le Patron ? Toi.
Et personne d’autre... ”
“ Ne dis pas de bêtises,
Lavrenti ! ”
“ C’est comme ça. Tu es
le chef le plus important après le Patron. Moi, à ta place, je... ”
Beria s’est tu, mais Molotov
n’a pas osé demander ce que l’autre aurait fait à la place du
“ chef le plus important ”, une fois le Patron disparu.
“ A ta place... —
Lavrenti a marqué un temps d’hésitation — je déciderais, au minimum, de
parler au Patron. Au minimum ! Pour qu’il te pose des questions
sur elle. ”
Molotov gardait toujours le
silence. Il devait sans doute réfléchir comme moi au maximum.
“ Veux-tu que nous lui en
parlions ensemble, Mikhaïlovitch, pour commencer ? Il n’aura qu’à
nous poser des questions sur Pauline. Pour commencer. ”
J’ai raccroché.
Le dernier
pas d’un cynique est la trahison...
Je n’aurais posé des questions
sur Pauline ni à l’un ni à l’autre. Ni à personne. A Nadia seulement.
Et en tête à tête : qu’est-ce que cette salope a bien pu te
raconter sur moi pour que tu te tires en vitesse une balle dans la
tête, sale bique ? Sans même attendre l’aube ! Alors qu’elle,
elle est restée tout à fait en vie, tu vois ! Au point de se
dégoter en prison une bite de Komsomol !
Je n’aurais pas abordé le
sujet avec d’autres, parce que la question des Juifs est toujours
comprise de travers par tout le monde. Comme Pauline, les Juifs sont un
peuple très vivant, mais — comme les morts — on a coutume soit de les
louer, soit de ne pas les mentionner.
Je disais du bien d’eux, moi
aussi, mais bien et vérité sont deux choses différentes.
Prenons la perle. Selon la
vérité, c’est à dire dans la nature, une perle n’est ni pire ni
meilleure qu’un coquillage. Mais une fois parmi les hommes, c’est un
professionnel qui estime si elle est bonne ou pas. Il l’examine avec
impartialité. Car parvenue chez le joaillier, la même perle peut
réjouir ou attrister. Tout dépend du cou auquel elle est accrochée.
Et il en va de même pour
Pauline. Qui au début ne s’appelait pas Jemtchoujina[41]. Mais simplement Perl
Semionovna. Venue des eaux juives du Zaparojïe. Avec un nom de famille
qui évoquait le poisson : Karpovskaïa. D’ailleurs, tout
naturellement, elle a d’abord dirigé le Commissariat du peuple à la
pêche. Avant son arrestation, par contre, c’était la parfumerie. Le
trust Jirkost [42].
Elle était devenue Jemtchoujina depuis longtemps. Quand de son
Zaparojïé, elle était remontée vers Moscou. Où elle tourna tellement la
tête à mon commissaire du peuple qu’il la laissa se pendre à son cou.
Un cou auquel Pauline étincela comme une étoile de commissaire. Non
plus en tant que Perl, mais, à la soviétique, en tant que Jemtchoujina.
Or il s’avère tout à coup que
cette perle n’est pas soviétique. Une perle soviétique ne sent pas,
tandis que celle-là dégageait une forte odeur juive. Qu’aucun parfum
n’aurait pu masquer.
On apprend d’abord que parmi
toutes les senteurs, Pauline n’est attirée que par celles de Crimée. Et
qu’elle ne veut en outre les partager avec personne. Même pas avec les
Criméens. Rien qu’avec les Juifs. A qui il faut, selon elle, offrir la
presqu’île. Car ils sont les meilleurs.
Ce qui est faux. Aucune
affirmation de ce genre ne peut être juste. Personne n’a à juger de ce
qui est meilleur ou pire. Il n’y a pas de professionnels en la
matière : chacun est pourvu de sens. Y compris dieu, qui comme
Pauline a élu les Juifs. Tout en feignant comme elle d’être
internationaliste.
Mais il est impossible de dire
cela à un Juif : il fera la tête.
Un jour, à table, Lavrenti a
déclaré à Mikoïan :
“ Les Géorgiens sont
mieux que les Arméniens ”. “ Comment ça mieux ?! a bondi
l’autre. “ Beaucoup mieux ! ” a expliqué Beria.
“ Je demande en quoi les Géorgiens sont mieux ! ”
Lavrenti a ôté son lorgnon, s’est gratté la racine du nez... :
“ En tout ”.
Tout le monde a ri. Mikoïan a
d’abord fait la tête, puis il s’est mis à rire, lui aussi. Il a compris
que Lavrenti, même si la chose était fondée, plaisantait. Tandis que
celui qui fait une plaisanterie bien sentie sur les Juifs passe
aussitôt pour un antisémite. Même s’il n’est pas fils de cordonnier et
Staline, comme moi, mais petit-fils de rabbins et Marx. Comme Marx.
Roosevelt, par exemple,
croyait en ma sincérité. Je n’ai jamais caché à personne que j’étais
bolchevik. Mais quand j’ai déclaré au président que je me considérais
également comme un internationaliste, cela l’a étonné. Il m’a soupçonné
d’être antisémite. Et moi, je lui ai expliqué que j’éprouvais les mêmes
soupçons à son égard.
C’était à Téhéran.
Au cours d’un dîner, aussi.
Mais sans camarades ni messieurs.
Les lèvres humides de vodka,
le président éméché m’avait avoué en plaisantant que si je n’avais pas
été bolchevik, il m’aurait fait plus confiance qu’aux Anglais. J’avais
vidé mon verre, puis répondu d’un ton sérieux : je ne ferais pas
confiance à certains Anglais même s’ils étaient bolcheviks.
Ses éclats de rire avaient
fait grincer sa chaise roulante. Comme si un certain gros Anglais,
auquel nous pensions tous deux, y était assis. Quand Roosevelt avait
retrouvé son calme, j’avais ajouté : certains Anglais, de même que
certains bolcheviks, sont très cyniques. Et le cynisme est la pitoyable
bravoure du lâche.
Cet Américain-là avait haussé
les sourcils et protesté contre de telles généralisations, retournant
mes paroles dans sa tête pour leur trouver la bonne place. Il avait
même cessé de mastiquer.
Je m’étais senti mal à l’aise
et avais exprimé la chose plus simplement : le dernier pas du
cynique est la trahison. Non par foi en la vérité — il ne la possède
pas — mais par crainte de la foi. Que les autres possèdent.
Roosevelt avait aussitôt hoché
la tête, mais ainsi que je l’avais immédiatement constaté, il n’avait
pas mis mes paroles à la bonne place.
“ Au fait, maréchal
Staline, et cela reste entre nous : est-il vrai que
pour vous, les Juifs sont des traitres ? ”
“ Qui vous a rapporté
cela ? ”
“ Nos journaux, par
exemple. Staline, disent-ils, est un homme horrible, il ne fait pas
confiance aux Juifs. Il les a chassés du parti ”.
J’avais manifesté le regret de
voir son verre encore plein :
“ De quel parti ? ”
Il avait repoussé son verre et
s’était excusé :
“ Je ne peux plus, elle
est trop forte !... De votre parti. Qui d’ailleurs est fort, lui
aussi. Le parti bolchevik. ”
“ Mais vous ne leur
faites pas confiance vous-même. Aux bolcheviks. ”
Le président avait effacé son
sourire avec sa serviette.
Moi, je n’avais pas eu besoin
de serviette.
“ Pour tout vous dire,
vos journaux sont malhonnêtes. Ils effraient le peuple avec les
bolcheviks en les traitant de bandits, et après ils se plaignent que
nous ayons réduit les effectifs de cette bande. Et que parmi les exclus
il y ait eu ces malheureux Juifs ! ”
Sur le visage de Roosevelt, le
sourire avait fait place à l’indécision.
“ Que voulez-vous ne pas
me dire, Président ? lui avais-je demandé, venant à sa rescousse.
“ Non pas vous dire mais
vous montrer, avait-il avoué, jetant un regard alentour, bien qu’il n’y
eût personne à part son interprète. Mais je vais vous le montrer quand
même. A condition que vous me promettiez de l’oublier aussitôt. ”
“ Parole de
bolchevik ” avais-je promis.
Il avait toussoté et tiré
d’une poche extérieure une feuille pliée dans le sens de la longueur et
qui en dépassait depuis trois jours :
“ Regardez ! ”
J’avais jeté un coup d’œil et
et avais rendu le papier au président :
“ Voilà, c’est
oublié ! Mais pourquoi avoir hésité pendant trois jours ?!
Quand un texte est dans votre langue, je l’oublie instantanément. Parce
que je ne comprends pas. ”
“ C’est écrit dans notre
langue, avait-il reconnu. Mais par un homme à vous. Et il dit la même
chose que nos journaux. ” Il s’était alors tourné vers
l’interprète.
Celui-ci avait récité
précipitamment le texte par cœur. Il m’en est resté deux phrases :
“ Staline a déclenché une
campagne antisémite dans tout le pays. Et les conséquences en seront
fatales. ”
Dans le silence qui avait
suivi, il m’était soudain venu à l’esprit que j’avais raté ma vie
privée. Je n’avais jamais réussi à consacrer du temps ni à ma femme ni
à mes enfants. Je m’étais souvent montré grossier à leur égard. Et pour
ce qui était de Nadia et de Iacha, l’aîné, je ne pourrais plus jamais
leur dire un mot affectueux. Ils ne reviendraient plus.
Mais il me fallait à présent
dîner avec un étranger nommé Franklin. Qui ne comprenait pas ma langue.
Et qui gardait auprès de lui un interprète, tout aussi nécessaire que
sa chaise roulante.
“ Vous êtes juif, vous
aussi ? ” avais-je demandé à ce dernier, qui paraissait
également ému.
“ Pourquoi
“ aussi ” ? avait répondu à sa place Franklin. Je ne
suis pas juif ! ”
J’avais rassuré Roosevelt.
“ Je ne parle pas de
vous. Mais de l’auteur. ”
Le président s’était
agité :
“ Ne me demandez pas, je
vous prie, de qui il s’agit ! ”
“ A quoi bon, en
effet ? avais-je aquiescé. Mais puis-je vous appeler
Franklin ? Ne serait-ce qu’une fois ? ”
“ Cent si vous
voulez ! ”
“ Non une seule. Vous me
dites de ne pas poser de questions. Et moi je vous réponds : à quoi
bon, en effet, Franklin ? On pose des questions quand on ne
comprend pas. ”
L’interprète s’était agité à
son tour.
“ L’auteur est un
traitre, avais-je ajouté. C’est à dire un homme simple, mais convaincu
que sans Staline il ne resterait pas si simple que ça. Les gens simples
ont l’impression qu’ils trahissent au nom des idées. Mais ils le font
en fait pour des choses. Ils veulent en posséder plus. ”
Ma généralisation avait cette
fois réjoui Roosevelt, car il avait compris que je ne savais rien de
très concret :
“ L’auteur n’est pas un
homme simple, justement. L’homme simple... Mais puis-je, moi aussi,
vous ?.... Je dis que l'homme simple de votre définition, Joseph,
est par trop ignoble. ”
“ Ce n’est pas mon homme,
mais celui de dieu. Et vous avez raison : l'œuvre n'est pas
réussie. Par contre, votre homme " non simple " à vous l'est
tout de même beaucoup. Parce que c’est un traître. ”
Et j’avais poursuivi mes
supputations :
“ Très simple. Et,
apparemment, il ne réussit pas de mon vivant à ne pas le rester.
Certains Juifs y parviennent, d’autres pas... ”
Roosevelt souriait : le
peu simple maréchal Staline, songeait-il, se perdait. Dans ses calculs.
J’avais hasardé une nouvelle
interprétation : “ Peut-être s’agit-il d’un homme qui n’était
pas simple et que j’ai dégradé. Cette catégorie-là se plaint plus
souvent. D’antisémitisme, généralement. Trotski était d’une famille de
riches propriétaires terriens, mais il n’a décidé de devenir un
“ pauvre Juif ” que lorsqu’il a perdu la partie. ”
Le président avait cessé de
sourire.
“ Il est fort possible,
avais-je ajouté, que ce texte vous ait été envoyé par un homme que j’ai
moi-même autrefois promu... ”
“ N’en parlons
plus ! avait dit Roosevelt frémissant. J’ai seulement voulu vous
prouver qu’il n’y a pas que nos simples gens, mais aussi des bocheviks
en vue qui vous trouvent sévère avec les Juifs. J’aimerais toutefois
que nous restions amis, une fois la guerre finie. ”
J’avais eu envie, quant à moi,
de couper court à nos relations.
“ Une fois la guerre
finie, dites-vous ? Ce n’est pas pour demain, Président. Car vos
hommes et vous tardez à ouvrir un second front. Ce qui conduit les
bolcheviks à faire diverses suppositions. Par exemple, que vous ne vous
dépêchez pas de sauver les Juifs. De même que vous ne vous êtes pas
dépêchés avant la guerre. On vous avait prévenus, mais vous aviez
décidé de ne pas y croire. Ou peut-être y avez-vous cru justement,
mais... ”
J’avais marqué un silence, car
Roosevelt esquissait un geste en direction de son verre. Quand il avait
repris ses esprits, j’avais continué à manifester ma colère, tout en
poursuivant mentalement mes hypothèses sur le traître :
“ Un de nos Juifs, un
bolchevik en vue, lui aussi, a dit dans un journal que quand on vous
avait averti à propos de Hitler et des Juifs, vous y aviez cru, mais
aviez fait exprès de ne pas lever le petit doigt. Et que vous étiez,
par conséquent, un antisémite. Nous l’avons puni...
Roosevelt avait éclaté de
rire :
“ Qui est-ce ? ”
“ Cela n’a pas
d’importance ”
“ Vous avez dit “ en
vue, lui aussi ”. A qui faisiez-vous allusion ? ”
J’avais eu une brusque
illumination :
“ A Maxime Litvinov,
notre ambassadeur à Washington. Qui vous a écrit ça. Ce papier comme
quoi j’étais un antisémite. Et qui a jadis été un bolchevik encore plus
en vue. Un ministre. ”
Sous Roosevelt, la chaise
roulante avait à nouveau grincé et je lui avais tendu une
serviette :
“ Mais nous ne le
punirons pas. Vous avez ma parole de bolchevik. De bolchevik très en
vue. ”
Il ne faut
nommer personne à quelque poste que ce soit...
J’ai tenu parole. Bien que,
selon des informations que m’avait communiquées peu de temps après
Beria, Litvinov eût également remis, juste avant son retour de
Washington, une note personnelle au vice-président. Et bien que le
président fût décédé, également peu de temps après.
J’ai ordonné à Lavrenti
d’oublier Litvinov, à qui j’ai même offert une datcha à Firsanovka pour
services rendus. Alors qu’il aurait mérité d’être limogé plus tôt de
son poste de Commissaire du peuple. Ou mérité de n’être nommé ni à ce
poste, ni au poste d’ambassadeur en Amérique.
Plus je connais les gens et
plus je suis convaincu qu’il ne faut nommer personne à quelque poste
que ce soit. Ou alors il faut constamment les destituer. Tous. De tous
les postes.
Ou bien supprimer tous les
postes. Quels qu’ils soient. En ne laissant que ceux pour lesquels il
existe des gens fiables. Le malheur, c’est que les gens fiables
“ grandissent ”, une fois en poste.
Molotov, que j’avais nommé
Commissaire du peuple à la place de Litvinov, avait d’abord été
impressionné par sa nouvelle fonction. Elle l’avait tellement
déconcerté qu’il avait tenté de plaisanter : seul un Valache
savait combien il était difficile de travailler au commissarait aux
Affaires étrangères ! On n’avait que des “ diplomates ”
tout autour ! Presque tout le monde était ambassadeur !
Il faisait allusion à Litvinov
qui, à l’époque, n’avait pas encore changé de nom et s’appelait
Valache. Et qu’il imitait pour me convaincre qu’il était, lui aussi,
capable de rire.
A présent, tu es toi-même un
Valache, lui avais-je répondu, et c’est toi qui as les cartes en main.
Et s’il y a beaucoup de diplomates y compris parmi les ambassadeurs, eh
bien, bats les cartes.
Et c’était vrai qu’il y en
avait beaucoup. L’Angleterre, l’Allemagne,
la France, l’Italie, la Finlande, l’Autriche, l’Espagne, le Japon,
presque tous les pays de poids, avaient été dotés par Litvinov d’un
ambassadeur juif.
Les Juifs aussi ont du poids,
mais Molotov a raison : notre cause est celle du peuple tout
entier et c’est pourquoi elle doit être représentée par tous les
peuples.
Mais quand il avait battu les
cartes, on m’avait traité d’antisémite à l’étranger. Alors qu’avant le
limogeage de tous ces ambassadeurs litvinoviens ou lors de leur
nomination, il n’était venu à l’idée de personne de louer la confiance
que j’accordais aux Juifs. Personne n’avait mentionné que non seulement
un de mes Commissaires du peuple était juif, mais que presque tous mes
ambassadeurs l'étaient.
Et même si on en avait
mention, on n’aurait pas oublié de préciser que les ambassadeurs
n’étaient pas désignés par Staline, mais par le Ministère des Affaires
étrangères. Qui les nommait non parce qu’ils étaient juifs mais parce
qu’ils étaient compétents.
A l’époque déjà, on m’accusait
de judéophobie. Du fait que les chefs de camps de concentration, tout
comme les ambassadeurs, étaient majoritairement juifs. Staline,
disait-on, en a volontairement fait des geôliers. Pour accroître le
mépris envers les “ youpins ”.
Et personne n’a signalé que
les chefs de camps étaient désignés non par Staline, mais par Berman,
le chef du Goulag. Désigné, là encore, non par moi, mais par le
Ministère des “ entrailles ”. Qui compte pas mal de
“ diplomates ”, lui aussi.
Mais même si on l'avait dit,
on aurait oublié d’ajouter que le Commissaire du peuple de ces
affaires-là nomme des gens à des postes de responsabilité non parce
qu’ils sont juifs, mais parce qu’ils ont des capacités dans ce domaine.
Et parmi les gens capables, il
y a des gens capables de tout.
L’un d’eux, Naftali Frenkel,
était tout particulièrement doué. Au point que de la prison dans
laquelle il avait été jeté pour des transactions commerciales
douteuses, il était directement passé au NKVD. Où il était parvenu au
grade de général. Et avait décroché une décoration.
C’est justement lui qui avait
inventé les camps. Pendant sa détention. Parce qu’il est pénible d’être
détenu quand on n’aime pas être tenu. D’autant plus que l’inaction
donne parfois au cerveau des idées. Des idées toujours simples, c'est
vrai. Sur la nourriture. Les bonnes femmes. La Sicile.
Mais on ne peut pas
généraliser sur le cerveau. L’homme est constitué de trillions de
cellules. Le cæcum comporte des milliards de cellules identiques qui
fonctionnent de façon identique. Dans le cerveau, par contre, pas une
ne ressemble à l’autre. Chacune d’elles a son propre comportement. Et
s’accouple tantôt à l’une, tantôt à l’autre, brusquement. La plupart du
temps, sans résultat tangible.
Chez Frenkel, en revanche,
deux cellules très simples s’étaient unies de façon si inhabituelle
qu’elles en avaient produit une troisième. Géniale, qui plus est. Bien
que très simple, elle aussi.
Une société ne peut vivre sans
pratiquer la déportation, raisonnait la première cellule. Surtout quand
elle est en période d’édification et qu’on lui met des bâtons dans les
roues. Mais d’un autre côté, beaucoup ont du mal à supporter la
déportation. Et voilà que ces deux idées issues d’une même cellule
avaient fusionné en une troisième idée : celle d’expédier ceux qui
supportaient mal la déportation sur des chantiers d’intérêt collectif.
Ils y gagnaient et la société
aussi.
Berman fut nommé chef du
Goulag non parce qu’il était juif, mais parce qu’il avait aussi fait
preuve de capacités. Unificatrices. Il avait uni la mer Blanche au lac
Onega. Par le canal de la mer Blanche. Une œuvre réalisée selon son
schéma. Par ceux qu’il avait déportés en tant qu’ennemis du peuple. Et
qui avaient du mal à supporter.
Mais là aussi : s'il
avait été juste de nommer Berman à ce poste, il aurait été plus juste
encore de ne pas le nommer. A quelque poste que ce soit. Comme
Litvinov. Il avait “ grandi ” et avait dû être
rapidement limogé.
Le bonheur
des Juifs est devenu trop petit pour eux et ils ont désiré celui des
autres...
Il s’est passé la même chose
avec Molotov. Il a remplacé Litvinov peu de temps avant la guerre. Mais
il a été grand temps de le limoger avant qu’elle ne finisse. Et ce,
entre autre, pour des raisons identiques à celles qu’il avançait dans
ses accusations contre Litvinov.
A l’étranger, Molotov s’était
empressé de remplacer les ambassadeurs juifs, mais pas chez lui.
Pauline était restée bien en place. Envoyée inamovible des Juifs
zaporogues.
Mais tandis qu’auparavant, en
l’honneur de sa femme, il ne mangeait pas de viande non kascher devant
sa belle-mère zaporogue, à présent et sous son influence, il avait en
horreur les peuples non kasher. Alors qu’il n’était pas juif lui-même.
Et alors même qu’il nommait avec mépris notre YAK[43] le
“ yak kascher ”.
En 1943, il m’avait proposé
d’envoyer deux célèbres yaks en Amérique. Qui n'avaient rien des
taureaux à queue de cheval. Deux petits maigrichons : Mikhoèls et
Feffer. Mais qui portaient des prénoms à
cornes : Solomon et Itzik.
Molotov avait espéré que ces
deux yaks réussiraient deux missions. Primo : traire les Yakob
locaux pour acheter des canons antifascistes. Secundo : les lâcher
sur Washington. Qui tardait à ouvrir un second front.
Solomon et Itzik s’étaient
correctement acquittés de la première. Le lait n’était pas bien
crémeux, mais ils en avaient soutiré une bonne quantité. En faisant le
tour de tous les richards. Solomon s’était au passage cassé une jambe
et boîtait, tandis qu’Itsik s'était vu jeter sur le dos par un fourreur
une lourde pelisse. Qu’il avait traînée à travers toute l’Amérique.
Plus une autre pour moi.
Gigantesque. Itzik est un idiot, mais c’est en tant que tchékiste pur
et dur qu’on l’avait mis aux trousses de Mikhoèls. A tel point pur et
dur que lorsque le fourreur avait manifesté l’intention de m’offrir une
pelisse à moi aussi, Itzik n’avait pas osé lui révéler ma véritable
taille.
Ce fourreur se révéla un
parfait connard. Il me choisit une pelisse selon sa fantaisie. A la
mesure de mon pays tout-puissant.
Feffer avait pensé qu'à son
retour ce cadeau juif ferait mon bonheur. Mais quand les gardes avaient
traîné la pelisse jusque dans mon bureau, je m’étais mis en colère et
avais fichu Itzik dehors.
En le regardant par la
fenêtre, Molotov et moi avions éclaté de rire.
Enveloppé dans la pelisse
qu’on lui avait offerte, plié en deux, il traversait la cour enneigée,
clopin-clopant, en direction du portail. Il s’arrêtait à chaque pas et
de sa main gauche relevait le pan de son manteau qui se prenait sous sa
bottine. Tandis que de la droite, il rajustait un sac volumineux
renfermant ma pelisse.
A peine Itzik disparu, Molotov
avait proféré des jurons. S’en prenant à lui, à Mikhoèls et à
Washington. Car les yaks n’avaient pas accompli la deuxième mission.
Les Yankees ne leur avaient pas accordé leur soutien, pas plus qu’ils
n’avaient soutenu leurs propres Yakob.
Ils leur avaient cependant
donné leur appui pour une troisième mission. Mission rapportée chez
nous par Mikhoèls et Feffer. Et qui, bien que née en Amérique et
concernant la Crimée, était purement juive. Feffer, il est vrai, la
disait soviétique.
Il n’y avait pas qu’Itzik qui,
contrairement à Solomon, amalgamait juif et soviétique. Et pas que des
phallus juifs. Ni des Fritz qui agitent devant tous l’épouvantail des
“ youpins et communistes ”. Je parle de mon peuple.
Qui a fait cet amalgame parce
que j’ai protégé les Juifs de lui. Par des actes et non des paroles.
Quoique je n’aie pas lésiné
non plus sur les paroles. Les communistes, n’ai-je cessé de lui
répéter, sont des ennemis jurés de l’antisémitisme. L’antisémitisme
c’est la contre-révolution. C’est une forme de chauvinisme raciste. Un
chemin mensonger qui nous ramène à la jungle. Une survivance dangereuse
de l’anthropophagie.
Bien que mon peuple ne soit
pas l’inventeur de la judéophobie, je l’ai menacé de le fusiller pour
cela. De même que pour trahison de la patrie. Et pas en paroles, mais
par la loi.
Jamais aucun souverain n’a
autant risqué de perdre la confiance de son peuple. En outre, quand il
s’agit des Juifs, tout roi se conduit en cordonnier. Il se considère
non comme le père de son peuple, mais comme son fils. Le fils d’un
cordonnier.
Beaucoup de gens parmi mon
peuple ont détesté les bolcheviks précisément parce que, avec nous, les
Juifs vivent mieux. Un poète russe, Vassiliev m’a traité de “ fils
de cordonnier ”, de “ fils de chienne ”, et de
“ boutiquier au cul tordu ”. Parce que j’ai chaussé les Juifs
et couvert le “ cou des youpins ” de lauriers. Il a incité le
peuple à leur couper le cou, à leur arracher leurs couronnes et à me
les fourrer dans le derrière.
C’est à lui pourtant qu’on a
défoncé le cul, mais il a eu raison au moins sur un point : les
Juifs n’ont certes pas été les seuls à bénéficier de la justice, mais
la révolution ne leur a occasionné aucun “ frais ”. Ils
n’avaient rien à lui sacrifier, car jusqu’à la révolution d’Octobre,
ils n’avaient ni postes ni terres. Ni lauriers.
C’est pourquoi ils m’ont
suivi, en foule, impétueusement. Comme ils avaient suivi Moïse. Plus
volontiers même, car ils n’ont pas eu à attendre quarante ans leur
“ bonheur juif ” mais huit ! Et pas dans le désert du
Sinaï, mais où bon leur semblait. Sans “ périmètre de
résidence ”.
A vrai dire, ils ont conquis
des postes immédiatement, mais par “ bonheur juif ”,
j’entends le film de ce nom. Qui est sorti en 1925 et a été projeté
jusqu’au jour où les Juifs que j’avais rendus heureux ont trouvé, comme
tout fonctionnaire affecté, que leur bonheur était trop petit pour eux
et désiré celui des autres.
Le rôle principal dans ce film
était tenu par Mikhoèls.
Il est moins
dangereux de tuer des insectes que des aborigènes...
En rentrant d’Amérique, il
était allé discuter du projet de bonheur criméen avec Lozovski. Non pas
parce que celui-ci s’appelait aussi Solomon, mais parce que le YAK
dépendait nommément de lui.
Ce dernier avait également
jugé l’idée d’une Crimée juive “ novatrice ”, bien qu’elle
eût surgi dès les années 20, quand les Juifs avaient imaginé de fonder
une république pour atteindre le bonheur parfait. Et qu’ils avaient
quitté le “ périmètre de résidence ” pour entreprendre
l'exode. Mais en empruntant des itinéraires variés.
La Crimée leur plaisait tout
particulièrement. Ils n’aimaient pas, par contre, que des gens s'y
trouvent déjà. Pire que des gens : les Tatars de Crimée. C’est à
dire des aborigènes et pas simplement des musulmans.
En 28, le gouvernement avait
déclaré aux Juifs qu’il les comprenait, mais qu’il n’y avait aucune
raison d’expulser les Tatars. Par conséquent, Moscou avait attribué aux
“ chercheurs de bonheur ” un autre territoire. Dans la région
de l’Amour.
Les Juifs avaient fini par
créer leur république dans la taïga, tout en préférant les cafards des
villes à ses moustiques. Mais même les Juifs de la capitale n’étaient
pas parvenus à éradiquer de l’âme juive la nostalgie babylonienne du
bord de mer criméen.
A leur retour d’Amérique,
Mikhoèls et Feffer l’avaient avoué aux dirigeants juifs. Entre autres,
aux plus perspicaces, qui, comme il se devait, s’accusaient
mutuellement de leur récente myopie envers les Allemands et de leur
fatale insouciance vis-à-vis du sort de leurs frères d’Europe.
Et qui avaient eux aussi la
nostalgie du bonheur perdu. Perdu longtemps auparavant, en Palestine.
Où ils escomptaient bien à l’avenir, après la guerre, réinstaller ce
même bonheur.
Entendant évoquer la Crimée,
ils s’étaient cependant réjouis. Surtout les plus perspicaces, effrayés
chez nous par les dimensions de notre pays, et craignant en Palestine
le caractère guerrier des musulmans. Comparés à ces derniers, les
musulmans de Crimée faisaient preuve d’un esprit de conciliation
étonnant.
L’amour manifesté par ces
Tatars pour l’occupant hitlérien en avait été la confirmation la plus
éclatante. Les dirigeants les plus perspicaces en avaient déduit que
les Tatars ne méritaient pas de vivre dans cette zone balnéaire.
Quant au bonheur juif
universel à venir, la perspicacité actuelle consistait, selon ces
chefs, à ne pas le reporter à demain.
Washington avait rapidement
accepté l’éventualité de créer un État juif en territoire soviétique.
Il fallait donc désormais imposer ce point de vue chez nous et au plus
vite.
Les deux Solomons, Milhoèls et
Lozovski, s’en furent quêter un sage conseil auprès d’une bonne femme.
Auprès de Pauline. Qui, avant même de le leur donner, leur assura le
soutien du deuxième homme fort du pays.
Le conseil se révéla fort peu
sage : il s’agissait de remettre la demande de création urgente
d’une République juive de Crimée au premier homme fort du pays.
Ce fut le deuxième homme fort
qui taxa ce conseil de fort peu sage. Molotov ordonna que la requête
lui soit adressée à lui. Pour avoir le droit de s’en occuper
personnellement et de près. Ainsi que la possibilité, avant d’en
référer au premier homme fort, de s’assurer du soutien des troisième,
quatrième et cinquième hommes forts.
Et bientôt, les uns et les
autres vinrent se plaindre auprès de moi des Tatars. Nous avons abouti
en toute indépendance à la conclusion, me dirent-ils, que les Tatars se
sont conduits horriblement mal. Nous livrions des combats pour libérer
totalement la Crimée, et les Tatars, eux, aidaient l’envahisseur à
garder le territoire conquis.
A Téhéran, Roosevelt,
s’appuyant sur ses propres informations, me dit la même chose en
présence de Churchill, qui renâcla et me demanda s’il était vrai que
les Tatars avaient autrefois envahi la Russie, comme le faisaient les
Allemands. Et s’ils s’étaient aussi emparés de la Crimée.
Je me fâchai, et pas seulement
contre les Tatars. C’était vrai, expliquai-je, mais cela s’était passé
bien avant l’invasion anglaise. Et anglo-américaine. De la Crimée,
notamment.
Finalement, Lavrenti, qui
hésitait souvent à utiliser des aphorismes en ma présence, déclara lors
d’un dîner dans l’appartement du Kremlin de Molotov que les amis de nos
ennemis étaient nos ennemis. Puis, honteux de cette sage parole, il
s’exprima de façon plus simpliste : il dit que par ennemis, il
entendait l’occupant allemand et par amis, les Tatars de Crimée.
Et il jeta à Pauline un regard
qui exigeait des applaudissements chaleureux et des embrassades du même
genre. Privées, entre autres. Celle-ci se tourna avec coquetterie vers
son époux qui affirma que, certes, un visiteur qui s’impose était pire
qu’un Tatare[44], mais qu’un Tatare ne valait
pas mieux qu’un visiteur qui s’impose. S’agissant surtout d’un Tatare
de Crimée.
J’allumai lentement ma pipe et
sans quitter la fumée des yeux, je proposai un toast à la libération
totale de la presqu’île de Crimée. Des Allemands et des Tatars. Pauline
applaudit chaleureusement et s’élança vers moi, mais, comme d’habitude,
je ne lui permis pas de m’embrasser. Même en public.
Un jour plus tard, Molotov
m’apportait la requête du YAK sur tout l’avantage qu’il y aurait à
créer une République juive. Une deuxième, qui viendrait s’ajouter à
celle de la taïga. En Crimée. Et sans tarder.
“ Ton avis ! ”
exigeai-je.
Sachant que je connaissais
déjà cet avis, il entreprit aussitôt de le défendre.
“ Afin de mobiliser la
confiance du monde, me rappela-t-il, nous venons de dissoudre le
Komintern. Une sage décision qui a montré à tous que nous ne prétendons
pas dominer le monde. Une Crimée juive constitue un nouveau pas dans
cette direction. Hitler casse du Juif partout où il le peut, et le
reste du monde s’en lave les mains. En offrant aux Juifs un foyer, nous
convaincrons la planète de notre supériorité morale. Et de notre amour
pour la justice. ”
“ Tu surestimes les
capacités de la planète, dis-je avec étonnement. Les Américains ne les
surestiment pas. C’est pourquoi ils se gardent de proposer un foyer
juif chez eux. Alors qu’ils ont exterminé la population locale depuis
longtemps. ”
“ Washington tarde à le
faire parce que la terre en Amérique vaut cher, et que le gouvernement
n’en possède pas beaucoup ”, répondit Molotov.
“ Leurs Juifs n’ont qu'à
payer ”, lui concédai-je.
“ D’après les
informations dont je dispose, répliqua-t-il, certains Juifs américains,
Rosenberg lui même, en veulent à Washington et placeraient plus
volontiers leurs dollars en Crimée socialiste. ”
“ D’après les
informations dont je dispose, annonçai-je calmement, ils ont calculé
que la Crimée leur reviendrait moins cher que leur Pennsylvanie.
Toujours d’après mes informations, Rosenberg est même prêt à se pendre
du moment qu’on lui fournit la corde gratuitement. De plus, ajoutai-je,
d’après mes informations, tu tiens les tiennes de Pauline; Et elle, de
son petit frère américain. Qui communique avec sa petite sœur non
seulement à travers l’océan, mais avec Rosenberg par la route. Et ce
n’est pas uniquement parce que la terre est meilleur marché chez nous
qu’en Pennsylvanie que Rosenberg veut placer
son argent en Crimée socialiste . Mais parce qu'une Crimée juive, il
l’a avoué lui-même, favorise les visées américaines. ”
“ Rosenberg est un
phallus ” fit Molotov, troublé. Mais il ajouta qu’il était
également clair que la Crimée une fois libérée ne pourrait rester
vacante.
“ L’essentiel est de la
libérer, concluai-je. Et quand nous l’aurons libérée, nous aurons le
temps de voir venir : la Crimée n’aura qu’à rester libre un
moment. Ça lui va bien, c’est une région ensoleillée. ”
Dès que le deuxième homme fort
eut quitté mon bureau, je convoquai le troisième, le quatrième et le
cinquième. Qui optaient “ en toute indépendance ” pour la
libération de la Crimée. “ A présent, occupez-vous du YAK,
ordonnai-je, et tâchez de savoir s’il est indépendant dans ses
démarches. ”
Ils tirèrent cela rapidement
au clair. Et recommandèrent de dissoudre le YAK. Mais je décidai, là
encore, de ne pas presser la chose. De lui lâcher la bride un certain
temps.
Tout ce que
l’on peut dire sur l’essentiel est mal compris...
Le YAK fit, hélas, un mauvais
usage de cette liberté. Après la défaite des fascistes, il continua de
se dire Comité juif antifasciste et combattit désormais pour ou contre
tout le reste.
Pour la Crimée, entre autres.
Et contre sa vacance.
Dans leur lutte, les yaks
n’épargnaient personne. Ils ne s’épargnaient pas les uns les autres.
Ils n’étaient même pas capables de déterminer parmi eux les ennemis ou
amis du peuple. Du peuple juif, notamment.
Le romancier Feuchtwanger m’a
avoué que cela se passait depuis longtemps comme ça chez les Juifs.
Dans la guerre de Judée, nous avons massacré plus de Juifs que les
Romains, disait-il. Et la cuisine juive elle-même est conçue comme de
l’auto-flagellation. Il m’a également expliqué que les Juifs avaient
fait du mépris qu’ils éprouvaient pour eux-mêmes un mépris que
ressentirait l’humanité entière envers eux. Provoqué par leur propre
mépris envers eux-mêmes.
Ce n’est peut-être pas ça,
mais ces remarques ont une certaine finesse. Personne, par exemple, ne
me méprise autant que moi-même. Alors que ce que je déteste le plus en
moi, me vient précisément des gens. C’est pourquoi il me semble qu’ils
ne font qu’attendre tous ma mort.
La différence entre les Juifs
et moi, c’est que je me comprends. Et donc que j’ai su me définir aux
yeux des autres. Tout le monde, par exemple, sait où je vis. Au Kremlin.
Avec les Juifs rien n’est
clair. Car ils ne savent pas eux-mêmes où fonder leur patrie. Dans la
taïga ? en Crimée ? en Afrique ou en Palestine ? Un de
leurs écrivains a récemment proposé de créer une patrie juive dans la
région de la Volga. Là où vivent les Allemands.
Jdanov m’avait d’ailleurs
suggéré de dissoudre les yaks, puisqu’ils ne savaient pas eux-mêmes ce
qu’ils voulaient. Ou pire que ça : ils le savaient certainement,
mais le dissimulaient. D’autant plus qu’outre-Atlantique on leur
conseillait, au contraire, de ne pas se dissoudre. Et non seulement on
ne demandait pas d’argent en échange, mais — au contraire, là encore —,
on en adjoignait audit conseil.
Si les Juifs n’étaient pas des
Juifs, mais, par exemple, des Abkhazes, j’aurais depuis longtemps
dissous ce Comité juif antifasciste. Afin que leur lutte pour le
pouvoir en Abkhazie, ne se déguise pas en lutte contre ceux qui en sont
pour l’instant absents. Les fascistes.
Mais les Juifs, hélas, n’ont
jamais été des Abkhazes. Sinon, seuls les Géorgiens leur auraient cassé
la figure. Et comme ils ne sont pas abkhazes, mais juifs, ils ne se
font pas casser la figure par les Géorgiens mais par tout le monde. Il
est vrai que les Géorgiens leur casseraient la figure s’ils avaient
l’idée de créer leur république en Géorgie.
Jdanov n'était pas le seul,
dans notre gouvernement, à regarder les Juifs de travers. Ni
Khrouchtchev en Ukraine. Crimée comprise. Et ils n’étaient pas les
seuls à avoir raison de trouver qu’il était temps de dissoudre le YAK.
Mais moi, je ne m’étais pas pressé du fait, justement, que Jdanov,
Khrouchtchev et les autres regardaient de travers les Juifs.
Pour ce qui est des Juifs
eux-mêmes, j’avais organisé au Kremlin, dès notre victoire historique,
une grande réception, où j’avais prononcé un petit toast en leur
honneur. Également historique.
“ A la santé de tous nos
peuples ! ”, avais-je déclaré. Et avant tout, au peuple
russe ! ”.
Premièrement, tout pays
comporte un peuple principal. Deuxièmement, le peuple russe me plaît.
J’avais même expliqué pourquoi. Parce que j’aime qu’un peuple possède
un esprit simple et clair, et qu’il soit ferme et patient. L’essentiel
étant qu’il soit capable de faire confiance.
Les Juifs, semble-t-il,
s’étaient vexés. Et ils n’avaient pas été les seuls. Mais je m’étais
montré sincère. Aussi sincère que si j’avais dit qu’entre tous les
fruits, je préférais les pommes. De même que Lavrenti préfère les
figues. Qui sont moins simples que les pommes.
Et poussent en Abkhazie.
Chacun ses goûts. Peu avant la
fin de la guerre, Roosevelt m’avait raconté que les Noirs avaient
l’impression que les Blancs étaient nus. Tandis que les Américains
trouvaient les Anglais si hypocrites que même l’accouplement chez eux
était devenu de la pure diplomatie.
Ce n’est d’ailleurs pas à
Téhéran, où il s’était souvent moqué des Anglais, qu’il m’avait dit ça,
mais en Crimée. Cela m’avait bien amusé, mais Roosevelt avait ensuite
orienté la conversation sur les Juifs. Ses sympathies sionistes
s’étaient, disait-il, renforcées après la rencontre de Téhéran, et il
était dorénavant prêt à se battre pour la création d’un État juif.
J’avais répondu que je me
considérais, moi aussi, sioniste. Dans la mesure où j’étais prêt à
faire que justice soit rendue aux Juifs. Justice qui devait être rendue
là où elle avait été bafouée. En Palestine. Si on leur rendait justice
en Pennsylvanie, par exemple, et qu’on en chassait les Pennsylvaniens,
ces derniers, tôt ou tard, voudraient y revenir. Pour rétablir la
justice.
“ Il n’existe qu’un seul
moyen d’éviter ça. Vous, les Américains, êtes un peuple entreprenant.
Et il vous semble que vous avez vingt ans d’avance sur nous. Tout
dépend de ce qu’on entend par “ avance ”. Si on parle dans
l’absolu, vous êtes en retard. De huit heures au moins. Voilà pourquoi
votre solution ne nous convient pas. ”
“ Quelle
solution ? ” avait dit Roosevelt incrédule.
“ Celle de massacrer tous
ceux qui pourraient revenir. ”
Roosevelt m’avait compris. Ou
du moins il avait fait semblant. Mais les Juifs ne firent pas semblant.
Ils n’abandonnèrent pas le front de la Crimée.
Roosevelt emporta dans la
tombe tout espoir de repos. Non le sien, évidemment, mais le mien. Nos
anciens alliés ouvrirent les hostilités et refusèrent à partir de là
tout ce qu’ils m’avaient promis par écrit. Ils misaient secrètement sur
mon tempérament emporté.
Je dus entre autres renoncer à
mon plan de renforcement du flanc sud. Après quoi, le deuxième homme
fort du pays cessa enfin toute allusion à la création d’un paradis juif
là-bas.
La deuxième dame du pays —
Pauline — ne lâcha toutefois pas prise. Ni les deux Solomons. Ni de
nombreux ingénieurs des âmes juives. Ni le YAK, presque au grand
complet. Qui continuait d’être un grand ami de l’Amérique. Et se
démenait donc, à la veille d’une catastrophe universelle, pour son
petit bonheur privé.
Ce que, malgré mon âge, je ne
pouvais m’autoriser à faire. Au début 48, j’avais bien espéré qu’en
été, bon nombre de combattants, et notamment ceux-là, deviendraient
raisonnables. Mais mon espoir fut vain : l’établissement d’un
“ paradis juif ” en Palestine les enhardit. Ils se mirent à
parler haut et fort, et plus seulement de la Crimée.
Quant à la deuxième dame du
pays, elle était à la fois tourmentée par la vacance de la presqu’île
et par la non-vacance persistante du poste du numéro un. Décideur de
tous les problèmes de vacance.
Que la deuxième dame veuille
devenir première dame, cela se comprend. Si Pauline ne m’avait pas
dégoûté en tant que bonne femme, je l’aurais laissée, après Nadia, se
pendre à mon cou et tenir ce rang. Et on l’aurait aussi compris. Même
Molotov ne se serait pas indigné si je lui avais proposé de divorcer de
sa femme.
C’était moi qui m’indignais.
Non du fait que Pauline veuille devenir première dame. Tout en restant
pendue au cou de Molotov. Et en exhalant les parfums du Trust Jirkost [45]plus en direction du deuxième
secrétaire du pays que de son deuxième homme fort.
Je ne m’indignais pas tant du
fait que Pauline souhaite la même chose que l’ennemi, mais de ce
qu’elle le souhaite, comme l’avait bien défini Lavrenti, avec l’ennemi.
En liaison avec lui. Une liaison qui ne passait pas uniquement par les
yaks, que je n’avais pas dissous (et qui s’étaient totalement
débridés).
En septembre de l’an dernier,
Israèl a nommé à Moscou une petite ambassadrice moustachue, nommée
Golda. Malenkov, qui ressemble à une bonne femme, a même eu
l’impression qu’Israèl nous avait envoyé un type déguisé en femme.
Lavrenti l’a tranquillisé : il
s’agissait bien d’une bonne femme. Jeune et américaine, il est vrai.
La jeunesse n’a pas empêché la
mâle sioniste, à peine remise de son voyage, de s’acoquiner avec notre
bolchevique vieillisSante. Avec Pauline. Une union qui, hélas, n’a pas
été que spirituelle.
Plus elles ont sympathisé et
plus il est devenu clair que Pauline ne se contentait pas de lui
susurrer les secrets de fabrication des parfums du Trust Jirkost. Et
que l’autre lui expliquait bien autre chose que la façon de faire
pousser les moustaches dans les kibboutz.
Mais à peine né, le soupçon
s’est évaporé. Les Américains ont alors reçu des informations en
provenance de Moscou dont seul Molotov avait connaissance, tandis que
les documents secrets que conservaient Pauline disparaissaient.
Son deuxième secrétaire a fini
par avouer. Non qu’il était sous le charme de la deuxième dame du pays,
mais qu’il se livrait à l’espionnage en faveur d’un pays autre que le
nôtre.
En novembre, j’ai dissous le
YAK. En décembre, j’ai proposé à Molotov de divorcer. Comme je m’y
attendais, il n’a pas manifesté d’indignation. En février, comme
Molotov s’y attendait, on a arrêté Pauline. En mars, je lui ai retiré
son portefeuille. Ce qui ne l'a pas surpris non plus.
Mais à présent, il ne sait
plus à quoi s’attendre. Pas plus que Lavrenti. Qui lui a donc proposé
d’aller me parler de Pauline. Avec lui.
Ce n’est pas Pauline qui
inquiète Lavrenti. Même si, en tant que femme, elle n’est pas la seule
à le troubler. Elles le troublent toutes.
Il n'y a pas qu'elle qui
inquiète Molotov. Même si aucune autre femme ne le trouble. En tant que
femme, même elle ne le trouble pas. Ni personne.
C'est autre chose qui inquiète
Lavrenti et Molotov.
L’essentiel.
Dont je ne vais pas parler
avec eux. Ni avec qui que ce soit. Car tout ce que l’on peut dire sur
l’essentiel — de même que sur les Juifs — est mal compris.
Je sens le
doux parfum des roses...
Je n’ai pas moi-même une
représentation très nette de l’essentiel. Car il dépend, comme le
reste, de vétilles. De l’argent, par exemple.
L’an dernier, j’ai ordonné à
Krouglov d’établir un budget pour la construction de nouveaux camps.
Destinés aux nouveaux ennemis que génère tout nouveau projet. Et qui
sont d’autant plus nombreux que le projet est essentiel.
Krouglov n’a pas osé demander
de quel projet il s’agissait. Il savait seulement que même si son rôle
à lui, ministre des “ entrailles ”, était de construire des
camps, ce nouveau et essentiel projet ne concernerait pas
prioritairement son univers, mais le monde extérieur.
Il est peu fréquent de
considérer une guerre comme un projet. La prochaine guerre, moins que
tout autre. Elle qui peut être la fin du monde. Mais ce n’est pas moi
qui la déclenche. De même que ce n’est pas moi qui ai déclenché la
précédente.
Je voudrais enfin m’occuper de
l’homme, or je suis toujours obligé de m’occuper de politique. Je
voudrais lutter pour l’âme humaine, or je dois lutter contre de
nouveaux ennemis.
En septembre 47, j’ai dû
ressusciter le Komintern, quatre ans après l’avoir dissous. Et six mois
après que les Américains m’ont déclaré la “ guerre froide ”.
Effrayé par le succès des
communistes, Washington a lancé un appel pour les combattre en tout
lieu. Mon gouvernement a été traité de diable rouge et mon peuple de
hordes rouges. On a exigé que je fournisse un bilan complet sur la
situation de notre économie, afin soi-disant de nous accorder une
“ aide ”. En fait, pour mieux savoir nous combattre.
Même les Yougoslaves, qui ne
m’adorent pas plus que Truman, l’ont reconnu : les ambitions
américaines représentent une menace supérieure à celle du fascisme.
J’ai répondu à la menace en
supprimant la démobilisation. A la fin de la guerre, nous avions un peu
plus de onze millions d’hommes en armes. En 47, moins de trois
millions. Il faut dorénavant remobiliser.
Il ne me reste plus désormais
qu’à choisir : capituler ou non. Perdre la guerre ou la gagner. Il
est vrai que c’est un choix capital. Duquel dépend ce dont le Maître
rêvait : le salut universel.
Si nous gagnons, il sera
possible...
Quand Krouglov m’a présenté
son budget prévisionnel, j’ai ordonné de le diviser par deux. Mais même
en le divisant par trois, il n’y aurait pas où prendre l’argent. En
temps de paix, tout pays a des frais imprévisibles. Liés au fait qu'il
faut bien que les hommes, du moins la plupart, vivent.
Même les communistes chinois.
Qui sortent tout juste d’une guerre qu’ils ont gagnée. Je n’avais pas
prévu ça, pas plus que je n’avais prévu les frais qu’occasionnerait le
désir des Chinois de vivre mieux, eux aussi.
Pendant que mes enfoirés,
Molotov et Lavrenti, se posaient des questions idiotes au téléphone sur
les chefs africains, j’ai essayé, quant à moi, de répondre à la
question qui me préoccupait.
Celle du Chinois. Qui m’attend
dans le salon, comme Orlov m’en a informé, et qui, je suppose, ne s’est
pas présenté en avance sur tout le monde simplement parce qu’il avait
faim.
Mao n’a pas été pressé
d’obtenir de nous à manger. Craignant la constipation, il a apporté de
Chine sa propre nourriture. Et, inversement, un pot de chambre. Par
crainte des cuvettes de WC. Plus un lit en bois, par crainte des
matelas.
C'est autre chose que Mao
s’est par contre empressé d’obtenir de nous : de l’argent. Une
dette non remboursable. La plus forte possible. Et négociée avec moi,
sans témoins. Surtout sans Mikoïan, qui l’a vexé récemment, à Pékin en
lui proposant la misérable somme de cinq cents millions de dollars.
Comment ratiboiser la
somme ? J'étais en train de chercher la solution et ne me
dépêchais pas d’aller au salon. Mais je comprenais qu’il serait
impossible d’éviter de gros frais. De même qu’il était dorénavant
impossible de se passer des Chinois dans les questions essentielles.
J’ai jeté un coup d’œil à
l’aine du mineur polonais. La grande aiguille pointait vers le haut.
Les “ témoins ” seraient bientôt là. Prenant au passage la
cisaille sur l’appui de la fenêtre, je me suis dirigé vers la porte
vitrée qui donne sur la véranda. La porte était fermée et il n’y avait
pas de clé dans la serrure.
“ Jean-foutre ! me
suis-je dit à propos d’Orlov. Il l’a encore cachée ! ”
Il n’y avait pas qu’Orlov qui
me cachait cette clé. Surtout depuis que j’avais pris un bon coup de
froid en octobre, dans ladite véranda.
Mes domestiques ont
l’impression que c’est chez moi une lubie de jouer de la cisaille. De
tailler les buissons de fleurs du jardin et de la véranda.
Vlassik, par exemple, est
persuadé que c’est la raison pour laquelle le poète Vourgoun m’appelle
le “ bolchevik-horticulteur ”.
Quant à moi, je sais qu’il est
impossible de vivre sans jardins.
Les gens se mentent
constamment à eux-mêmes. Ils vivent comme si la mort n’existait pas. Ou
comme si on pouvait l’éviter. Comme si c’était un simple événement dans
la vie. Suivi d’autres événements tout aussi fortuits.
Mais au fond, personne
n’oublie jamais cette fatalité, et tout le monde en est à tout instant
terrifié.
Les arbres et les fleurs font
accepter la mort. Ma propre acceptation de la mort ne date pas
d’aujourd’hui où mon corps de soixante-dix ans est suffisamment vieux
pour être à jamais marqué par la vie.
Ce sont les arbres et les
fleurs qui, dès l’enfance, m’ont donné la liberté.
Et plus généralement la
nature. Dont il ne subsiste plus rien pour moi en dehors de ce jardin
et de cette véranda. Mais je ne peux vivre sans elle. Elle me rappelle
notre finitude sans me la faire craindre. Elle crée en moi une
sensation de calme, de tranquillité et d’ordonnancement du monde. Et me
pousse par conséquent à l’accepter tel quel. Et à cesser de vivre dans
la peur.
Je ne suis pas le seul à vivre
dans la peur. Chacun pense à sa propre fin. C’est pourquoi, tous
ensemble, les hommes croient aussi aisément en la venue prochaine de
l’universel. Chose à laquelle le Maître pensait aussi constamment,
ainsi qu’au salut.
Les hommes fractionnent leur
pressentiment du grand malheur en petites peurs. Chacun à sa manière.
Mais ces petites peurs restent toute aussi insurmontables. De même que
la mort. De là les multiples et inaltérables visages de la peur.
L’agitation constante. L’anarchie.
Le trouble interne et externe,
dans les âmes et dans le monde, l’anarchie, tel est le vrai, l’éternel,
le grand malheur. Le socialisme, l’avenir, les arbres et les fleurs
sont un retour à l’ordre. Un ordre débarrassé des peurs...
Et voilà pourquoi Orlov est un
jean-foutre !
Derrière la porte de la
véranda qu’il a fermée, dans un grand pot de terre cuite, est blotti un
jeune pommier. Venu de la serre du grand prêtre de Tbilissi. Un
camarade de classe. Qui s’est présenté un jour chez moi non en soutane,
mais en costume anglais. Pris de peur, lui aussi. Il m’a alors promis
le plus beau des cadeaux d’anniversaire : un pommier du Caucase.
Il est arrivé hier. Emballé dans une toile, toute fine et trouée. Et
dans laquelle on se prend les pieds.
J’aurais tant aimé envelopper
le tronc dénudé du pommier de mon plaid anglais bleu. Lui apporter ma
chaleur.
Et pas qu’à lui.
Sur le bord du pot de fleurs,
il y a deux minuscules écureuils. Qui ne quittent pas des yeux ma
moustache et mon nez collés à la vitre. Dans le froid, leur regard est
figé d’étonnement. Et semble dire : c’est le camarade Staline en
personne, et nous, nous sommes la misérable nature. Personne d’autre
que lui, lui seul rêve — de tout son cœur — de nous apporter la
chaleur. Mais il est impuissant derrière la porte fermée.
Une douleur lancinante est
réapparue dans ma jambe. Et comme dans mon enfance, j’ai senti en mon
âme un malaise. Comme s’il ne s’agissait pas d’une âme, mais du sac en
feutre aux anses arrachées que je devais traîner quand j’accompagnais
mon père.
J’ai alors imaginé que je
devenais fou et que de désespoir, je cassais la vitre avec la statuette
en fonte du mineur polonais.
Et que je
pénétrais tel quel — en caleçon et sans vareuse — dans la véranda.
Et que les écureuils n’avaient
pas peur de moi et ne s’enfuyaient pas.
Et que je recouvrais du plaid
duveteux de Churchill leurs petits corps tremblants et le pommier du
Caucase gelé.
Et que cela le réchauffait lui
et me chauffait aussi le cœur.
Et que je quittais la véranda
pour le jardin gelé.
Et que j’avais sous les yeux
non seulement la blancheur des arbres et des parterres de fleurs, mais
celle du ciel aussi. Un ciel infini et enneigé qui, je le devinais,
n’était pas à part, isolé, au-dessus de moi, mais qui m’enveloppait.
Qui était avec moi. A l’intérieur de ce jardin.
Et que dans ce ciel
tourbillonnaient sans hâte, en même temps que les doux flocons, les
paroles et la musique de ma sempiternelle angoisse.
Qui évoquaient ma Souliko[46]. Évoquaient comment j’avais
perdu ma bien-aimée. Mon âme :
J’ai voulu retrouver la tombe,
Sans rien montrer de ma douleur.
Je souffrais, j’appelais, j’avais le cœur gros :
“ Où es-tu, ma chère Souliko ? ”
Soudain une rose a fleuri,
Ouvrant ses pétales tout grand.
Je me suis approché et je lui ai dit :
“ Est-ce toi, ma chère Souliko ?”
La fleur d’une extrême beauté,
D’un signe de tête a fait oui,
Et en guise de larmes elle a versé
Sur l’herbe des gouttes de rosée...
Dans la neige jusqu’au genoux,
j’erre dans le jardin sans ressentir ni le froid ni la douleur dans la
jambe. Tout à coup, le sac de feutre de mon père a retrouvé ses anses
et est devenu léger comme un flocon. Mais je n’y pense même plus.
Ce n’est plus à travers le
jardin gelé que je suis mon père, mais dans une verte prairie. Et le
ciel n’est plus blanc, mais bleu outre-mer. La vigne pousse. Et
l’aurore défripe les grappes de raisin tardives.
Et je pense à Souliko :
Un rossignol chantait là-haut,
Lançant ses roulades très loin.
Tout bouleversé par son chant divin,
J’ai dit : “ Est-ce toi, Souliko ?”
Puis j’ai interrogé une étoile
du ciel. Que m’avait offerte un jour mon grand-père Zaza, ainsi que le
rossignol d'un arbre. Ensuite j’ai questionné la grenouille de Mito,
celle des fables de mon père. Ensuite le vent. Puis le reste du monde.
Et le reste du monde a hoché la tête et dit : “ Oui, c’est
bien ta Souliko ! Et personne d’autre ! Et rien d’autre !
Regarde, respire, écoute,
Voici celle que tu cherchais.
Que tes jours le plus paisiblement s’écoulent,
Que tu vois le soleil briller !
Je suis fleur, oiseau ou étoile,
Je suis parvenue à renaître
Tu m’as aimée et je suis avec toi,
Notre amour ne peut disparaître !
Je ne cherche plus la tombe,
Plus jamais je ne suis sombre :
Je vois les étoiles, j’entends le rossignol,
Je sens le doux parfum des roses...
Personne ne
doit être au courant...
Dès que les écureuils effrayés
par mon air rabougri, ont sautillé hors du pot, j’ai senti croître mon
agitation. Rien ne s’opposait plus à l’angoisse qui montait en moi.
Angoisse éveillée par la conversation téléphonique de Lavrenti que
j’avais surprise. Et que je ne parvenais pas à apaiser.
J’ai compris ce qui me
chassait de ce jardin d’hiver moscovite vers le jardin verdoyant de mon
enfance. Ce qui me faisait me souvenir tout à coup du vent depuis
longtemps oublié, du rossignol de la chanson populaire, de l’étoile de
grand-père Zaza et de la grenouille de mon père.
C’est que quelque chose
d’autre m’oppressait, une chose que j’avais peur d’aborder. David
Papismedachvili. Le boutiquier juif. Mon voisin de Gori, qui en fait
n’était pas qu’un voisin, mais mon vrai père.
Et qui se trouvait être aussi
le père du commandant Papismedov. José. Le petit Jésus. Joseph. Le
Maître. Mon demi-frère, donc !
C’est du moins ce que prétend
Lavrenti. Qui semble donc en savoir plus sur mon compte que moi-même.
Plus que ce que savaient du Maître tous ses enfoirés réunis.
Un bruit inattendu au-delà de
l'entrée de mon bureau est venu à point me distraire de mon inquiétude.
Je me suis empressé d’aller vers la porte, je l’ai ouverte tout grand
et j’ai pu constater que Valietchka Istomina était une pute.
Se rendant compte de ce que
j’avais compris, elle s’est arrêtée net, a cessé de glousser et de
frétiller et s’est dégagée du bras de Mao. Qui s’est montré également
très troublé en se souvenant qu’il était le chef d’un très grand peuple.
Sa tête était énorme et jaune.
Comme un potiron. Rougir la rendait orange.
Derrière, entre le chef et
Valietchka, s’agitait un Chinois minuscule à qui Mao jappait quelques
phrases. C’était l’interprète et sa petite voix correspondait tout à
fait à sa taille :
— Camalade Staline ! Le
camalade Mao z’excuze beaucoup ! Nous ne zavions pas que z’était
votre zambre... La camalade Valentina ne nous l’avait pas zignalé...
Mao hochait son potiron
rougissant pour confirmer l’exactitude des propos zézayés.
— Dites au camarade Mao que je
vais m’habiller, ai-je marmonné en indiquant d’un geste mon caleçon.
Sans attendre la traduction,
Mao a de nouveau agité son énorme courge qui s’est tout à coup fendue
en un sourire verdâtre. Sa couleur désormais ne me surprenait plus.
Elle n’aurait même pas dû
m’étonner lors de notre première rencontre si j’avais écouté Mikoïan.
A son retour de Pékin, il
m’avait prévenu que Mao Tsê-Tung n’était pas Mussolini. Qu’est-ce que
Mussolini avait à voir dans cette histoire ? avais-je demandé. Il
avait à voir que les Italiens se moquaient de lui. Hitler ne l’avait
pas mis dans le secret de ses projets. Et à chaque fois qu’il
s’emparait d’un nouveau pays, il n'en informait son allié que par un
simple télégramme.
Je m’étais tu et Mikoïan avait
reconnu qu’effectivement cela n’avait rien à voir. Mais que l’essentiel
était ailleurs : ayant les gencives malades, le chef chinois ne se
lavait pas les dents et celles-ci étaient devenues toute vertes.
Je n’y avait pas cru.
J’avais envoyé Mikoïan en
Chine pour qu’il me fasse un portrait psychologique de Mao et non
physique, mais Anastas avait consacré le plus clair de son temps à son
derrière. A son arthrite. Il le montrait tous les jours à des Chinois
armés de petites aiguilles chinoises.
Et ceux-ci, qui n’avaient
jamais eu affaire à un cul arménien, avaient dû se mélanger les pédales
au point que le propriétaire dudit cul non seulement ne fut pas délivré
de son arthrite, mais revint chez lui avec des coliques chroniques et
daltonien. Raison pour laquelle, d’après moi, les dents de Mao lui
semblaient vertes.
Mao et son traducteur ont
reflué vers le salon, mais Valietchka est entrée dans mon bureau et a
refermé la porte. J’aurais voulu la voir disparaître sous terre.
— Alors, Vassilievna ? On
a eu de nouveau envie de batifoler sur l’herbe tendre ?
Elle a levé les bras au ciel,
puis couvert son visage de ses mains.
— Ou plutôt sur mon divan,
hein ? En compagnie d’un autre chef !
Elle s’est mise à sangloter et
m’a paru encore plus répugnante.
— Tu n’as même pas changé tes
bas, Vassilievna ! Et tu ne portes même pas de culotte. C’est
pratique, hein ?
Elle m’a coupé la parole sans
ôter les mains de son visage et en ravalant ses larmes :
— Mon petit Joseph
Vissarionovitch, ce n’est pas du tout ce que vous croyez, notre chef
bien-aimé... Orlov et moi nous lui offrions des fruits et lui, avec ses
grosses pattes... Il raconte des bêtises... Et il a une de ces
haleines.... Allons en Chine, qu’il me dit, et tu seras ma femme...
J’ai besoin, qu’il dit, d’une femme russe, maintenant... Et moi, je
ris... Qu’est-ce que je peux faire d’autre ?... Et lui avec ses
grosses pattes...
Valietchka s’est tue quelques
instants et s’étant assurée que je l’écoutais, elle a continué ses
litanies :
— Après, dieu merci, Mikhaïl
Edicherych est arrivé... Avec la Française... Comme je m’en doutais,
elle est tout à fait... Très française... Je m’appelle Michèle, qu’elle
dit... Et elle cligne des yeux... Alors lui, il s’approche avec ses
grosses pattes... Mais Mikhaïl Edicherych lui a fait la leçon...
Michèle, qu’il dit, camarade Mao, n’est pas pour vous, elle est venue
rendre visite au génial camarade Staline... Elle adore le génial
camarade... Alors il l’oublie aussitôt et s’intéresse de nouveau à
moi... Avec ses grosses pattes... Parce que personne, par contre, ne
lui a dit que moi, je... Enfin, que j’étais à vous. Et moi non plus, je
ne l’ai pas dit.... J’allais juste vous prévenir que Michèle était
arrivée... Mais il m’a suivie et il n’arrêtait pas de débiter ses
conneries... Et il ne me lâchait pas et toujours avec ses grosses
pattes, il... Et sa bouche qui puait...
Valietchka devenait hystérique
et j’ai coupé court :
— Stop ! Et à quoi ça te
servait de frétiller comme ça ?
— Comment ça, de frétiller,
notre chef bien-aimé ?
J’ai eu un geste de
lassitude :
— Et pourquoi n’as-tu pas
arrêté le potiron en disant que tu allais... dans ma chambre à
coucher ?
Valietchka a enfin retiré les
mains de son visage : ses yeux ronds et limpides étaient baignés
de larmes :
— Pourquoi est-ce que je ne
lui ai pas dit ? Mais comment est-ce possible, mon chéri à nous
tous ?! Dieu m’en garde... Personne ne doit être au courant...
Tout est vrai, me suis-je dit
à propos de ce que je venais d’entendre, et j’ai tendu la main vers mon
pantalon. Tout est aussi vrai que ce que j’ai vu : Valietchka est
une pute.
— Tchiaouréli est arrivé,
dis-tu ? ai-je demandé.
— Avec la Française...
Clignant tout le temps des yeux... Pas lui, elle... Il est bien, lui...
— File, ai-je ordonné. Et
envoie-moi les Chinois.
Valietchka a secoué la tête
d’un air coupable et ouvert la porte.
— Attends ! ai-je
marmonné. Dans une dizaine de minutes tu feras aussi entrer Micha et sa
dame.
— Michèle, c’est ça ? a
dit Valietchka qui s’était remise de ses émotions. Sa dame vous adore...
J’ai gardé le silence et elle
a eu le culot de demander :
— Et vous allez la...
J’ai été étonné de la vitesse
à laquelle Valietchka oubliait qu’elle était une putain.
— Je vais quoi ?
Elle s’est même permis de se
vexer :
— Vous me prenez vraiment pour
une fille sans cervelle !
— Tu as de la cervelle, ai-je
répondu avec emportement. Mais comme toutes les putains tu l’as dans
ton derrière et pas dans ta tête !
Elle a pâli et refermé
lentement la porte derrière elle.
— Attends, te dis-je !
Ton Krylov, le chauffeur, qui aime la Finlande... Et te rapporte des
bas de là-bas... Qu’il vienne me voir demain ! Non, après-demain,
demain, je me repose.
Mao n’a
honoré personne de ses éjaculations....
L’insignifiance de
l’interprète de Mao semblait si grande que je me suis dit qu’elle avait
dû lui coûter beaucoup d’efforts. J’ai appris qu’il avait refusé de
grandir à l’adolescence, quand il avait douté de la nécessité de son
existence. Mais la Révolution l’avait détourné du suicide. Et par
conséquent, il nous regardait, Mao et moi, avec des yeux pleins
d’adulation.
Mao portait le même regard sur
moi. Mais j’ai décidé de ne pas lui faire confiance, car après sa
victoire sur les troupes du Kuo-min-tang, il avait régulièrement
manifesté de l’agacement, en présence de ses hôtes à Pékin, face aux
doutes que j’avais auparavant émis sur ses chances de réussite.
Ma défiance s’est encore
accrue quand il m’a annoncé que ses cadeaux d’anniversaire, dont il m’a
tendu la liste en s’installant sur le divan, avaient été choisis par sa
femme Chiang Ching.
Celle-ci avait effectué un
stage à Moscou, mais son comportement éhonté lui avait valu un
interrogatoire humiliant. Au bout duquel la salope avait quitté en hâte
le pays en disant que le malotru, c’était moi.
— Vous avez une femme ?
ai-je demandé avec dépit. J’espérais devenir votre parent en vous
mariant à une de nos jolies filles. Valietchka, par exemple, est tout à
fait célibataire... Et nous aurions pu lui concocter une dot spéciale.
Des bas à résille, toutes sortes de rubans. De Finlande !
Mao est repassé à l’orange. Il
ne s’attendait pas à un tel début de la conversation. Après divers
chuchotements, Chi Tchjé a répondu :
— Le camalade Mao z’excuze
encore une fois, mais il veut dire qu’il z’ennuie beaucoup à Moscou.
— Il s’ennuie ? ai-je dit
vexé, en m’emparant de ma pipe. Nous avons voulu au contraire ne pas
trop charger son emploi du temps. Il vient de faire une grande
révolution. Or même une petite révolution fatigue. Dites au président
que nous voulons l’inviter à Leningrad. Il y a tout là-bas. Des usines,
l’Ermitage. Rembrandt. Du ballet.
— Le ballet auzzi z’est
ennuyeux, a bafouillé l’interprète tout confus.
— Il vous a dit encore autre
chose, ai-je fait remarquer.
Chi Tchjé a ajouté sans
enthousiasme :
— Le camalade Mao ne comprend
pas tlès bien poulquoi on danze izi zul la pointe des pieds. Nos
danzeurs danzent nolmalement. Il demande zi vous zavez auzi faire des
pointes.
— Plus maintenant, ai-je
reconnu. Mais j’ai su. Dans les montagnes, on fait aussi des pointes.
Mao a hoché la tête et a
répondu qu’il avait plus d’estime pour les montagnes que pour les
pointes, et que si je daignais prendre connaissance de la liste que
j’avais à la main je verrais que parmi les cadeaux se trouvait une
broderie de Hu-nan où j’étais représenté en pied, avec une inscription
de sa main où il se référait en poète aux montagnes.
J’ai fini par regarder la
liste. Mao n’avait écrit en mon honneur qu’une phrase :
“ Vivez aussi longtemps que les sommets du Sud ! ”
— C’est un poème bref !
ai-je remarqué à voix haute. Mais clair !
Mao a souri et dit quelque
chose, mais Chi Tchjé a déclaré que le chef était flatté car il
considérait que plus un texte était limpide, plus grande était sa
poésie.
“ Pourquoi précisément
les montagnes du Sud ? me suis-je indigné en moi-même, tout en
gardant le sourire. En signe de gratitude.
Outre cette broderie, la liste
des Chinois mentionnait une théière en porcelaine, du thé et un
assortiment de légumes de Shan-Tung.
Parmi lesquels trônait un
oignon vert appelé dakong, qui, d’après la description jointe, était si
juteux qu’il pouvait dissoudre n’importe quelle bile.
Chaque variété des fruits
offerts était décrite en détails, mais j’ai laissé tomber ma lecture.
Je ne doutais pas que Lavrenti, bien que végétarien, ait déjà décidé de
jeter les légumes à la poubelle. Arguant avec raison du fait que le
Guide chinois, en dépit de sa consommation de dakong, continuait à
déverser sa bile contre moi.
Ne serait-ce que parce qu’en
36 je lui avais ordonné de libérer Tchang Kaï-Chek, son ennemi
invétéré. Et qu’il m’avait obéi. Et plus tard, de partager avec lui la
Chine. A quoi il avait désobéi.
Bien que Tchang Kaï-Chek ne
fût pas marxiste, je lui faisais plus confiance qu’à Mao. Tchang
Kaï-Chek avait élargi non pas le cadre du marxisme, mais celui de ses
possessions. Et repoussé Mao durant un certain temps vers les montagnes
du Sud. Montagnes auxquelles Mao s’était visiblement référé dans son
vers en mon honneur. Il avait aussi en une certaine occasion fait
allusion à Tchang Kaï-Chek. Pas devant moi, mais de façon sarcastique.
Il l’avait appelé Tchang Kaï-Chvili[47].
Pendant que je faisais
semblant d’être absorbé par la description du chou de Shan-Tung, le
Chinois s’intéressait aux portraits situés derrière moi. Chi Tchjé lui
a alors parlé de Gorki. Il lui a notamment raconté qu’il avait écrit un
poème immortel intitulé La jeune fille et la Mort.
Je l’ai invité à s'approcher
de plus près du grand classique. Mao a accepté ma proposition et s’est
dirigé vers le mur. Cela tombait bien car je pouvais dorénavant bouger,
moi aussi.
Je suis allé vers la table où
se trouvait une note préparée par Lavrenti sur la vie privée de notre
hôte. D’habitude, je ne jette un coup d’œil à ce genre de documents
qu’après la rencontre, pour vérifier mes impressions. Mais j’avais
besoin à présent de m’assurer d’autre chose : notre hôte avait-il
divorcé de sa salope ?
Et non, pas pour l’instant. Il
est vrai que d’après la note d’information le divorce ne s’imposait
absolument pas : chaque samedi, en l’honneur de la Révolution, le
chef donnait un bal, dans son Palais de la gouvernance diligente, où il
invitait de jeunes beautés. Il en choisissait deux ou même trois et
s’isolait avec elles dans une chambre spécialement aménagée à côté de
son cabinet de travail Parfum de chrysanthème.
Et ce n’est pas en faisant des
pointes qu’il quittait la salle de bal, car sa salope de femme - tout
comme ma brave Valietchka — ne craignait qu’une chose : que le
Guide ne tombe amoureux.
Surtout de jeunes garçons avec
lesquels (même si Mao ne s’en amusait que rarement) la salope avait
plus de difficultés à rivaliser, vu la spécificité de l’organe
masculin.
Lavrenti soulignait avec
satisfaction dans sa note que la supposée omnipotence sexuelle du
Chinois était fausse car il n’honorait aucun de ses concubins ou
concubines de ses éjaculations.
Ce qui n’était d’ailleurs pas
dû à ses convictions, car selon les taoïstes, l’émission de sperme
raccourcit la vie de l’homme, tandis que l’humidité vaginale décuple
ses forces.
Bien que Mao, toujours selon
la note, fût disposé à vivre deux cents ans, Lavrenti estimait que,
sans éjaculations, pas un jour ne méritait d’être vécu. Même si on
avait, comme Mao, un seul testicule.
Lorsque le Guide est arrivé à
Moscou, on a réussi à le convaincre d’éjaculer. Et on le doit non pas à
l’art de nos femmes, mais aux médecins qui avaient pour mission de
guérir Mao d’une inflammation chronique de la prostate. Qui, de concert
avec l’idéologie taoïste, causait au président de fortes douleurs, y
compris quand il urinait.
Qui a
démontré que la liberté valait mieux que l’esclavage ?
— Camalade Staline !, a
piaillé Chi Tchjé, revenant avec le chef s’asseoir sur le divan. Le
camalade Mao dézire zavoir l’âge qu’avait le camalade Gorki quand il
est bruzquement dézédé.
— Soixante-huit ans, mais il
n’est pas brusquement décédé. Et il aurait vécu plus longtemps s’il n’y
avait pas eu sa femme. Ou son amante.
Mao s’est réjoui d’apprendre
que Gorki avait une amante à cet âge-là. Il a émis à haute voix
l’hypothèse que notre grand classique avait une attitude positive
envers la vie.
Très positive, ai-je approuvé,
mais ça ne suffit pas pour rester en vie. Surtout si les diablesses —
épouses ou amantes — viennent tout à coup
s’y opposer. Ce n’était pas un hasard s’il avait donné un tel titre à
son poème immortel.
Puis j’ai rappelé que j’avais
déclaré cette œuvre plus forte que le Faust de Gœthe. Chi Tchjé a chuchoté à Mao que Faust
était aussi un diable et Gœthe, aussi un classique.
J’ai ajouté que Gœthe avait
vécu plus longtemps que Gorki, qu’il avait une amante plus jeune que
celle de Gorki, et que non seulement il ne déversait pas en elle son
sperme, mais qu’il ne s’accouplait jamais à elle. Ce qui ne l’avait pas
empêché de mourir.
— Mais poulquoi, camalade
Staline ? a fait Chi Tchjé sans comprendre. Ze n’est donc pas la
faute des femmes ?
— Cela s’explique de diverses
façons, ai-je raisonné, tout en repensant à Valietchka. Mais c’est
toujours la faute des femmes. Peut-être l’amante estimait-elle qu’il
valait mieux pour l’histoire que le grand classique meure avant de ne
plus l’aimer. Ou avant qu’il ne tombe amoureux d’une Française. A moins
qu’elle-même ne se soit amouraché d’un jeune.
Mao a jeté à l’interprète un
regard d’incompréhension et lui a piaillé je ne sais quoi qui ne m’a
pas été traduit, mais où j’ai reconnu le nom de sa salope pékinoise.
Chiang Ching.
— Mais on ne juge pas les
vainqueurs, ai-je ajouté après un silence.
Mao a été complètement
déconcerté et j’ai décidé d’entrer dans le vif du sujet.
— Vous nous avez désobéi, lui
ai-je dit. Vous avez suivi votre propre route. Et vous avez gagné. En
tant que communiste, je dois reconnaître que c’est vous qui aviez
raison. Et que j’avais donc tort.
Mao a verdi de joie : un
sourire a putréfié tout son visage.
— Je vous ai traité
d’aventuriste de gauche, ai-je poursuivi, mais je vous demande la
permission de retirer ces mots.
Mao en est resté baba :
retirez, retirez, je vous en prie ! On ne peut rien vous
refuser !
— On ne juge pas non plus un aventurisme victorieux, ai-je concédé. Mais vous devez aussi me comprendre. Il est impossible de suivre une partie d’échecs sans souffler des solutions, n’est-ce pas ?
Mao a été tout retourné par
cette dernière phrase :
— Ce sont des tsanzuan !
Comment connaissez-vous les tsanzuan chinois ?
La question était idiote.
“ Comment ?” Il n’y a rien à répondre à ce genre de
questions. C’est pourquoi j’ai vite concocté une phrase tout aussi bête
et je l’ai énoncée pour l’histoire :
— Le camarade Staline estime
le camarade Mao. Et quand on estime quelqu’un on connaît ce qu’il
connaît.
— Oui, je connais beaucoup de tsanzuan ! Mais il ne zuffit pas de connaître. On ne peut comparer un homme qui connaît la vérité et un homme qui l’aime. Un homme qui l’aime et un homme qui la place au-dessus de tout ! Ce tsanzuan n’est pas de moi mais de Confucius.
— Dites à ce Confucius qu’on
ne peut comparer un homme qui place la vérité au-dessus de tout et un
homme qui est prêt à donner sa vie pour elle. Et pas que la sienne,
surtout.
— Confuzius a déjà zacrifié za
vie, m’a rappelé Mao.
J’avais confondu tout à coup
Confucius avec quelqu’un d’autre, mais cela ne m’a pas troublé :
— Non, il ne l’a pas
sacrifiée. On la lui a ôtée. J’ai pointé mon index vers le
plafond : ce n’est pas lui qui a sacrifié sa vie, mais le Christ.
Il n’a sacrifié que sa vie, c’est vrai, et pour triompher cela ne
suffit pas.
— Je ne zais rien du Christ, a
reconnu Mao. A part qu’il était zeul. Comme moi. Khesan Dassan, comme
dit la chanson. Un moine solitaire qui erre de par le monde avec une
ombrelle en bois.
J’attendais cette phrase, j’y
étais préparé :
— Vous n’avez pas cité la
suite : “ Khechang Dassan — Voufa
Vouïtan ”. Vous êtes un moine solitaire, mais “ voufa
vouïtan, c’est à dire sans cheveux et sans cieux ”. Sans loi et
sans dieu.
Mao a d’abord été admiratif,
puis il s’est vexé :
— Lois, camalade Staline, sont
créées par celui que l’amour des autres plus leur volonté de se
sacrifier pour lui transforment en dieu. Comme vous.
J’étais sur le qui-vive car
c’est visiblement à lui qu’il faisait allusion :
— J’ai parfois commis des
erreurs. Inévitables : nous étions les premiers. A votre place,
j’aurais tenu compte de mes erreurs. Et n’étaient les circonstances,
j’en aurais tenu compte, à ma place.
— Quelles zerreurs ? a demandé
Mao, faisant semblant de ne pas saisir. Et quelles circonztanzes ?
J’ai adopté l’air qui convient
à toute sorte de propos :
— Je veux dire qu’en Russie,
vivent essentiellement des Russes, et que par conséquent il nous a
fallu une dictature. Du prolétariat, bien entendu.
Mao a adopté l’air qui
convient au silence :
— Mais vous avez peu de
prolétaires ! La majorité zont des payzans, comme chez nous.
— Justement ! Cette
majorité manque de discipline. Et d’initiative. Elle est par contre
souvent servile et docile. La Chine est peuplée de Chinois. Des gens
disciplinés. Vous pouvez passer directement à la démocratie. Et prendre
au sérieux les autres idées.
Mao était si troublé qu’il a
obligé Chi Tchjé à me répéter deux fois chacune de ses réponses.
Tout d’abord, un homme sérieux
ne pouvait prendre au sérieux beaucoup d’idées. Une seule suffisait.
Mais il fallait se souvenir qu’il n’y avait pas plus dangereux qu’elle
si c’était la seule chose dont on disposait.
Et puis, qu’est-ce que ça
voulait dire la démocratie ? La démocratie, c’est tenter de
remettre droit les choses qui sont tordues. Or les choses tordues
proviennent notamment de ce que la démocratie est une bulle de savon.
Faite d’air et flottant dans l’air.
L’Occident est un empire. Et
cet empire, cher hôte, est le plus cruel des mensonges. Un empire qui
dans l’océan de l'histoire nouvelle repose sur le dos de cette bonne
vieille baleine[48] du pouvoir vertical...
En Chine la
nature fonctionne nuit et jour...
Tandis que Mao proférait ces
mots et que Chi Tchjé les traduisait, je suivais d’un regard étonné une
mouche qui, très à l'aise au milieu de tout ça, naviguait entre le
grand front jaune du chef et le front minuscule du sous-fifre.
Dès que le chef achevait une
phrase et marquait un silence, l’insecte s’envolait vers l’interprète
et celui-ci se mettait à zozoter avec zèle.
Et vice-versa.
Pourtant, après la traduction
de la phrase sur la baleine du pouvoir vertical dans l’océan de
l’histoire, Mao s’est tu et la mouche s'en est trouvée toute
désorientée. Elle a longtemps virevolté dans la pièce, visant tantôt
l’aine du mineur polonais, tantôt le crâne en fonte de Lénine. Puis,
ayant assimilé ce qu’elle venait d'entendre, elle est revenue se poser
sur la courge en sueur du Chinois. A moins qu’elle n’ait tout
simplement préféré cet endroit.
Moi, elle n’a pas osé
m’approcher. Alors que c’était mon tour de parler. J’ai dit à l’insecte
que Mao ne m’avait pas compris. Car je n’avais pas fait allusion à
l’Occident, mais à notre démocratie bolchevique. Mais à en juger par ce
qu’on racontait, ai-je ajouté, le camarade Mao retaillait tellement
Marx que, si celui-ci avait été vivant, il se serait retourné dans sa
tombe comme une girouette.
Mao n’a pas été d’accord. A
haute voix. Premièrement, parce que si Marx avait été vivant, sa place
n’aurait pas été dans une tombe. Encore moins dans un rôle de
girouette.
Deuxièmement, même de son
vivant, Marx n’était jamais allé en Chine. Nul besoin donc de le
retailler. Il fallait au contraire élargir le cadre de sa doctrine.
Pour y inclure la Chine.
Eh bien, qu’il élargisse, me suis-je dit à part moi. Qu’il inclue. L’essentiel est de savoir que maintenant qu’il s’est emparé de tout ce qu’il inclut, c’est à dire de tous les Chinois, aucun d’eux n’osera le contrer. Et qu’il suffit, par conséquent, de se mettre d’accord avec lui.
— Là encore, vous ne m’avez
pas compris, ai-je déclaré. Nous, nous n’avons pas pu éviter la
dictature du prolétariat. Mais vous, vous le pouvez. D’autant plus
qu’il paraîtrait que vous n’aimez pas le prolétariat.
— Je fais davantage confianze
aux paysans.
— Vous avez tort.
— Ils zont incapables de
z’emparer d’un pouvoir qui ne leur appartient pas.
— Mais ils aiment défendre le
leur.
— En Chine, ils n’en ont pas
le temps. En Chine, la nature fonctionne jour et nuit. Les ouvriers,
eux, ont pluz le temps. Comme lez intellectuels.
J’ai fait semblant de ne pas
avoir compris :
— A qui faut-il donner le
pouvoir, alors ?
— A personne. Au peuple.
S’il n’y avait pas eu ce front
en sueur, jaune comme du moisi, et cette puanteur verte qui sortait de
sa bouche, j’aurais bondi pour l’embrasser. Mais je n’ai ni bougé de ma
place ni prononcé le moindre mot. Mao a ajouté, mal à l’aise :
— Je me méfie de la théorie.
La théorie, c’est une idée coupée de la réalité. Et toute idée est une
généralization opérée à partir du pazzé. Même si cette idée est tournée
vers l’avenir. Mais la vie, z’est le prézent. Par conséquent, ceux qui
ont recours aux idées, au pazzé, zont des gens qui ont peur de la vie.
Le savoir vient de la pratique.
Ni moi, ni Chi Tchjé, ni la
mouche sur sa main n’avons bougé. Sans attendre le moindre bruit, Mao a
touché mon épaule :
— Vous ne me faites pas
confianze. Vous me considérez comme un marxiste frelaté. Mais je zuis
pluz qu’un marxiste.
Oui, ai-je approuvé, mais en
silence, là encore.
— Pourquoi parler ici de
marxisme ?! s’est exclamé Mao en écartant les bras. Je zuis pluz
que Marx ! Je zuis prezque comme vous !
Chi Tchjé, cet imbécile, a été
surpris. Et la mouche a disparu je ne sais où.
Mao s’est rapproché de
moi :
— Même si z’est impozzible, la
pratique exige qu’il y ait des gens comme vous partout. Car vous ne
pouvez diriger d’izi la Chine.
Il avait déjà exprimé
auparavant l’idée de la généralisation à partir du passé tournée vers
l’avenir. Mais pas directement devant moi. J’ai eu pour seule réponse
de tirer une boîte d’allumettes de ma poche et d’y farfouiller.
— La pratique exige
l’impozzible, a poursuivi Mao. Et la pratique obtiendra l’impozzible.
Des hommes tels que vous et moi surgiront partout. Pour que le marxisme
triomphe partout.
J’ai fini par avoir
pitié :
— En attendant que la pratique
obtienne l’impossible, est-ce que vous ne vous êtes pas égaré, camarade
Mao, dans la jungle de ce dont vous vous méfiez ? Vous demandez
pourquoi parler de marxisme. Et en même temps, vous souhaitez sa
victoire ?! Où est la logique ?
Mao a éclaté de rire et lancé
en direction de l’interprète une bonne douzaine de mots verdâtres.
Celui-ci a piaillé de joie, mais a eu du mal à tous les attraper. Mais
y parvenant, il les a glissés dans son petit poing et s'est mis à
égrener sa traduction.
Quand son poing a été vide, je
n’ai pas ri.
Précisément parce que la
réponse m’a semblé géniale. Mao a cru que je n’avais pas compris et a
ordonné à Chi Tchjé de me répéter ses mots :
— Vous demandez où est la
logique et le camalade Mao vous répond : à quoi bon en chercher
une ? Le camalade Mao conzidère qu’il faut penzer en poète. Avec
son âme. Comme vous et comme il. Et ze mettre la logique au cul !
Moi, par contre, je n’ai
jamais pu me passer de logique. Tout en sachant qu’elle n’est pas la
seule à conférer aux choses leur véritable sens. Ou que tout sauf elle
leur en confère. Mais je n’ai pas pu m’en passer, y compris dans ma
poésie.
L’Orient, quant à lui, ose le
faire. Ses poètes pensent vraiment en dehors de toute logique. Et
uniquement en fonction de ce qu’ils voient. Un oiseau vole dans le ciel
vide et les voilà qui chantent : un oiseau-eau vo-o- le. dans le
cie-e-l vi-i-de. Et quand il disparaît, ils ne disent pas qu’il a
disparu, mais qu’ils aperçoivent le vi-i-de.
Mais malgré tout, avant de
confier la chose la plus importante à Mao, j’ai été obligé de poser une
question à laquelle il est impossible de répondre si on a la logique
“ au cul ” :
— Mais pourquoi vouloir que le
marxisme triomphe partout ?
Mao s’est réjoui et ses yeux
se sont agrandis jusqu’à paraître d’une taille quasi normale. Puis il
s’est tourné vers Chi Tchjé et a hoché la tête. Celui-ci connaissait
visiblement par cœur la réponse vu qu’il était au service du chef
depuis longtemps.
Un jour, du temps où le
prézident Mao était encore petit garzon et vivait dans un petit village
chinois, il z’était allongé et mis à réfléchir très fort. Si fort qu’il
devint tout pâle. Au point que son père s’en rendit compte. Z’était un
paysan chinois, lui auzzi. Et il dit à zon filz : lève-toi et
dis-moi pourquoi tu es si pâle. Mao se leva et expliqua en toute
sinzérité que son âme zouffrait pour tous les hommes. Et qu’il
souhaitait très fort les zauver. Le père eut très peur et lui ordonna
de se recoucher et de se reposer un bon moment. Cela pazzerait
peut-être. Le prézident obéit. Mais cela ne lui avait jamais pazzé.
La Corée fait
pitié : elle est certes loin de dieu, mais proche de la Chine...
C’est Orlov qui nous a
pressés. Par un coup de fil. Je lui ai répondu en détails et lentement
pour donner le temps à Chi Tchjé de traduire à son grand chef. J’ai
ordonné à Orlov de retenir Micha et la Française pendant quelques
minutes encore. Pas plus.
— Vous êtes un grand chef,
camarade Mao ! Et vous ne tarderez pas à me comprendre !
ai-je dit en m’étonnant du fait que la mouche soit soudain réapparue
sur sa grosse courge. La première guerre mondiale a engendré le premier
État marxiste. La seconde, notre camp marxiste. Nous sommes désormais
sous la menace d’une troisième guerre. Après la seconde, j’ai aboli la
peine de mort pour trahison de la patrie. Je suis obligé de la rétablir
à partir de janvier. Pour un temps.
— Bien sûr, vous avez raison,
s’est-il hâté d’acquiescer. Mais ce ne sera pas pour longtemps. La
troisième guerre mondiale va enterrer l’Occident rapidement !
— L’Occident est bien armé,
ai-je grommelé.
— L’Occident est un tigre de
papier ! a-t-il répliqué.
— Non, un tigre nucléaire,
ai-je objecté.
— Nous avons aussi la bombe,
vous et moi ! a-t-il rétorqué.
— Je n’en ai que deux pour
l’instant, ai-je déclaré.
— Il ne m’en faut
qu’une ! a-t-il concédé.
— Je sais, ai-je concédé.
— Donnez-m’en une et nous
vaincrons ! Notre cauze est juste !
J’ai enfoui mon sourire dans
ma moustache, derrière ma pipe, et je me suis rappelé avec le plus
grand sérieux que Mao avait déjà formulé cette demande à Pékin par
l’intermédiaire de Mikoïan. Une bombe. Et à sa réception, il exigerait
des Américains d’“ oublier ” la Corée.
Elle faisait vraiment pitié la
Corée, m’avait expliqué Mikoïan : certes, elle était loin de dieu,
mais proche de la Chine.
Si les Américains, à la
différence de dieu, refusaient d’“ oublier ” la Corée ou même
s’ils se “ souvenaient ” de la Chine, avait menacé Mao, il
leur enverrait son unique bombe sur la tête.
— Envoyer une seule bombe ne
suffit pas pour gagner, camarade Mao. Même si la cause est juste. Les
Américains possèdent un nombre de bombes bien plus important.
Mao m’a regardé dans le yeux
d’un air entendu :
— En revanche, nous avons plus
de fermeté qu'eux ! Et plus de goût du zacrifice !
Je lui ai renvoyé un regard
vide. Il est indécent de lire les pensées d’autrui.
— Nous leur sommes supérieurs
en nombre, a précisé Mao.
J’ai plissé les yeux et jeté
un regard à l’aine du mineur pour savoir l’heure.
— Je suis personnellement
prêt, s’est empressé de préciser Mao, à engager dans cette affaire la
moitié de ma population !
On a frappé, mais je n’ai pas
répondu. Je me suis extirpé de mon fauteuil pour me diriger lentement
vers la porte.
La Chine a six cents millions
d’habitants.
A part quelques professeurs
d’université, personne en Amérique ne sait compter jusque là.
Même si, d’un point de vue
économique, Mao a intérêt à engager dans l’affaire trois cents millions
de Chinois, jamais l’Amérique ne lui permettra de le faire. Elle
capitulera dès les cent premiers millions.
Surtout si elle comprend que
je suis derrière Mao. Mais avant de capituler, elle aura massacré une
bonne partie de mon peuple. Et je n’y ai pas intérêt.
L’essentiel était donc, me
disais-je en allant vers la porte, de faire admettre la vérité à ce
“ pédérasse ” de Truman. A savoir que je ne faisais pas non plus
confiance au Chinois. Auquel l’appellation de Molotov s’appliquait
mieux. Quoique celle de Lavrenti — la tulipe rouge — fût encore
meilleure. Rouge à l’extérieur, blanc à l’intérieur. D’autant que le
Guide souffrait d’anémie.
Malgré tous mes doutes, il
fallait bien reconnaître que Mao était un grand stratège. On ne pouvait
battre l’Occident qu’en utilisant ce qui en tout lieu coûtait le moins
cher. A la fois pendant le processus de production et après.
En utilisant ce que l’Orient
possédait en plus grand nombre : les hommes.
On me reproche de n’avoir pas
lésiné. De ne pas avoir épargné les vies dans la guerre contre les
Allemands. Mais j’ai gagné. Or si j’avais lésiné et perdu, les
reproches seraient encore plus virulents. Parce que j’aurais perdu.
Si j’avais lésiné, épargné mon
monde, les survivants vivraient actuellement sous la botte allemande.
Ce qu’ils ne voulaient pas. Sinon ils n’auraient pas fait la guerre.
Mais je n’ai pas eu tellement
de survivants. Beaucoup moins que Mao. C’est son tour d’être généreux
maintenant.
— Vous êtes un grand stratège,
camarade Mao ! ai-je dit en me retournant vers lui avant d'ouvrir
la porte. Et je suis non seulement fier de mon amitié avec vous, mais
prêt à rester votre ami en cas d’accident avec les deux bombes. Je vais
toutefois les conserver pour l’instant. Le transfert n’est pas urgent.
Vous concéder à temps une aide financière me semble plus important. Et
je suis également prêt à offrir trois cents millions. De dollars.
Ma réflexion finale a concerné
l’Amérique. Un pays riche. Qui avait offert une somme bien supérieure à
l’Équateur.
Rien n’unit
plus les hommes que la peur...
J’ai fait asseoir Michèle sur
le divan, à côté de Mao, je l’ai observée et j’ai constaté à haute voix
l’évidence : elle était jeune et belle. Elle a souri, découvrant
ainsi un espace vide entre ses dents de devant. Cela m’a quand même plu
et j’ai ajouté qu’elle était très belle.
Mao a approuvé sans grand
entrain et déclaré qu’il s’efforçait personnellement de ne pas
exacerber les différences entre les jeunes filles. Puis il a félicité
Tchiaouréli de la jeunesse de sa compagne.
Micha a accepté le compliment
et fait remarquer que, tandis que certains avaient tout, les autres
devaient se contenter du reste.
J’ai ri, mais Michèle s’est
vexée. A cause de Micha. Elle a dit que s’il la considérait comme
faisant partie du “ reste ”, elle préférait appartenir à ceux
qui avaient tout. Mais pas à n’importe qui. Elle s’est alors éloignée
de Mao et m’a regardé.
Mao s’est vexé à son tour.
Moi, j’ai fait remarquer que Michèle s’exprimait correctement en russe.
Tchiaouréli a déclaré que tous
les Français parlaient mieux qu’ils n’écrivaient. Ils écrivaient d’une
façon, mais prononçaient d’une autre.
J’ai de nouveau ri :
Michèle avait relevé sa jupe et croisé une de ses jambes sur l’autre et
le plus troublé de nous tous était Chi Tchjé. Complètement ahuri, il a
osé une opinion personnelle. Il a vanté les yeux de Michèle. Mais il
s'est très vite ressaisi et a ajouté qu'il s'agissait en fait d'une
affirmation purement abstraite, car depuis l'enfance il admirait les
yeux bleus.
Micha s’est offusqué :
les yeux de Michèle étaient noirs ! Comme ceux des plus belles
filles de sa Kakhétie natale.
Au mot de Kakhétie, Mao a
manifesté son étonnement : il n’aurait jamais cru que Tchiaouréli
était également né en France.
Chi Tchjé a eu honte pour son
chef. A qui Micha s’est empressé d’affirmer, en me lançant un clin
d’œil, que la Kakhétie n’était pas en France. C’était une rue de
Leningrad. La seule où il fît toujours chaud. Comme aux bains.
Mais personne ne s’en
plaignait car la Kakhétie n’était habitée que par des intellectuels
sachant bien qu’il était inconvenant de s’exclamer aux bains :
“ quelle chaleur ! ”. De même qu’il est inconvenant, par
exemple, de se plaindre du réchauffement de la planète.
J’ai à nouveau éclaté de rire.
Mao m’a regardé d’un air vexé,
mais j’ai expliqué qu’il ne fallait pas en vouloir à Tchiaouréli, que
c’était un artiste. Tchiaouréli a souri et, pour se justifier, a abondé
dans mon sens :
— L’éclairagiste du théâtre de
Koutaïssi, lorsque Cléopâtre, conformément au texte, se plaint des
ténèbres qui règnent sur son âme, allume les projecteurs. Et personne
ne lui en veut. Ni César, ni le directeur. Parce que c’est un véritable
artiste.
Chi Tchjé lui a rappelé que
Mao aussi était un véritable artiste. A quoi Micha a répondu qu’il n’y
avait donc rien non plus à reprocher à Mao.
Michèle a ri à son tour. J’ai
eu envie de dire quelque chose de drôle, moi aussi :
— Cela ne fait-il pas beaucoup
de gens irréprochables ? ai-je demandé. Surtout parmi les Chinois.
Et j’ai fait un clin d’œil à la Française. Ne me sachant pas capable de
plaisanter, elle a relevé sa jupe encore plus haut.
Chi Tchjé en a été fou furieux
et a foncé au secours de son chef. Il s’est levé d’un bond et m’a
déclaré qu’il était incapable, en toute sincérité, de traduire mes
paroles car il n’y trouvait rien de drôle. Et il a répété :
— En toute sincérité !
Tout le monde en est resté
interloqué.
Moi aussi j'ai d'abord perdu
contenance. Puis extrayant mon chibouk de ma moustache, j’ai déclaré
d’une voix lente à l’assistance que tous les hommes venaient au monde
par hasard. Mais qu’on reconnaissait instantanément ceux qui avaient
été engendrés par des spermatozoïdes polissons. Qui n’étaient pas morts
et leur montaient régulièrement à la tête. Leur faisant énoncer des
phrases du genre “ en toute sincérité ! ” Il était
recommandé de fusiller ces gens-là sans jugement. Et de façon répétée.
Tchiaouréli a henni et s’est
mis à tambouriner du poing sur les accoudoirs de son fauteuil. Michèle
était à tel point secouée par le rire qu’elle a heurté Mao. Qui a
ricané à son tour, au cas où. Chi Tchjé s’est d’abord brusquement
recroquevillé, puis il a émis des piaillements accompagnés de
minuscules hochements de sa minuscule tête.
C’est Valietchka qui a fini de
détendre l’atmosphère. Elle est entrée dans la pièce et, dans un
balancement de hanches, a posé un plateau avec des pommes sur la petite
table à journaux.
Mao s’est emparé de la pomme
la plus claire et y a planté ses dents vertes. Michèle a brusquement
cessé de rire, s’est écartée de lui, puis d’un air sérieux, et selon la
description même de Valietchka, elle a cligné des yeux.
— Camarade Staline, a-t-elle
demandé soudain, est-il vrai qu’en janvier votre pays va rétablir la
peine de mort ?
Cette question inattendue m’a
offensé. Notamment parce que je n’en avais pas tout de suite détecté
l’origine psychologique. J’avais juste deviné qu’elle pouvait être liée
à la couleur des dents de Mao. Ou à la vue de la pomme qu’il
défigurait.
— C’est possible, ai-je
répondu à Michèle. Il est possible que nous rétablissions la peine de
mort. Mais provisoirement. Nous venons en outre d’en discuter avec le
camarade Mao et il a évalué que ce serait pour peu de temps.
Comme je l’avais escompté,
elle s’est tournée vers lui :
— Que voulez-vous dire,
Monsieur le Président ?
Le président lui a répondu en
détails, tout en mastiquant bruyamment, mais je n’ai pas compris s’il
se vengeait de son indifférence de tout à l'heure, au salon, ou s’il
exhibait pour moi tout l’éventail de l’ironie extrême-orientale :
— Au seuil de la bataille avec
l’ennemi universel, il est nécessaire d’en finir avec l’ennemi
intérieur. Ce qui peut être fait rapidement. Et sans condamner l’ennemi
à la monotonie.
Dans les temps reculés, les
gens civilisés suppliciaient sur la croix — c’est ainsi, dit-on, qu’on
a tué le Christ —, ou bien avaient recours à la lapidation. Sur la
croix, on crevait au bout de quelques jours, alors que même une
lapidation précise ne causait la mort qu’au bout de quatre heures. Ce
qui, bien que spectaculaire, est trop long.
A présent, exception faite du
passage par les armes, instantané mais peu impressionnant, on prive de
vie un ennemi bien plus rapidement. La différence entre les diverses
méthodes n’est qu’une question de minutes : le gaz ou une
injection en exigent vingt, un électrochoc dix-huit, et une pendaison
quinze.
Dans certains cas, a poursuivi
Mao, les communistes ont recours à l’expérience universelle. A côté des
méthodes internationales — décapitation au moyen d’instruments
coupants, égorgement par ces mêmes instruments, extraction des
viscères, écartèlement, etc... , il faut prendre aussi en compte les
traditions nationales.
Prenons un procédé irano-turc.
Qui porte le joli nom de “ bastonnade ”.
On commence par huit cents
coups de bâton sur la plante des pieds. On peut ne pas se fatiguer à
compter et abandonner le bâton lorsqu’on voit l’ennemi perdre
conscience. L’essentiel est de le plonger ensuite, avec précaution pour
ne pas être éclaboussé, dans un bac rempli d’eau bouillante. Et de l’y
maintenir jusqu’à ce que la chair se détache des os.
A la place de l’eau
bouillante, on peut utiliser du plomb ou de la cire en ébullition.
Le plomb — la Chine a
l’intention d’en produire à profusion — se révèle particulièrement
efficace s’il est déversé dans la gorge. Dans ce cas, de petites
quantités suffisent.
Les Africains cependant
mangent avec moins d’appétit leurs ennemis durcis dans l’eau bouillante
que tout crus. Surtout s’ils sont en communauté : ils les
découpent alors en petits morceaux et s’alimentent de cette manière.
Recousant tout de même les blessures après avoir coupé chaque tranche
pour que l’ennemi ne meure pas d’une hémorragie avant la fin. C’est à
dire avant que toute la chair ne soit mangée.
Le progrès technique a poussé
les Africains à innover : ils suspendent au cou de l’ennemi un
pneu de voiture auquel ils mettent le feu. Puis, tous ensemble, ils
forment autour du bûcher un cercle aussi parfait que celui du pneu Et jouissent du spectacle.
Le plus jouissif n’étant pas
le pneu en flammes, mais la peur. La peur de l’homme au pneu. Et la
leur. Car pendant que quelqu'un a un pneu qui brûle sur lui, on cesse
d’être tourmenté par sa propre peur. Elle fait place au plaisir.
Rien n’unit plus les hommes
que la peur. L’exploration des diverses peurs et leur inoculation est
un bien grand art.
Chaque peuple perfectionne à
sa manière son usage des matériaux de construction, par exemple. Les
Afghans enfoncent dans les oreilles de leurs ennemis de grands clous.
C’est parlant, mais trop simple.
Les Européens raisonnent de
façon plus complexe. On enserre de planches la tête et le buste de
l’ennemi et on le scie en deux dans le sens de la longueur. Le sang
jaillit par les fentes du bois et c’est curieux. Car le sang constitue
un lubrifiant gratuit pour la scie.
Le désavantage regrettable du
procédé est que l’ennemi se trouve caché par les planches.
Ce qui est vraiment dommage
car l’homme aime bien tuer en contemplant son œuvre. En voyant les
matières organiques retourner à l’inorganique
La jouissance provoque aussi
la haine envers les ennemis suppliciés. Il en va de même lorsqu’on se
souvient du supplice. Et s’il s’agit d’un ennemi commun sa mise à mort
suscite chez les exécuteurs un sentiment de fraternisation. C’est
d’ailleurs pourquoi les gens aiment tant se remémorer la guerre.
Dans tous les cas, a dit Mao
en reprenant le fil de son histoire, il vaut mieux voir et entendre la
victime que de la cacher derrière des planches clouées. Comprimer la
poitrine de quelqu’un dans un pressoir à vin présente les mêmes
inconvénients.
Par contre, ce dernier procédé
se distingue par des effets auditifs plus prolongés. Même les héros se
montrent nerveux dans un pressoir. Chacun crie à sa manière, mais tous
exigent la même chose : qu’il soit mis fin à ces violences. Une
exigence déraisonnable car le but poursuivi dans un pressoir est
précisément d’écraser.
Là, n’y tenant plus, Mao a
éclaté de rire.
L’homme
tue autrui au nom de l’homme...
Il n’a été suivi par personne.
Michèle s’est brusquement
levée, dirigée vers mon bureau et comme le Christ aux épaulettes de
commandant de mon rêve, elle a tiré une papirosse de ma boîte de
Kazbek. Sans me demander la permission. Puis elle est venue vers moi et
m’a demandé du feu.
J’ai encore plus apprécié
qu’elle sente le melon. Et qu’elle vienne s’asseoir à mes côtés.
Toujours sans m’en demander la permission.
— En ze qui conzerne la
Franze, a fait savoir Mao avec colère par son interprète, leur
guillotine est un jouet idiot. A la fois cher et compliqué. Le couperet
tombe trop rapidement pour qu’on retire un plaisir du spectacle. Un
plaisir proportionnel à la dépense engagée.
Michèle a répondu par une
bouffée furieuse de fumée de cigarette.
C’est Tchiaouréli qui a plaidé
pour la France :
— La vitesse de la chute du
couperet, camarade Mao, est calculée non en fonction du plaisir du
spectateur, mais en fonction de celui de la personne qui... se trouve
sous ledit couperet... L’acteur. Il ne s’agit d’ailleurs pas de son
plaisir, mais... De mettre fin à son déplaisir.
— Voilà pourquoi zet
inztrument est vraiment idiot. Les Chinois dizent que, lorsque la lune
brille, un flambeau tue la beauté. C’est aussi un tsanzuan. Le camalade
Staline est au courant. C’est idiot comme une pièce qui ne viserait pas
le spectateur. N’est-ce pas, camalade Staline ?
Je n’ai pas répondu. J’ai moi
aussi tiré sur ma pipe. Mon petit nuage de fumée est parti rejoindre
celui qu’avait propulsé la poitrine émue de la Française. Et dans
lequel voltigeait ou s’était peut-être laissé prendre notre mouche.
Mao m’a interpellé :
— Camalade Staline !
J’ai remué. Ou plutôt j’ai
haussé les épaules :
— Je n’ai pas bien compris qui
tuait qui chez vous. Vous évoquez je ne sais quel acteur, un couperet,
la lune, un flambeau... Cela fait trop de choses... Même la mouche ne
s’y retrouve pas...
— Qui ça ? a demandé Mao.
— Il faut vous exprimer plus
simplement, ai-je conseillé.
— J’ai dit une choze très
zimple : l’homme tue autrui au nom de l’homme, a expliqué Mao. Au
nom des vivants. Et il a dirigé son potiron vers Michèle :
N’est-ce pas clair, Madame ? N’ai-je pas raison ? Même si je
ne vous inzpire pas de zentiments érotiques ! J’ai de toutes
fazons très raizon !
Michèle a cligné des yeux et
trouvé quoi répondre :
— Vos paroles, camarade Mao,
sont peut-être très sages, mais la sagesse tue l’érotisme.
Tchiaouréli a été satisfait et
m’a adressé un clin d’œil.
— C’est faux, a répliqué Mao
en hochant la tête. La sagesse ne tue pas l’érotizme. On dit que toutes
les femmes de votre Occident veulent dormir avec le Christ.
Jusqu’aujourd’hui. Qui est-il donc ? Personnellement, je n’en sais
rien. Mais on dit que c’est un Juif et un sage...
Michèle a eu tout à coup un
sourire. Mystérieux ou peut-être rusé. Comme si Mao avait fait allusion
non pas au Christ mais à un bonhomme qu’elle aurait connu tout aussi
bien que Micha. Elle a ensuite à nouveau fourré sa papirosse entre ses
lèvres et en a tiré de denses anneaux de fumée.
— Président ! s’est-elle
exclamée. Nous, les femmes, et moi, entre autres, nous aimons le Christ
et nous voulons dormir avec lui parce que nous l’aimons. Et nous
l’aimons parce que c’est un type beau. Bienveillant. Et qui ne sent pas
mauvais.
Chi Tchjé a débuté sa
traduction, mais Michèle a accéléré, l’a interrompu pour
poursuivre :
— Et sa sagesse n’y est pour
rien. Une sagesse qui consiste cependant non à régner ou à tuer, mais à
aimer aussi. Et puis cet amour que nous avons pour lui, Président, le
rend plus fort que n’importe quel pouvoir. Il le rend plus fort que la
mort même ! C’est pourquoi il n’est pas mort ! Et il n’y a
pas que lui ! Tous ceux qui vivent en Christ ne meurent pas !
Mao lui a ordonné d’un geste
d’arrêter.
Elle n’a pas obéi. Elle s’est
alors tournée vers moi, s’est emparée de tout l’espace sans fumée qu’il
y avait entre nous et a dirigé sa papirosse vers cet air raréfié.
— Je dis que le Christ,
Monsieur Staline, comble notre cœur comme un homme comble une
femme ! Si on le laisse pénétrer en nous, la peur d’être ce que
nous sommes — des créatures faibles, mortelles et bêtes —
disparaît ! Le Christ est une force, Monsieur Staline, venue de
l’extérieur. Et qui devient nôtre. Mais cette force ne pénètre dans
notre cœur que s’il est brisé. Le Christ a d’ailleurs cherché a rendre
l’homme meilleur que ne le lui permettait sa nature...
Michèle s’est arrêtée net.
Parce que j’avais sourcillé, peut-être. Mais peut-être serait-elle
revenue sur terre sans cela.
Profitant du silence, la
mouche est passée près de moi en bourdonnant et a gagné le fond du
bureau.
Tchiaouréli en avait le
souffle coupé. Son regard était horrifié. Il a tenté de dire quelque
chose, mais ses lèvres s’y sont refusées.
Mao a tapé sur l’épaule de
l’interprète et celui-ci a été pris d’un grommellement saccadé. Sa
langue s’est empêtrée dans les pointes acérées des syllabes chinoises.
Je me suis tourné vers Michèle
et elle m’a de nouveau étonné. Elle était bien revenue sur terre, mais
son regard ne semblait nullement troublé.
C’était moi qui l’étais. Bien
que j’eusse attendu cette sensation intérieure depuis très longtemps.
Mais j’ignorais jusque là
qu’on pût entendre le clapotis de la pensée. Ce doux clapotis qui
survient dans les eaux immobiles de notre âme quand des circonstances
de hasard vous renvoient à un passé lointain. Jettent un pont entre des
choses tout à fait éloignées.
Cela ne tient pas aux paroles
entendues. Tout aussi bulleuses que les autres. Mais au fait qu’elles
sont les dernières bulles à qui, conjointement à la multitude infinie
de celles qui ont précédé, il est soudain échu d’agiter l’eau dormante
pour la porter vers la rive, dans une vague étale de douces évidences.
Si douces que l’on comprend
qu’elles aient réussi à se cacher dans l’eau, loin du rivage, pendant
si longtemps. Jusqu’à ce jour de mes soixante-dix ans où c’est moi-même
qui suis porté vers la rive.
Mais peut-être ne s’agit-il
pas d’un hasard ?
Après le déferlement de la
vague, j’ai compris sans peine que l’admiration obsédante que
j’éprouvais pour le Maître et qui m’avait torturé toute ma vie était un
sentiment qui devait éveiller le soupçon.
Tout ce qui provoque
l’admiration est forcément suspect. Et c’est pourquoi le Maître
lui-même doit éveiller le soupçon.
Tout lui et tout ce qu’on dit
de lui.
Je me suis souvenu des doutes
perpétuels qui rongeaient mon âme. Et de la peur qui l’envahissait à la
suite de ces doutes.
Bien que cette peur fût
maintenant absente, n’était-ce pas elle qui avait détrempé l’étroit
sentier par lequel le commandant Papismedov avait dû revenir de la
grotte de Qumrân, près de la mer Morte ? Vers les gens normaux.
N’était-ce pas elle qui l’avait rejeté vers ceux qui prétendaient être
le Maître ?
— Il est fort possible, ai-je
dit enfin, que l’actuel Jésus-Christ soit le vrai Jésus-Christ, et non
pas ceux qui feignent d’être lui... Le matin, c’était un homme normal.
Mais l’après-midi, il s'est mis à s’imaginer qu’il était Jésus-Christ.
Michèle a cligné des yeux.
— Ce n’est pas moi qui ai dit
ça. Mais Churchill. Quand il m’a offert le tableau d’un peintre très
intelligent. Un tableau, mais en trois parties.
— Un triptyque ? m’a
soufflé Michèle.
— Non, ai-je fait avec ma
pipe. Une reproduction.
Elle a enfin paru troublée et
j’ai ajouté :
— “ Triptyque ” est
un mauvais mot. Qu’il faut éviter. Je sais comment. Il faut le coller à
Churchill. Même de profil, il a l’air d’être en trois parties.
Tchiaouréli a éclaté de rire.
Puis Mao, avec quelques secondes de décalage.
— Cette reproduction
représente le Christ, ai-je expliqué à Michèle. Dans diverses pauses.
Mais nulle part il n’est le type beau et bienveillant que vous avez
décrit, mais un Palestinien laid et craintif. Venu de sa province. Sans
doute puante. Comme celle de Gori. Il ressemble d’ailleurs à mon
voisin. David Papismedachvili. Qui, paraît-il, serait le père...
Tchiaouréli a levé la tête.
— D’un certain commandant,
ai-je poursuivi avec hésitation. Dont vous allez faire aujourd’hui la
connaissance...
Je me suis levé pour aller
vers l’étagère à livres...
Le temps est
quelque chose de très nozif...
Je conservais la reproduction
de ce triptyque pliée en deux. Je l’ai déployée et elle a recouvert
toute la table à journaux. Mao a incliné si bas son potiron qu’on
aurait dit qu’il reniflait chaque personnage du tableau.
L’interprète a collé sa tête
au potiron.
Michèle et Tchiaouréli ont
esquissé un mouvement vers la table, mais ils se sont aussitôt écartés.
De Mao.
— Le camalade Staline a
raizon ! a-t-il déclaré par le truchement de Chi Tchjé. Il pue un
peu !
Michèle s’est à nouveau
approchée, en pinçant les narines, cette fois.
— Et il est très laid !
lui a envoyé Mao en plein visage. Zon nez est trop grand !
— En France, le nez est
considéré comme l’organe de la sagesse. ! lui a-t-elle répondu
sans cesser de se boucher le nez.
Tchiaouréli, après un regard
échangé avec moi, a éclaté de rire.
Mao s’est à nouveau penché sur
le tableau. Comme s’il s’agissait maintenant d’une carte d’état-major.
— Ne me zoufflez pas !
a-t-il ordonné en dodelinant du potiron alors même que personne ne
disait mot. Je comprends tout zeul ! A gauche, marche le Christ,
les mains attachées. Au milieu, il y a un autre Christ, identique,
pendu à une croix. Vivant, peut-être. Ou peut-être déjà mort. Et il y
en a un troisième qui porte une croix. Vivant. Et encore un autre,
zemble-t-il. Vivant lui auzzi. Et encore un. A droite. Mais mort.
Michèle s’est impatientée. Mao
lui a interdit du doigt de lui souffler.
— Et Churchill vous a dit
lequel était le vrai ? m’a-t-il demandé.
— Oui, ai-je répondu. Tous.
— Tous ?! s'est écrié Mao
incrédule. Mais dès que Chi Tchjé lui a zozoté quelque chose à voix
basse, il a poursuivi : Je comprends ! C’est un zeul et même
Christ ! Le vrai. D’abord vivant, puis agonizant, puis mort !
— Exact, ai-je approuvé. C’est
bien dans cet ordre-là.
— Et là, il est encore une
fois mort ! s’est exclamé Mao tout réjoui. Sur l’arbre !
— Ce n’est pas lui, ai-je
rétorqué. C’est un disciple. Judas. Il s’est pendu.
Vexé, le Chinois a demandé
plein d’indignation :
— Et pour quelle raison ?
— Il y avait de quoi.
Croyez-moi !
Mao m’a cru et a cessé de
parler : visiblement, il avait décidé que la raison n’avait pas à
être divulguée. Surtout en présence d’une dame. Il s’est alors tourné
vers elle :
— Et vous qui disiez que le
Christ n’était pas mort ! Même si sur l’arbre il s’agit d’un
disziple, comme l’a expliqué le camalade Staline, qui, d’après vous,
est sur la croix ? Lui ! Il est donc mort au moins une
fois ! Et Mao a éclaté de rire. Et une fois, za zuffit !
— Pas toujours. Jésus est
mort, puis il est redevenu vivant, a expliqué Tchiaouréli, volant au
secours de la Française. Ça s’est passé plus tard. Après sa mort. Pas
en même temps.
Mao a eu l’air pensif, puis il
est tombé d’accord avec l’artiste. Sur un autre point, il est
vrai :
— Le temps est quelque chose
de très nozif ! Il empêche les événements de se pazzer en même
temps. Et c’est très mal. Pire que s’ils n’avaient pas du tout
lieu !
— Voilà un bon mot !
ai-je fait remarquer en lui souriant. Le temps se mêle toujours de
tout. Un historien a d’ailleurs dit : les choses bien tombent au
mauvais moment. Et la plupart des choses bien n’arrivent même pas du
tout. Un défaut que les historiens corrigent.
Mao a ri :
— Nous auzzi, nous pouvons le
faire ! Nous, les marxistes !
— C’est un autre bon
mot ! ai-je approuvé. Mais le mieux, c’est ce que vous avez
formulé il y a un instant : “ Qui est le Christ ? On
n’en sait rien ! ”
Je me suis de nouveau extirpé
de mon fauteuil pour aller vers la porte de la véranda. Les écureuils,
qui tout à l’heure avaient fui en me voyant, étaient revenus et
pressaient leur museau au bas de la porte vitrée. Ils ne pouvaient pas
m’apercevoir. Mais m’entendre.
J'ai repris mon
argumentation :
— Vous voyez, camarade Mao,
vous êtes un homme très intelligent et c’est pourquoi vous connaissez
le Christ. Par la pratique. Comme vous pouvez connaître n’importe quel
homme. Ou dieu. Mais vous ne faites absolument pas confiance à la
théorie... Et c’est dommage... (Je suis revenu vers mon fauteuil, mais
ne m’y suis pas assis). Si vous lui faisiez confiance vous sauriez que
l’espace tout entier, connu et inconnu, est une projection d’autre
chose. D’infiniment petit. Situé entre les oreilles.
Au cas où, j’ai indiqué à Mao
du bout de ma pipe où se trouvaient chez moi, et en théorie, chez tout
le monde, les oreilles.
— Vous avez dit que vous ne
connaissiez pas le Christ. Ce que vous ne connaissez pas, ce n’est pas
le Christ, mais sa légende. Et pourtant il est très important pour vous
et moi de la connaître. Car ce monde-ci, et plus encore celui-là, ai-je
dit en faisant un signe de tête vers Michèle, ne repose pas sur la
baleine dont vous avez parlé, mais sur cette légende-là. Sans elle, il
ne reposerait sur rien. Souvenez-vous en. Et Micha va vous raconter en
quelques mots cette légende du Christ, d’après mon tableau.
Dieu est
grand, mais malintentionné...
Micha s’est lancé dans une
exposition correcte des faits, mais on le sentait sur ses gardes. Il ne
savait pas quelle position adopter en ma présence. Et en présence de
Mao. Il s’efforçait donc à la fois de louer le héros principal, tout en
ménageant la possibilité de le condamner.
Jésus était, disait-il, un
Juif de province. Cela se voyait à son nez. Cette province, nommée la
Judée, se trouvait soumise à Rome. Qui considérait que les dieux
étaient nombreux, alors que les Juifs insistaient sur le fait qu’il n’y
en avait qu’un.
Cela faisait rire les Romains,
mais ils ne touchaient pas aux Juifs : l’essentiel était que
ceux-ci payent le tribut, ne portent pas atteinte au pouvoir central et
se laissent mutuellement l’âme en paix. Car une âme troublée est source
de trouble social.
Les Juifs s’acquittaient bien
du tribut, mais pour ce qui était de ne pas porter atteinte au pouvoir
et de se laisser l’âme en paix, la chose était moins simple. Le centre
reconnaissait que les Juifs étaient opiniâtres et leur tenait la bride
grâce à l’armée romaine et à une assemblée juive astucieuse, le
sanhédrin.
Ces petits malins du sanhédrin
réussissaient à la fois à servir les Romains, qui voulaient gouverner
les Juifs, et les Juifs, qui ne le souhaitaient pas.
— Et pourquoi ne le
souhaitaient-ils pas ? l’a interrompu Mao.
Micha a regardé le Chinois
comme si on venait de lui apporter un potiron. Qu’il n’aurait pas
commandé. Parce qu’il n’aimait pas ça.
Puis il s’est ressaisi et a
répliqué qu’il avait déjà répondu. Les Juifs étaient opiniâtres. Et les
plus insoumis d’entre eux étaient les Esséniens. Des socialistes. Une
secte dont le Christ était issu. Ils pensaient différemment. Ils
prônaient, par exemple, la liberté, l’égalité et la fraternité. Il
fallait refuser le luxe. Servir la Loi. Qui était bafouée et profanée.
Néanmoins, ils comprenaient que rien autour d’eux ne pouvait être
changé. Et se tenaient donc à l’écart.
Loin de la poussière des
villes.
Mao a opiné du bonnet :
— Moi aussi, je fais plus
confiance à la campagne.
Micha a répondu que les
Esséniens ne faisaient pas plus confiance à la campagne. Ils vivaient
dans le désert. Avec l’espoir qu’un jour, il se produirait un
miracle : le salut viendrait. Non seulement Rome s’effondrerait et
les Juifs recouvreraient la liberté, mais l’homme se purifierait. Mais
cela ne serait possible qu’avec la venue du Sauveur.
Qui tardait pourtant à venir.
Ce qui fit que Jésus se
présenta.
Il se dit Sauveur et Roi. Il
essaya pendant trois ans d’en persuader les Juifs au moyen de divers
“ miracles ”. En transformant, par exemple, l’eau en vin.
— Quelle eau ? s’est
enquis Mao, au cas où. De l’eau de mer ?
— Non, de l’eau potable, a
répondu Micha. Il nourrit aussi au désert cinq mille hommes avec cinq
miches de pain et deux petits poissons.
— Cinq mille hommes !
s’est exclamé Mao, incrédule.
— Parfaitement, a dit Micha.
Sans compter les femmes et les enfants.
Mao a dû avoir là-dessus sa
petite idée, mais il a posé une tout autre question. Et sans attendre
de réponse :
— Pourquoi donc “ zans
compter les femmes et les zenfants ” ?
Micha n’a donc pas répondu. Il
a compris que c’était une fausse question. Il a seulement ajouté que
Jésus opérait aussi des miracles médicaux.
— Par exemple ? a
enchaîné vivement Mao. Puis il a murmuré quelque chose à l’interprète.
Micha s’est souvenu du miracle
le plus frappant : la réanimation d’un mort nommé Lazare.
— Une réanimation
complète ? a demandé Mao. Jésus pouvait donc réanimer des
organes ? Indépendants les uns des autres et importants ?
— N’importe quel organe !
a répondu fièrement Micha.
Mao se préparait à poser des
questions sur certains organes, mais j’ai ordonné d’un geste à Micha de
passer aux sermons du Christ. Jésus enseignait, a-t-il alors expliqué,
la pureté de cœur, l’amour, la paix, le pardon de tous les péchés et le
mépris de la richesse.
Mao a approuvé d'un nouveau
hochement de tête. Il a également demandé : “ Et quel régime
notre héros préconisait-il ? ”
Micha a hésité. Puis il s’en
est souvenu : un régime qui repose sur un “ principe en
or ”. : ne fais à personne ce que tu ne veux pas qu’on te
fasse à toi-même.
Mao a trouvé cela juste aussi.
Dans l’ensemble. Mais un tel régime n’existait pas.
— Jésus avait beau prêcher des
vérités reconnues, a poursuivi Tchiaouréli, et pardonner aux hommes
toute sorte de péchés, le peuple l’écoutait mais ne lui obéissait pas.
A l’exception d’une poignée de disciples qui l’appelaient le Maître. Et
de quelques femmes.
Mao a regardé Michèle, on ne
sait pourquoi. Celle-ci a haussé les épaules comme pour signifier
qu’elle était du nombre.
— Les disciples croyaient le
Christ en tout, a déclaré Micha. Même lorsqu’il affirmait être le fils
de dieu. Les autorités, par contre, n’en croyaient pas un mot. C'est là
leur rôle.
Mao m’a regardé. Je lui ai de
nouveau renvoyé un regard vide.
— Non seulement les autorités
n’en croyaient pas un mot, mais elles ne reconnaissaient absolument pas
le Christ.
L'affirmation de Micha
semblait émaner d'un représentant du pouvoir romain et juif.
— Et cela ne tenait pas qu'au
fait qu’elles étaient les autorités. Mais au fait que Jésus était un
sectaire. Et qu’il aspirait lui-même au pouvoir. Tout en le dénigrant.
La tristesse envahit alors
Jésus. Il espérait mieux des hommes. Totalement désemparé, il s’éloigna
d’eux et, pour se rapprocher de dieu, il alla au désert. Où il resta
quarante jours. Malgré la beauté des lieux — il n’y avait rien alentour
—, il se soumit à des privations. Satan, en particulier, le mit à
l’épreuve.
— Il était parti tout
seul ? a voulu savoir Mao. Sans personne ?
— Sans personne, a confirmé
Michèle, cigarette aux lèvres.
Et Tchiaouréli a eu une
réponse encore plus stupide : il était parti avec lui-même. Mais
une fois revenu du désert, il ne fut plus lui-même. Il était fâché.
Fâché peut-être contre celui qu’il était devenu.
J’ai dû intervenir. Devenir
soi-même, ai-je philosophé, est impossible. Car il nous est impossible
de savoir quel est notre vrai moi. A chaque instant, chacun est
lui-même.
Tout dépend de tout.
Quand on dit de quelqu’un
qu’il est devenu lui-même, cela signifie qu’en fonction des
circonstances, il est devenu tel qu’il est le plus souvent. Et ce qu’il
est le plus souvent dépend des circonstances.
En outre, ai-je dit, on sait
qu’une personne change. Et qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut
dire qu’elle devient autre.
On considère néanmoins que
quelqu’un qui a changé est tout de même resté lui-même. Or cela est
impossible. De même qu’il est impossible de cesser d’être soi-même tout
en restant soi-même. Rien ne peut à la fois changer et rester
semblable.
Mao a approuvé, mais il n’a
pas totalement saisi : nous avons eu un empereur, a-t-il raconté,
qui gouvernait mal et perdait des terres. Il tirait à l’arc encore plus
mal. Il visait à côté. Mais il ne se démontait pas : à chaque
fois, il dessinait le but autour du point où tombait la flèche.
J’ai également fait un signe
d’approbation. Non à Mao, mais à l’une de mes idées : l’attitude
des gens vis-à-vis du Christ est la même que celle de l’empereur
vis-à-vis du tir. Ils disent n’importe quoi à son sujet, puis ils
dessinent des cercles autour de leurs propos et se réjouissent :
en plein dans le mille !
Tchiaouréli a échangé un
regard avec Michèle, puis a poursuivi son propos :
— A son retour du désert, le
Christ annonça qu’il avait parlé avec dieu. Et qu’il s’était mis
d’accord avec lui : puisque l’univers s’était embourbé dans le
mensonge et le péché et que plus personne n’observait la loi de dieu,
il fallait abolir cette loi. Et c’était lui qui le ferait.
Le royaume de dieu ne pouvait
être atteint sans violence. Sans catastrophe et dissensions.
Et plus il y en avait et mieux
c’était. Vendez vos vêtements, achetez des glaives, proclama-t-il. Il
faut détruire le monde puis le faire renaître. De la même façon qu’un
homme doit d’abord mourir avant de ressusciter. Car “ il n’y a pas
un seul juste ; il n’y a pas un seul homme sensé ; personne
qui cherche dieu ; tous se sont fourvoyés ; personne qui
vaille ; personne qui crée le bien ; personne ”
Je me suis renversé en arrière
dans mon fauteuil et Micha a corrigé : “ Presque
personne ”. Étant donné que tout alentour, presque tout, était
hostile au royaume de dieu. Même le Temple. Que le Christ promit de
démolir pour en construire un nouveau. En trois jours.
Judas, son disciple, lui
répliqua que l’ennemi était Rome, et non le Temple ou la Loi.
Le monde, et entre autres le
Temple et la Loi, sera sale, même sans Rome, répondit le Christ. Si on
n’anéantit pas en même temps que Rome les autres ennemis. C’est
pourquoi il faut les anéantir tous.
Mais si on les anéantit tous,
il subsistera quand même des ennemis, dit Judas. Car dieu aussi est un
ennemi. Sinon il n’aurait pas permis ce qu’il a permis. Un ennemi, de
plus, auquel on ne peut échapper. Qui empêche de vivre libre. Aussi
grand qu’il est malintentionné.
Et là Jésus lui déclare qu’il
prêche une forme d’amour envers dieu qui suppose qu’on ne pense pas à
dieu. Qu’on l’oublie. Qu’on oublie tout ce qui n’est pas l’homme. C’est
à dire l’amour.
J’ai à nouveau haussé un
sourcil, mais Micha ne s’en est pas aperçu.
— Mon amour, a-t-il fait
déclarer au Christ, est un amour qui ne suppose pas des ennemis. C’est
à dire des peurs. Car ennemi et ami de l’homme se cachent en lui-même.
Il faut libérer l’homme de tout ce qui n’est pas l’homme. C’est à dire
de tout ce qui n’est pas l’amour...
J’ai levé la main :
— Qu’est-ce que tu racontes
là ? Où as-tu pris cette histoire ?
C’est Michèle qui a répondu.
Sans tenir du tout compte de moi. Micha racontait très bien. Car
c’était un cinéaste de talent. Réalisateur d’un film sur la chute de
Berlin.
Mao a ajouté qu’il fallait
écouter les artistes jusqu’au bout. Et ne pas se vexer. Du moment
qu’ils racontaient les choses de façon intéressante.
— Son histoire n’a plus rien à
voir, ai-je dit sans me vexer. Il fait du Christ un athée.
Micha a répliqué que Jésus
était justement presque athée. A force d’être croyant. Si croyant qu’il
considérait dieu comme son voisin. Sans remarquer que ce voisin était
un concussionnaire : il ne rendait service que moyennant finances.
Un voisin méchant, avec ça. Qui n’acceptait de manifester de la bonté
envers ses autres voisins que s’il y avait sacrifice, mort sur la croix
du meilleur d’entre eux.
Par contre, Jésus affirmait
que grâce à lui, futur vengeur, dieu n’était plus seul.
— L’incroyance de l’homme, a
conclu Micha, tient essentiellement au fait que les cieux lui ont
révélé peu de choses inconnues. Mais il est des hommes qui semblent au
contraire ne pas croire parce que les cieux leur ont révélé trop de
choses.
C’est probablement moi qu’il
avait en vue, mais je me suis à nouveau insurgé :
— Ceci est inutile !
Restez dans le sujet ! Nous n’avons pas le temps. Il y a des
invités...
Quand je suis ému, je fais
parfois des fautes d’accent.
La réalité ne
soupçonnait pas le miracle qui la menaçait...
Après mon intervention, le
Christ s’est montré plus rapide, comme pour devancer l’arrivée de mes
invités.
Il s’est empressé d’entrer à
Jérusalem avec ses disciples, aux jours les plus animés, lors de la
Pâque, et il y a aussitôt fomenté la révolte. Il a d’abord insulté les
autorités en excitant contre elles les pèlerins, puis il a souillé le
Temple. En y pénétrant sur un âne et en dévastant tout autour de lui.
Et il s’est aussi proclamé roi
des Juifs ! A dit que l’heure était venue d’abolir la Loi !
Et que lui seul désormais régirait tout ! Et qu’il fallait tout
détruire ! Au nom de l’homme, de la vérité et de dieu !
Il ne doutait pourtant pas
qu’on l’arrêterait et qu’on le livrerait au tribunal. Au nom de ce même
homme, de la vérité et de dieu. Et qu’on le condamnerait au supplice.
Mais il s’est conduit en condamné à mort qui n’a rien à perdre. Sauf la
vie.
Dont il s’était détaché, mais
sur laquelle il avait tout misé. Enfin, pas sur la vie, mais sur la
mort. Ou plus exactement sur un miracle inouï qui abolirait l’ordre
divin : la résurrection après la mort !
Rien ne peut être plus
profondément cher aux hommes que ce rêve. Il n’est pas de miracle plus
grand ! Et aucun miracle inférieur ne pourrait jamais les
convaincre qu’il avait raison. Et qu’il était aussi grand que le
créateur !
Et même supérieur à lui car il
était capable d’opérer un miracle qui bafouerait l’ordre institué par
dieu. Qui abolirait la réalité.
Entre temps, la réalité
s’affirmait avec une insouciante confiance en elle-même. Elle ne
soupçonnait pas le miracle qui la menaçait.
Jésus fut arrêté dans la nuit
qui précédait la fête de la liberté juive. Et il s’en réjouit. Il
n’empêcha même pas son disciple, ce même
Judas, de le livrer aux autorités.
Mao a serré les lèvres et a
émis l’opinion que Jésus aurait mieux fait de partir dans les
montagnes. Micha m’a lancé un regard décontenancé et le Chinois s’est
ravisé. Ou plutôt il a compris juste après que Jésus n’aurait pu
atteindre l’immortalité dans les montagnes. Qu’il n’y aurait gagné que
l’anonymat. Il a demandé, tout confus, pourquoi Judas l’avait trahi.
Tchiaouréli
a fait allusion à des différents idéologiques. Sans oublier les
trente deniers. Ces honoraires misérables ont troublé Mao. Mais c’est
Rome qu’il a traitée de “ pute ” et non Judas.
Le jugement de Jésus a été
expédié aussi vite que ses actions. Dans la même nuit. Et il fut accusé
des plus lourds péchés : avoir offensé dieu, profané la Loi et le
Temple, avoir incité à la violence, au renversement de l’empire et du
pouvoir local.
Chacune de ses actions
méritait la mort, mais devant ses juges, Jésus se conduisit
insolemment. Il garda le silence.
Comme pour signifier que dieu
était son seul juge et qu’il était innocent devant lui. Le procurateur
romain qui le jugea ne fut pas très loquace non plus. D’après lui, ce
n’était pas dieu, le juge, mais lui, lui qui connaissait sa culpabilité
devant les hommes.
Et pas seulement devant les
hommes, mais devant les Juifs. Qui, d’ailleurs, ne lui permettaient pas
de le gracier : “ Je m’en lave les mains, vois-tu, et je te
laisse entre leurs mains à eux. ”
On condamna le Christ à la
crucifixion, on lui ficha sur le front une couronne d’épines, on lui
attacha les mains et on le conduisit sur le lieu de son dernier
supplice. Au Golgotha, au mont Chauve. Le Christ exultait car il
prenait le chemin de l’immortalité.
— Za ne ze voit pas ! a
lancé Chi Tchjé de la part de Mao. Za ne ze voit pas qu’il exzulte. Ni
qu’il est immortel. Au contraire, il est très trizte.
Tchiaouréli a fait remarquer
que Jésus exultait dans son âme, intérieurement. Mais qu’il avait cet
air triste pour une autre raison. Parce qu’il était déçu par ses
disciples. Et plus généralement par les Juifs.
Et aussi à cause de ses doutes
sur sa mission, qui pouvait se révéler vaine. Peut-être les gens
allaient-ils l’outrager : le laisser crever sur sa croix, puis
créer une légende à son sujet, le porter au pinacle et le louer, tout
en continuant de vivre comme avant.
C’est à dire que même si un
jour ils parvenaient à découvrir la vérité de ses actions et de son
âme, cela ne les empêcherait pas de croire avant tout à sa légende. Qui
servirait à dissimuler leur propre souillure, de même qu’une feuille de
figuier sert à cacher certain endroit honteux.
Crucifie-le,
au cas où. Ça vaut mieux..
Dès que le Christ fut traîné
au Golgotha, Mao a saisi une pomme et l’a posée sur ses dents du bas. A
peine ses dents du haut l’ont-elles mordue qu’il a poussé un cri de
douleur. Sa bouche a éjecté le fruit, entamé et plein de salive, et il
s’est plaint à haute voix de ses gencives malades.
Micha a interrompu son récit
et fait remarquer que les bobos de quelqu'un qui était devenu un
mouvement populaire, suscitaient non plus la pitié mais la curiosité.
Et promettaient de devenir une grande énigme.
Mao n’a pas réagi. Ou
peut-être, au contraire, a-t-il réagi. Il s’est emparé d’un petit
couteau qui se trouvait sur une soucoupe, a coupé une pomme en deux et
l’a fichue sur le carré central du triptyque posé sur la table.
— Et après ?
Michèle a chuchoté quelque
chose à l’oreille de Micha et celui-ci a eu un geste brusque
d’approbation. Puis il m’a jeté un regard apeuré, mais ne s’est pas
excusé. Bien qu’il sache que je n’aime pas les chuchotements en ma
présence. Il a demandé :
— Gavagrdzelo ?
J’ai sorti un canif de ma
poche, je l’ai ouvert et j’ai choisi une pomme rouge.
— Micha me demande s’il doit
continuer ou non, ai-je expliqué à Mao. On peut continuer, mais il a
omis l’essentiel...
J’ai commencé par la tête. Je
tiens ça de mon père. Du cordonnier Besso, plus exactement. Même si ce
n’était pas mon vrai père, c’était un vrai cordonnier. Un virtuose du
canif.
On glisse la pointe du canif
sous la peau du fruit tout en haut et c’est tout. Juste sous la peau,
pas plus profond. Et c’est tout, le canif n’a plus rien à faire.
Le reste, l’autre main s’en
charge. Avec les doigts, on fait tourner le fruit régulièrement et
doucement sur son axe et la peau se déroule alors en un ruban
transparent. Au début, elle valse juste un peu, timidement, puis avec
de plus en plus d’ampleur. Pendant quelques secondes. On voit trouble
un instant, puis elle reforme un cercle compact et retombe sur vos
genoux en une spirale folâtre.
— Micha a omis l’essentiel,
ai-je poursuivi, reposant la pomme nue sur la petite assiette. Le
procurateur a proposé au peuple de gracier Jésus en l’honneur de la
fête de la liberté. Ce jour-là le peuple en avait le droit. Il l’a
proposé trois fois. Et à chaque fois, que s’est-il passé ? Le
peuple a refusé. Crucifie-le ! criait-il. Crucifie-le, au cas
où ! Crucifie-le ! Ça vaut mieux...
J’ai entrepris de couper la
pomme en quartiers.
—
“ Cruzifie ? ” s’est fait repréciser Mao. Et pourquoi
zela vaut-il mieux ? Le peuple savait donc qu’il redeviendrait de
toutes fazons vivant ? Il le savait ?
— Il ne le savait pas, ai-je
répondu, et piquant un quartier avec la pointe du canif, je l’ai tendu
à Michèle. Tout simplement, ça valait mieux, a dit le peuple... Mieux
que si on ne le crucifiait pas...
Mao m’a observé avec attention.
Michèle a eu un grand sourire
qui m’a de nouveau révélé cette béance entre ses dents, et elle a saisi
le petit quartier de pomme.
— Joseph
Vissarionovitch ! La voix de Valietchka a soudain retenti dans mon
dos. Puis-je vous parler une minute ?
— Quand es-tu entrée ?
ai-je demandé avec étonnement. Je ne t’ai pas vue.
— A l’instant, Joseph
Vissarionytch ! Quand vous avez délicatement offert un morceau de
pomme à notre invitée... française...
— Pourquoi es-tu entrée sans
que je le voie ?
Elle n’a pas su quoi répondre.
Elle s’est penchée vers moi, toute troublée :
— Les autres invités ont
l’honneur d’être arrivés...
— Des Français aussi ?
ai-je demandé en souriant.
— N-non. Pourquoi ? Il y
a Lavrenti Palytch, le camarade Molotov, Khrouchtchev, et puis l’autre,
là, Mikoïan... Le camarade Mikoïan.
— Et c’est tout ? Pas le
commandant ?
— N-non. Quel commandant ?
— Préviens-moi quand il
arrivera. Sans venir ici, par téléphone ! Et je l’ai éloignée d’un
geste fâché parce que, sous son regard furibond, Michèle avait avalé de
travers. Continue ! ai-je ordonné à Tchiaouréli. Mais abrège.
L’ange a
timidement battu des ailes...
Micha a été contrarié de ne
plus avoir le temps de dépeindre les souffrances du Christ sur le
chemin du Golgotha. Il a marmonné que c’est par cette scène qu’il
aurait débuté un film sur Jésus : le grand martyr se traîne sur le
chemin pierreux et se souvient de ses tribulations. Et des tribulations
de l’humanité.
Le Christ fut obligé de se
souvenir de tout cela sur la croix. Ses pensées étaient sombres. Malgré
le poison que lui avait donné à boire un centurion romain et qui avait
pour effet à la fois d’accélérer la mort et d’égayer l’âme. Ce n’était
pas le fait d'être cloué à une croix qui faisait désirer au Christ une
mort rapide, mais la certitude que plus il mourrait vite, plus vite il
sauverait le monde.
De sombres pensées lui
venaient donc à l’esprit, indépendamment de la présence des femmes. Et
en particulier de Marie Madeleine.
Michèle a de nouveau haussé
les épaules.
— Et de l’autre Marie, a
ajouté Tchiaouréli. La sainte Vierge. Qui a eu un fils avec dieu en
personne. Un fils conçu sans péché, il est vrai.
— Sans sperme ? a demandé
Mao tout réjoui.
— Sans copulation, a précisé
Michèle.
Mao en est resté tout pensif,
mais il n’est visiblement pas parvenu à se souvenir d’un autre procédé
éprouvé de procréation. Il a donc demandé comment la sainte Vierge
avait réussi à fabriquer Jésus “ sans avoir rien fait ”.
J’ai été obligé d’intervenir.
— Tout d’abord, ce n’est pas
“ sans avoir rien fait ”. Marie a conçu par le Saint-Esprit
qui, c’est bien connu, est capable d’engendrer n’importe quoi. Et puis,
lui ai-je rappelé, Micha raconte une légende, et vous, vous êtes un
artiste, au même titre que Micha. Donc un homme qui a de l’imagination.
Vous devez par conséquent comprendre.
Mao m’a accordé qu’il
comprenait très bien Micha. Mais il ne comprenait pas la légende :
pourquoi s’embarrassait-elle de donner à Marie la capacité de procréer
sans sperme et sans copulation ?
C’est Michèle qui le lui a
expliqué : la légende voulait ça non pour Marie, mais pour le
Christ ; afin qu’il soit le fils de dieu ; or dieu méprise la
copulation. Et là, elle m’a lancé un regard.
Pas tous les dieux, ai-je
assuré à la Française. Les dieux immatériels seulement.
Mao a ri.
Entre temps, le dieu
immatériel s’empressait d’accueillir l’esprit de son fils bien-aimé.
Expliquant sa hâte par la proximité de la fête. A trois heures de
l’après-midi, Jésus se plaignit d’avoir soif puis s’écria :
“ C’est achevé ! ” et il rendit l’esprit.
Après avoir vérifié qu’il
était bien mort, les centurions romains permirent
à ses amis de descendre le corps de la croix et de le porter jusqu’à
une crypte. Là, on l’oignit de myrrhe, on l'enveloppa dans un linceul
et le laissa reposer en paix pour l’éternité.
Les sceptiques
exultaient : le Christ, ce “ faiseur de miracles et fils de
dieu ” qui avait promis de sauver le monde, n’avait même pas été
capable de se sauver lui-même ! Il n’avait su ni éviter sa propre
mort, ni, surtout, changer le cours des choses. Leur allégresse ne dura
qu’un jour et demi.
Étant sceptiques, ils
placèrent des gardes à l’entrée du sépulcre pour que les disciples de
Jésus ne dérobent pas son corps et ne prétendent pas que le Maître
était ressuscité. Car, d’après eux, sa “ résurrection ”
aurait fait plus de tort aux hommes que son hérésie.
Le jour de la résurrection, à
l’aube, les deux Maries, celle qui était vierge et celle qui ne l’était
pas du tout, revinrent au tombeau qui était obstrué par une pierre. A
peine s’étaient-elles approchées que la terre trembla, la pierre roula
et que dans l’embrasure de la sombre grotte apparut un ange ailé, vêtu
d’une tunique blanche comme neige.
“ N’ayez pas peur de moi,
déclara-t-il, tout en battant timidement des ailes, je suis venu vous
dire que Jésus était ressuscité et qu’il n’est plus ici, dans ce
tombeau. Il n’y reviendra jamais. Annoncez-le au peuple et allez sur la
montagne. Vous l’y verrez ! ”
Et il en fut bien ainsi. Sur
la montagne, le Christ apparut au peuple en chair et en os. Et il le
bénit avec ces mots : “ Un pouvoir absolu m’a été donné au
ciel et sur la terre. Que tous les peuples le sachent. Et que tous les
peuples désormais me suivent. Et moi je resterai avec vous jusqu’à la
fin du monde ! ”
Et il en fut bien ainsi :
depuis, Jésus règne sur ce monde.
Le Christ
refuserait d’être chrétien...
Tchiaouréli a aussitôt corrigé
sa dernière phrase :
— Sur ce monde-là, a-t-il dit
en indiquant Michèle.
— Et z’est tout ? a
demandé avec étonnement Mao après un silence. Z’est vraiment tout ?
— Pas tout à fait, a répondu
Micha, gêné. Le Christ a promis de revenir. Encore une fois !
— Ils promettent tous
za ! a dit Mao. Je me souviens que mon papa l’avait aussi promis.
Mais après, il a oublié sa promesse. Il avait promis de revenir
vérifier si je lui avais obéi ou pas. Mais pourquoi le Christ a-t-il
promis ça, lui ? Dans quel but ?
Michèle a répondu :
— Ce n’est pas comme pour
votre papa. Jésus, quand il reviendra, fera descendre sur terre le
royaume des cieux.
— Voilà bien quelque chose que
je ne comprends pas ! s’est exclamé Mao en souriant comme s’il
comprenait. Qu’est-ce que z’est que ze royaume ?
— Je l’ai dit ! a fait
Micha, vexé. C’est la paix, la justice, et l’abondance ! Et il m’a
regardé.
Mao m’a également regardé.
D’un air tout aussi vexé. Puis il s’est plaint de ne pas comprendre
pourquoi ce royaume était qualifié jusqu’aujourd’hui de royaume
“ des cieux ”. Alors qu’il avait déjà été greffé sur la
terre.
Au lieu de lui répondre, je me
suis tourné vers le mineur.
Quand Micha avait commencé à
parler du Maître, les aiguilles, dans l’aine du Polonais, se trouvaient
largement écartées, comme des bras cloués. A présent, une demi-heure
plus tard, elles s’étaient rejointes et annonçaient la fusion imminente
des minutes et des heures. Dès que j’ai compris, à ce signe, que le
commandant Papismedov arrivait, deux sonneries ont retenti sur mon
bureau.
Orlov a été bref et sec :
ils étaient tous là. Valietchka semblait toute émue.
“ Apparemment, votre commandant est arrivé, a-t-elle annoncé. Il a
même donné son nom. Un nom bizarre. Il a lui-même un air bizarre, mais
j’ai l’impression d’avoir déjà vu ses yeux.
Je suis resté un instant
debout, en silence, puis j’ai regagné mon fauteuil. J’ai tout à coup eu
envie de parler, mais je n’ai fait que regarder à nouveau la pendule.
Mao a intercepté mon regard et
il a confirmé : la pendule s’était arrêtée. Depuis sa question sur
le royaume des cieux, plusieurs minutes s’étaient écoulées, mais les
aiguilles ne s’étaient pas dissociées.
J’ai eu peur. “ Elle
s’était arrêtée ?! ” Je n’ai pas fait de monologue intérieur.
Je me suis adressé au Chinois :
— Autrefois, camarade Mao,
avant la découverte des horloges, le temps effrayait l’homme. Il ne se
composait pas, comme maintenant, de minutes et d’heures que l’on peut
économiser ou gaspiller. Le temps était comme un nuage dense dans
lequel on aurait roulé la terre. A la façon dont une boulette à la mode
de Kiev est roulée dans la chapelure. Boulette que vous n’avez pas
appréciée, comme la plupart de nos mets... Et les gens sur terre
attendaient que le nuage se dissipe. Le passé était alors une partie du
présent. Les hommes vivaient en compagnie de leurs ancêtres...
Micha et la Française ont
échangé un regard. Ils ont dû se souvenir que j’avais de la
polyarthrite. Et Mao s’est plaint à Chi Tchjé. En chinois.
— Camarade Mao, le camalade Si
Tszé vous a sans doute donné une bonne traduction, ai-je dit en
quittant mon fauteuil. C’est de ma faute : je n’ai pas répondu à
la bonne question. Mais celle-ci est très importante. Elle permet de
répondre à la vôtre.
Mao a hoché le potiron.
— Les horloges ont brisé le
nuage en mille morceaux : en minutes et en secondes. Mais on n’en
a pas été plus tranquille. A présent, tout le monde pense que si une
chose arrive, elle arrive puis passe. A tout jamais. Et qu’il s’agit
ensuite d’un autre petit morceau du nuage. Et que le passé ne doit pas
faire peur. Mais cette idée fait peur d’une autre manière : tout
passe à jamais. Et tout est toujours en train de changer. Et il n’y a
donc aucun point d’appui...
Michèle a jeté autour d’elle
des regards inquiets. Elle s’efforçait de comprendre la conversation.
— Je vous comprends, a dit
Mao. Mais les Hindous ont très bien rézolu la question du temps :
rien ne change et la fin du monde surviendra dans trois cents millions
d’années.
— Ils n’ont rien résolu du
tout, ai-je rétorqué avec un signe de désapprobation. Parce que
finalement, ils comptent quand même le temps. Ils ont peur de lui. La
vie et la mort ne peuvent être mesurées en temps. Il faut les mesurer
en actes, corrects ou incorrects. Et par conséquent, pour ce qui est du
royaume des cieux que vous croyez déjà advenu sur la terre, camarade
Mao, parce que vous y êtes vous-même, eh bien, il est encore aux cieux.
J’ai souri et ajouté :
— Parole d’honneur ! Et
il n’adviendra sur la terre que lorsque chacun sera admis au ciel.
C’est ce qu’a dit le Maître. Et chacun y sera admis après une grande
purge, des destructions et le jugement dernier. Quand les étoiles
tomberont sur la terre.
J’ai marqué un silence pendant
lequel j’ai épousseté la cendre de ma pipe sur ma manche.
— Et la terre entière sera
gouvernée par dieu. En personne. Par lui seul. Comme l’a dit le Maître.
Tout le monde était déjà
debout. Mao a attendu la fin de mon discours pour se lever.
— Les zinvités zont
arrivés ? a-t-il demandé distraitement.
— Oui, ai-je confirmé en
cédant le passage à Michèle. Et si le Royaume des Cieux n’existe que
sur un petit coin de terre, ai-je poursuivi en prenant Mao sous le
bras, la terre, elle, continue à pourrir. Les Esséniens, dont est issu
le Christ, vivaient de façon pure. C’est le seul peuple qui n’ait même
pas enfanté. Il s’est multiplié grâce au recrutement de nouveaux
membres. Et l’exemple qu’il donnait faisait se repentir les autres
peuples. Mais ça n’allait pas plus loin. Jusqu’à la venue du Maître.
Bien qu’il n’ait pas réussi lui non plus à apporter le salut. Au
contraire, les Esséniens ont été également anéantis après sa venue. Et
son enseignement même a fini par être crucifié.
— C’est tout à fait vrai,
camarade Staline ! a dit Michèle en se retournant. L’Église
actuelle...
Je l’ai interrompue :
— Si le Christ ressuscitait à
nouveau, comme il a promis de le faire, il refuserait d’être chrétien.
— C’est tout à fait, tout à
fait vrai, camarade Staline !
— Je sais, ai-je grommelé en
entraînant la Française vers le salon. Et si le Christ ressuscitait à
nouveau, les chrétiens d’aujourd’hui le crucifieraient sans le juger.
Ou, au contraire, le peuple ne lui accorderait pas la moindre
attention. Il ne le nourrirait même pas.
Michèle s’est arrêtée sur le
seuil de la pièce et a lancé un regard à Tchiaouréli. Elle était
effrayée par mes propos. Sans doute était-elle de ceux qui n’aurait pas
refusé de nourrir le Christ.
J’ai dit encore quelques mots.
Pour Mao :
— Et personne ne saurait
jamais qui a raison : le peuple ou lui. Et j’ai ajouté avec un
sourire : — Surtout si notre Lavrenti contrôlait non seulement le
peuple mais le Maître.
Tchiaouréli a ri, mais Mao
suivait apparemment le fil de ses pensées.
— Si le Christ n’avait pas
rezuscité, lui a-t-il fait remarquer, votre légende serait l’histoire
d’un neurasthénique et d’un suicidaire.
— S’il n’avait pas ressuscité,
il n’y aurait pas de légende ! a répondu Micha.
— Bravo ! ai-je applaudi
en lui tapotant l’épaule avec ma pipe. S’il n’avait pas ressuscité, il
n’y aurait ni Christ, ni chrétienté.
Michèle avait atteint la
deuxième porte du salon et de fortes voix nous sont parvenues. Mais
c’est à la mienne qu’elle a répondu :
— Savez-vous, camarade
Staline, ce qu’a dit Paul ?
Elle avait saisi la poignée de
la porte.
— Paul ? Le
chanteur ?
— Non, le saint. Le fondateur
de l’Église. Si le Christ n’est pas ressuscité, alors notre foi est
inutile !
— Hum, je le sais aussi, ai-je
répondu. Il me l’a dit.
— Il vous l’a dit ?!
J’ai gardé le silence.
— Camarade Staline !
s’est-elle écriée, pétrifiée.
— Ouvrez donc la porte !
lui ai-je ordonné.
Nuée bleue de
brume hivernale au-dessus de mon nom...
Avant de pénétrer dans le
salon à la suite des autres, j’ai réfléchi. A Nadia. Sans raison.
Simplement, sans doute, pour avoir passé beaucoup de temps à penser à
elle. Je me suis souvenu d’une chose bête. De détails.
C’était à Batoum. Dans la
datcha d’un marchand turc, au bord de la mer. L'ex- datcha d'un gros
marchand. Je le connaissais depuis l’époque de ma clandestinité.
Pas personnellement, de
réputation. Il vendait le pétrole de Bakou aux Anglais, mais il ne
s’était pas enfui chez eux, mais chez les Français.
Il me semble qu’il n’avait pas
eu envie d’abandonner sa datcha au peuple adjar. Il trouvait ça
dommage. Mais il avait fini par le faire car il était non seulement
propriétaire, mais intelligent. Il comprenait que pas plus que du
pétrole, on ne pouvait emporter une maison.
Toutefois, malgré son
intelligence, il manquait de goût. Et le peu de goût qui lui restait
était porté aux excès. A Batoum, les maisons sont la garantie qu’il ne
peut rien se produire d’intéressant dans la ville. Son édifice, lui,
était tourmenté de sculptures décoratives si lourdes et tarabiscotées
qu’il n’était pas donné à tout le monde de trouver les portes et
fenêtres.
Une fois à l’intérieur, je
n’avais pas été le seul à être épaté par le bariolage des couleurs et
les ramages sculptés. Une faune turque, tels des animaux empaillés
qu’on aurait rivés aux murs, jetait également sur les volutes des
regards effarés.
C’est pourquoi Nadia et moi
dormions dehors. Carrément sur la plage. Moi, sous un palmier, elle,
dans un hamac. Que nous nommions l’araignée blanche des estivants
heureux. Avant de nous endormir, nous chantions parfois des chansons
géorgiennes. Ou nous causions. A bâtons rompus.
En général, c’était elle qui
posait les questions. Et moi qui répondais. Je me limitais à une
question : qu’aimait-elle en moi : l’homme ou le
mouvement ? Elle-même s’intéressait à diverses choses. Très
souvent à Lénine. Elle essayait de tirer au clair pourquoi, durant sa
maladie, c’était moi qu’il avait supplié de lui donner du poison. Moi
et personne d’autre.
Je lui disais la vérité :
il n’avait confiance en personne d’autre.
Pourquoi, demandait-elle
alors, avais-je refusé de légitimer sa confiance en accédant à sa
demande ? Elle soupçonnait que j’avais eu peur d’une telle
responsabilité. Ou de possibles accusations de la part de mes rivaux.A
moins que je n’eusse calculé qu’il était prématuré pour Ilitch de
mourir ? A un moment où je n’étais pas moi-même, disait-elle, prêt
à prendre le pouvoir.
Ces soupçons n’étaient pas nés
dans sa tête, mais là aussi, je lui disais la vérité : j’avais du
respect pour Ilitch, je n’aimais pas les suicidaires. Ils ne
recherchent que leur confort. La fin ordinaire d’une vie donne droit à
une adresse. Une vie qui s’achève par un suicide est un avis de départ
pour le néant. Ce n’est donc pas un avis.
De plus, je m’apprêtais à
nationaliser la biographie d’Ilitch dès qu’il mourrait. A en faire un
dieu immortel. Or le peuple sait bien que les dieux ne se suicident
pas.
Nadia demandait aussi, de son
hamac, si le Maître espérait vivre éternellement. Tout le monde espère
ça, lui disais-je, sans cet espoir, il n’y aurait pas de vie. Mais le
seul Maître à avoir compris que sa vie ne s’achèverait pas avec la mort
ne s’appelait pas Ilitch, mais Jésus.
Nadia s’intéressait,
d’ailleurs, tout autant que Lavrenti à ce qui m’émouvait le plus en
Jésus : qu’il soit mort de son plein gré pour les hommes ou que
les hommes meurent de leur plein gré pour lui ?
A nouveau, je lui disais la
vérité : ni l’un ni l’autre. Personne ne meurt au nom de quelqu’un
d’autre ou pour lui. Chacun meurt tout seul, au nom de soi et pour soi.
Mais Jésus était le seul à s’être inventé une vie et une mort telles
qu’après lui, la vie et la mort de tout homme signifient une trahison
de l’amour.
Ou plus exactement une
trahison du Christ. Non une trahison de soi, mais de lui, du Christ.
D’un autre homme. Qui pour cette raison même est devenu dieu.
Il ne s’était pas inventé
cette vie-là, rétorquait Nadia, il l’avait vécue. Et il était mort de
cette mort-là. C’était moi-même, disait-elle, qui le lui avais dit.
Je n’ai jamais dit ça. Je lui
ai simplement cité de mémoire un passage d’un bouquin consacré au
Christ. Que je n’avais pas réussi à lui faire lire. Et que j’avais en
mémoire depuis mes années de séminaire. Boukharine, à propos, lui a
prétendu que j’avais piqué mon discours funèbre sur Lénine à l’auteur
de ce livre. A Renan.
Cela ne s’appelle pas
“ piquer ”. Il arrive qu’on ne puisse pas formuler mieux les
choses. Alors on répète.
“ Repose maintenant dans
ta gloire, noble initiateur ! a dit Renan à propos de Jésus. Ne
crains plus de voir crouler l’édifice de tes efforts. Mille fois plus
vivant, mille fois plus aimé depuis ta mort, que durant les jours de
ton passage ici-bas, tu deviendras à tel point la pierre angulaire de
l’humanité qu’arracher ton nom de ce monde serait l’ébranler jusqu’aux
fondements. Entre toi et dieu on ne distinguera plus ! ”
La mort, peut-être pas,
répondais-je à Nadia à Batoum, mais pour ce qui est de la vie, chacun
s’en invente une et la vit à sa manière. Les suicidaires, il est vrai,
s’inventent leur propre mort.
Si j’avais su que Nadia
pensait elle-même à s’inventer une mort, je me serais tu.
Je me taisais d’ailleurs plus
souvent que je ne parlais. Elle aussi aimait se taire. Il arrivait que
nous restions des heures assis en silence près de l’eau, à regarder au
loin le bleu se mêler au bleu. Sans se confondre totalement avec lui.
Passer du bleu marine au bleu azur ou au bleu nuit. Et vice-versa.
Vivre sa propre vie, calme et douce. Bleue.
Un soir, Nadia avait même
pleuré. A cause de la beauté sans doute. Ou de l’impossibilité
d’expliquer ce bleu. En voyant rouler ses larmes, j’avais moi-même été
ému. J’avais ensuite posé son visage sur mon épaule et je lui avais
récité par cœur un beau poème. Œuvre d’un Géorgien triste. A propos du
bleu, justement.
Couleur du ciel, couleur bleutée,
Je t’aime depuis mon enfance.
Autrefois tu as signifié
Cette autre chose qui commence.
A présent, je suis arrivé
Au faîte de mon existence,
Mais ne pourrais te sacrifier
A aucune autre nuance.
Tu es belle sans artifices,
O couleur des yeux bien-aimés,
Tu es de son regard l’abîme,
De ton bleu tout abreuvé,
Teinte du rêve et des cimes,
Solution où vient se baigner
Notre immense espace terrestre.
Tu es passage à l’inconnu,
Doucement, loin des soucis,
Loin des parents en pleurs venus
Me mettre en terre ici.
Tu es, sur ma pierre tombale,
Fine couche de givre bleui,
Nuée bleue de brume hivernale
Au-dessus de mon patronyme.
Gamardjoba
chéni !
Au début, Mao a cru que
c’était lui que les invités applaudissaient. Et il s’est incliné à
droite et à gauche. Mais il a très vite saisi l’atmosphère, s’est mis
sur le côté et a fait semblant d’épousseter sa vareuse.
J’ai franchi le seuil du salon
et fait semblant moi aussi d’épousseter ma vareuse. Une question me
trottait dans la tête : qui cesserait d’applaudir le
premier ? Comme leurs applaudissements étaient ignobles et sans
rythme, j’ai déconnecté mon ouïe. Je n’ai gardé que la vue. Des regards
par en dessous.
C’était Molotov qui
s’efforçait le plus de faire risette. Il espérait que son large sourire
allié aux reflets de ses lunettes lui permettraient de dissimuler la
douce terreur qu’avait suscité en son âme l’image du chef dévoré.
Cette image le tourmentait.
Alors qu’une ou deux heures plus tôt, il faisait encore jeune, il
semblait à présent son propre père. Avec des chaussures poussiéreuses.
Était-ce Pauline, me suis-je demandé, qui les lui avait cirées la
dernière fois ?
Kaganovitch, le sourire généreux lui aussi, ensevelissait d’autres doutes : n’était-il pas temps pour lui de maîtriser la vie ? La sienne. Malgré son prénom (Lazare). Et malgré son patronyme (Moïsseïevitch).
Malenkov souffrait, lui aussi.
Il n’arrivait pas à applaudir et sourire en même temps. En donnant de
l’ampleur à ses joues grasses, il perdait la cadence et aussitôt après,
le sourire. Il se concentrait donc beaucoup sur ses applaudissements.
Boulganine ne parvenait pas
non plus à faire deux choses à la fois : montrer les dents et
jouer au ministre. Car il fallait allier sourire bienveillant et
ministère de la défense.
Vorochilov, dès le théâtre,
s’était montré doublement torturé : il n’était plus ministre de la
défense depuis longtemps et il avait un furoncle purulent à la lèvre.
Qui lui faisait mal quand il souriait. Comme Kaganovitch, il n’aimait
pas du tout en ce moment son prénom de Kliment.
Khrouchtchev non seulement
exultait de joie, mais transpirait. Et cela n’était pas uniquement dû à
ses applaudissements pleins d’entrain, mais au petit coup qu’il avait
sans doute pris le temps de boire en chemin. Et au petit en-cas. Il
était en sueur et régulièrement, après quelques applaudissements, il
essuyait du revers de la main ses joues rubicondes.
Mikoïan était au comble de
l’allégresse. Sans réserve. Toutefois — au cas où — il s’efforçait de
ne pas ressembler à un membre du gouvernement. Mais simplement à un
homme heureux qui applaudit. En mocassins anglais.
— Orlov, ai-je dit à Orlov. Où
est Beria ?
— Je suis ici, Joseph
Vissarionovitch ! a-t-on répondu dans mon dos.
J’ai opéré un demi-tour
complet. Lavrenti était juste derrière moi. Et il applaudissait comme
s’il avait voulu former une boule de neige entre ses mains. Pour me la
glisser dans la nuque.
— Je suis là depuis le début,
a-t-il précisé. Et même avant.
— Depuis quel début ?
— Dès que vous êtes entré.
J’étais derrière la porte, vous n’avez pas vu... Avec le commandant
Papismedov. Et nous avons applaudi tous les deux.
— Avant que je n’entre ?
— Non, dès votre entrée !
— Et où est le
commandant ? ai-je encore demandé avant de lâcher prise.
Sans cesser d’applaudir,
Lavrenti s’est écarté.
Le commandant, lui aussi,
était juste derrière lui. Dans le coin.
Je n’en ai pas cru mes yeux.
Car, s’il avait fallu les
croire, il n’y avait aucune différence entre le commandant, d’une part,
mon ancien voisin David Papismedachvili, de l’autre, et les Christ du
tableau offert par Churchill. Seuls leurs vêtements différaient.
C’est pourquoi j’ai aussitôt
baissé les paupières et chassé de ma mémoire divers instantanés.
D’abord les plus anciens : ceux où j’habite Gori ; puis, de
plus récents : la visite de David au Kremlin ; enfin, les
tout derniers, où j’étale le triptyque sur la table à journaux.
Alors, j’ai rouvert les yeux
et à nouveau observé le commandant. Vraiment identique ! La seule
différence était l’uniforme avec les épaulettes ! Et puis,
contrairement aux autres, celui-ci, le commandant, clignait
nerveusement de l’œil.
Mao aussi. Mais pas
Tchiaouréli ni la Française. Main dans la main, ils essayaient de se
faufiler plus près du commandant. Mais Lavrenti ne les laissait pas
passer.
— Gamardjoba
chéni ! ai-je dit en tendant la main au commandant.
(Bonjour).
Son visage mal rasé à
l’immense nez triste et aux grands yeux a vacillé. Puis il s’est rendu
compte que me serrer la main supposait qu’il cesse d’applaudir.
— Gamardjobat,
batono ! (Bonjour à vous, mon
seigneur !) a-t-il répondu à voix basse, mais il s’est aussitôt
repris et écrié : Dideba Stalins !
(Gloire à Staline !).
L’enthousiasme sur le point de
jaillir dans son regard s’est immédiatement éteint. Pour céder la place
à la tristesse. Mais il s’est à nouveau ressaisi, a rétracté sa main et
continué d’applaudir.
J’ai remarqué qu’il avait un
bras plus court que l’autre. Comme moi. Je me suis encore rapproché.
Même taille.
Beria ne me quittait pas des
yeux et souriait. Un sourire qui n’était pas pour moi mais pour
lui-même. Du doigt, j’ai ordonné à l’assistance de faire silence.
C’est Khrouchtchev qui a cessé
d’applaudir le dernier.
— Aba tkvi sakheli ! (Comment t’appelles-tu ?)
ai-je demandé au commandant.
— Iossika
Papismedovi, amkhanago Stalin ! (Je m’appelle José
Papismedov, camarade Staline !).
— Da ara
Iosebi, kho ? ( Pas Joseph ?)
— Mama
bavchobachi Iossikas medzakhda, a-t-il répondu en souriant. Iossebis guirsi djer ar kharo ! Bolobmden chemrtcha
Iossika. (Mon père, dans mon enfance, m’appelait José ; je
ne mérite pas encore de m’appeler Joseph ; je suis donc resté
José !).
J’ai décidé de
plaisanter :
— Arts Iossebs
guedzakhda arts Iosses ? (Il n’a pas voulu
t’appeler ni Joseph ni Jésus ?)
José a serré les lèvres et
toussoté.
— Ra mokheléa
mamacheni ? (Que fait ton père ?) lui ai-je demandé.
— Orivé
abrdzaneboulia (Les deux ont rendu l’âme).
— Orivé gkhavda ?
(Ils étaient deux ?).
Le commandant m’a expliqué que
sa mère avait été mariée durant toute sa vie à un charpentier de
Tiflis, mais qu’elle avait donné l’ordre à José d’appeler également
papa quelqu’un d’autre. J’ai été surpris : Qui donc ? le
voisin ?
Non, a répondu José avec un
sourire, son vrai père n’habitait pas Tiflis. Et c’était un commerçant.
J’ai deviné. Ou plutôt, je me suis souvenu : son vrai père était
aux cieux ? Et ne laissait nulle part d’empreintes digitales.
Lavrenti n’y tenait plus :
— Mama missi
martlats mézobéli iko, amkhanago Stalin. Tkvéni ! (Son vrai
père était en effet un voisin. Mais votre voisin, camarade
Staline !) Et il a de nouveau souri. Et son sourire, cette
fois-ci, n’e s’adressait pas qu’à lui-même.
Mao n’a pas laissé Lavrenti se
ficher de David Papismedachvili, mon prétendu père. Il est allé vers
lui et lui a déclaré qu’avec le traducteur il était parvenu à la
conclusion que tous les Géorgiens ressemblaient à Staline. Et qu’il
comprenait que Staline voulait lui démontrer quelque chose.
— Vous zavez quelque choze de
commun avec le camalade commandant ! a conclu Mao. Mais lui a
quelque choze de commun avec le Christ, et pas vous !
— Avec quel Christ ? a
demandé Lavrenti, méfiant.
Je n’ai pas laissé Mao
répondre. J’ai grommelé que lui, Mao, avait aussi quelque chose de
commun avec les Chinois. Parce qu’il était chinois et que les Chinois
étaient chinois. Quant à moi, je ne pouvais rien avoir de commun avec
le commandant. Car j’étais géorgien et lui pas. Il était juif.
A ce mot, José s’est
transfiguré. Il a rejeté la tête et le nez en arrière et a mis au
garde-à-vous les trois doigts de son bras mutilé. Je m’apprêtais à
préciser à l’intention de Mao que le commandant n’était pas simplement
juif, mais juif géorgien, mais José ne m’en a pas laissé le loisir. Il
m’a interrompu :
— Pas un Juif par
circoncision, mais un Juif dans l’âme ! Si bien que tout homme est
un peu juif.
J’ai compris que José
souffrait de troubles de la personnalité. Il venait tout juste de se
muer en Jésus–Christ. Cela m’a semblé prématuré et j’ai tenté de le
ramener en arrière. A son état de commandant.
— Gikvirs rom
daguidzakhé ? (Es-tu étonné que je t’aie convoqué ?)
José a répondu en géorgien. En
commandant :
— Ara,
amkhanago Stalin ! Amkhanagma m mitkhra biéladi dabadiébis dguézé
daguidzakhebs. (Non, camarade Staline ! Le camarade Beria
m’a tout de suite prévenu que le Guide m’appellerait le jour de son
anniversaire !)
J’ai sursauté. Tout d’abord,
parce que je découvrais que José était capable de ne pas se
transformer. Disons, de ne pas se transformer tout en se transformant.
D’être commandant et Jésus. Simultanément.
Et puis j’apprenais que
Lavrenti savait que je ferais venir le commandant le jour de mon
anniversaire, alors que, depuis l’aventure de Qumrân, il insistait pour
que je le convoque au plus vite.
— Lavrentim
dzalian bévri itsis, ai-je dit, vexé. (Lavrenti en sait trop.)
Beria a braqué sur le
commandant les flèches aveuglantes de son pince-nez. :
— An
dabadiébis dguemlié daguidzakhebs, an méré, an im dguestko ! (J’ai dit que le Guide te convoquerait soit
avant, soit après son anniversaire. Ou encore le jour même !)
J’ai décidé de m’en tirer par
la plaisanterie. Et je me suis tourné vers Mao :
— Vos hommes sont capables
d’en faire autant ?
Mao s’est fâché contre son
interprète qui ignorait le géorgien.
— Un de nos savants, un
Mingrélien lui aussi, a démontré que tous ceux qui souffraient de la
fâcheuse habitude de manger, finissaient tout de même par mourir !
ai-je ajouté.
Mao a ri.
— Nous ne dérogerons pourtant
pas à cette habitude, ai-je dit au commandant. Puisque après la mort,
on peut ressusciter. N’est-ce pas ?
— Non, c’est impossible !
a-t-il répondu.
Ce qui n’a pas empêché Mao de
rire à nouveau.
Je ne voyais pas ce que le
commandant voulait dire, mais je me suis adressé aux invités :
— Passons à table !
Avec Judas
c’était autre chose...
On s’est assis à table au
petit bonheur. Lavrenti a placé José entre lui et moi, et Mao s’est
installé en face. A côté de Tchiaouréli et de la Française.
Le couvert du service impérial
est échu à Malenkov, assis à l’autre bout de la table.
Mikoïan, qui était à ses
côtés, a regardé l’assiette à la lumière. Matriona Boutouzova a compris
mon regard et la lui a ôtée des mains sans cérémonies. Puis elle a
retiré le reste de la vaisselle, à la barbe de Malenkov, et l’a
apportée à José.
Khrouchtchev a éclaté de rire
et a prêté à Malenkov une de ses assiettes. Face à José, tous les deux
m’ont paru négligemment bouffis. Et pas uniquement eux, mais Valietchka
aussi. Qui apportait un nouveau couvert à Malenkov.
Pour taquiner Mikoïan, Beria a
également regardé l’assiette de José à la lumière :
— C’est le service impérial,
Mikoïan ! Et pourquoi, d’après toi, Matriona l’a-t-elle repris à
... Matriona ?
Et il est parti d’un grand
rire.
Mikoïan a jugé plus opportun
de ne pas répondre. Et de continuer à rire. Et c’est Lavrenti qui a
répondu :
— Mais parce que Malenkov
n’est pas le tsar. Et ne l’a jamais été. Tandis que Papismedov, notre
cher hôte, a été non seulement roi, mais Sauveur ! Tout en étant
commandant.
Beria a ajouté après un
silence :
— Quand j’ai raconté ça en
novembre dernier, autour de cette même table, tu étais tout
troublé : comment un truc pareil est-il possible ? as-tu
demandé. Tu te souviens ?
Nouveau silence. J’ai eu peur
que la peau de “ Matriona ” ne lâche. Certes la nature lui en
avait accordé beaucoup. Mais la brutalité de son rougissement et de sa
colère pouvaient le faire éclater d’un moment à l’autre devant nos
hôtes étrangers. Il n’a toutefois nullement manifesté l’intention de
répondre. Il savait que Lavrenti s’en chargerait.
— Je vois bien que tu te
souviens ! a fait remarquer Lavrenti. Et je vois aussi que tu
commences à comprendre : un homme peut avoir sa propre âme et
celle d’un d’autre. Par exemple, celle du Christ...
Malenkov m’a lancé un appel au
secours. Du regard. J’ai détourné le mien. Un anniversaire a beau vous
donner le droit au luxe, je n’ai pas voulu révéler mes pensées.
Lavrenti a ajusté son
pince-nez, toussoté avec satisfaction et poursuivi :
— Oui, camarade Malenkov, un
homme peut avoir sa propre âme et celle d’un d’autre ! Et il faut
en parler franchement ! Nous ne sommes ni des komsomols ni des
candidats à un examen de matérialisme historique ! Nous sommes des
êtres sexuellement matures. Des hommes d’État ! Mais en même
temps, Malenkov, je me rends bien compte que, si tu te trouves tout à
coup avec un Juif ou un Géorgien, tu ne lui fais pas confiance !
Notre hôte, pourtant, qui est lui aussi à la fois juif et géorgien, est
un homme honnête !
— Pourquoi “ lui
aussi ” ? Y a-t-il parmi nous un autre Juif de Géorgie ?
a dit Khrouchtchev vexé.
— Je ne parle pas d’ici, mais
en général ! a rugi Lavrenti, en me jetant un regard en coin. Il
ne doutait pas qu’il lisait dans mes pensées. Je suis en train de dire
que notre hôte nous arrive non seulement avec ses épaulettes de
commandant, mais avec une âme pure qui a habité le corps de
Jésus-Christ. Et Jésus-Christ, camarade Khrouchtchev, est le personnage
le plus influent de la planète !
Tout le monde s’est regardé.
Même le commandant m’a lancé
un regard effrayé. Effrayé par ses responsabilités.
— Es aris vitom ?
(Est-ce lui ?) lui ai-je demandé en me penchant vers lui.
— Ver gaviguié
(Je n’ai pas saisi).
— Romélia
amatchi veragui Iuda-tko ? Tchvéni dzma Beria ?
(Lequel d’entre eux est Judas, le traître ? Notre frère
Beria ?)
Le commandant a feint de
n’avoir entendu mentionner que Judas et non Beria :
— Ik soul
skhavanaïrad iko ! (Avec Judas, c’était autre chose !)
Beria a observé un court
silence pour essayer de saisir la dernière phrase. Qu’il avait tout de
même entendue, me semblait-il. Mais il s’en est très vite désintéressé
et s’est tourné avec un hochement de tête vers le mur où était accroché
mon portrait :
— Eh oui, Nikita
Serguéevitch ! Jésus-Christ est le personnage le plus important de
l’univers ! Ukraine comprise ! Le plus important ! Après
le héros de la fête ici présent !
Et il a indiqué mon portrait
d’un geste.
Ce portrait ne me plaisait
pas. A en juger au nombre de décorations et de médailles que je
portais, je ne pouvais avoir sur ce tableau que mon âge.
Imitant Lavrenti, tout le
monde s’est mis à regarder le portrait et non pas moi. Beria a soupiré
vaillamment, s’est brusquement saisi d’un verre à pied qu’il a rempli
de vin rouge, puis s’est à nouveau tourné vers le mur :
— J’ai écouté aujourd’hui tous
les discours en l’honneur de notre héros. Chacun d’entre vous les a
écoutés. A l’exception de notre hôte. Je voudrais répéter pour lui les
paroles que j’ai préférées. “ L’heure est venue de marquer une ère
nouvelle à partir de la naissance du grand Staline ! ” Notre
ère ne compte donc que peu d'années ! Elle est toute jeune !
Le camarade Vorochilov va nous indiquer l’âge qu’elle a !
Vorochilov a hésité, puis sans
détourner les yeux du tableau, il a annoncé :
— Soixante-dix ans !
— Tout juste ! a renchéri
Beria en pointant le doigt vers le portrait. Jusqu’aujourd’hui,
camarade Vorochilov, camarades et Madame la Française,
jusqu’aujourd’hui, les hommes prenaient pour point de départ de la
nouvelle ère la naissance de notre hôte. Qui est né il y a 1949 ans.
Mais ce chiffre est vieilli !
Et Beria s’est tourné vers
José : Vous êtes bien d’accord ?
— Bien sûr, a dit José, mais
moi... enfin, Jésus... est né plus tôt. Six ans plus tôt.
Beria a été vexé que José
n’ait pas compris sa question.
— Ce qui fait qu’il a trépassé
à trente neuf ans et non pas à trente trois ! a calculé
Vorochilov.
— Il a trépassé plus tard, a
répondu José. A quatre-vingts ans.
Vorochilov s’est vexé à son
tour :
— Ma question était :
avait-il donc, selon vous, trente-neuf ans lorsqu’on l’a crucifié ?
— Pas selon nous, mais selon
la vérité.
Et José m’a regardé.
— J’ai compris ! s’est
écrié Vorochilov. Il a trépassé à quatre-vingt ans. Au sens figuré.
— Non, camarade Vorochilov,
pas au sens figuré. Naturellement.
Vorochilov est resté pensif.
Mais il s’est montré incapable de résoudre le problème en silence.
— Quatre-vingts moins
trente-neuf, ça nous fait combien ? Quarante... et un ?
Et la douleur a contracté ses
traits.
— Exact, quarante et un !
Ça fait quarante et un pour tout le monde et pas seulement pour
nous ! a renchéri Boulganine, tout content que Kliment souffre de
son furoncle.
— Tout compte fait, a
poursuivi Vorochilov en regardant José, Jésus est resté quarante et un
ans sur sa croix ?! Après quoi il a trépassé ?!
— C’est pas rien ! s’est
exclamé Khrouchtchev.
José a souri :
— Sur la croix, je... enfin,
Jésus, est resté six heures. Mais il n’est mort, c’est vrai, qu’au bout
de trente-quatre ans.
Tout le monde m’a regardé. Je
n’ai manifesté aucun étonnement.
— Ar djeravt !
a dit Beria, signifiant que personne n’y croyait.
Sur un ton plutôt mal assuré,
Mikoïan s’est lancé dans des conjectures :
— De deux choses l’une :
soit Jésus est mort deux fois, soit une seule. Mais pas sur la croix.
— Comment “ pas sur la
croix ” s’est écrié Kaganovitch indigné. Ailleurs, alors ?
— C’est ça, a confirmé José.
Mais il faudrait reprendre l’histoire depuis le début...
— Tout à fait, ai-je dit,
tandis que Michèle se levait bruyamment et venait me demander une
papirosse. J’ai cherché Valietchka du regard et je lui ai
silencieusement ordonné de rapporter de mon bureau ma boîte de Kazbek.
Elle s’est exécutée à contrecœur. Non pas tant à cause de la Française
que de José.
Je l’ai à nouveau
encouragée :
— Vas-y, nous t’attendrons,
nous parlerons d’autre chose entre temps...
Une large
étoile sur une plaque rutilante...
Avant de parler “ d’autre
chose ”, j’ai ordonné à Lavrenti de se rasseoir et déclaré que
c’était moi qui serais le tamada. Je me suis éclairci la voix et j’ai
proposé un toast “ au grand Staline ”. En exigeant que tout
le monde trinque. Sans discours. Et sans se tourner vers mon portrait.
Puis j’ai proclamé la
démocratie : chacun pourrait boire à ce qu’il voudrait. Mais cul
sec. Et pas en mon honneur. La plupart des toasts ont été portés à
Michèle. Mao venait en seconde position. Seuls Beria et Michèle ont
levé leur verre au commandant. Quant à ce dernier, il n’a bu à
personne. Il me fixait du regard. Comme s’il n’en croyait pas tout à
fait ses yeux.
Presque tous les convives, à
part lui, se sont décontractés.
Michèle fumait sa deuxième
Kazbek. Beria lui faisait goûter au fromage géorgien et vantait la
supériorité de la nourriture végétarienne.
Khrouchtchev démontrait à
Malenkov que la vodka rendait le monde plus intéressant. Mais pas le
vin. Quand on avait bu du vin, on avait tout doucement sommeil, alors
qu’après cent grammes de vodka, il vous prenait une envie de vivre
intensément. Et après deux cents grammes, expliquait-il en riant, deux
fois plus intensément.
La perspective ne plaisait pas
à Malenkov. Apparemment, il trouvait de toutes façons la vie bien
courte.
Mikoïan racontait à
Tchiaouréli qu’il avait beaucoup aimé la scène de la fête à table dans La chute de Berlin. Et il lui demandait s’il comptait
tourner une deuxième partie.
Kaganovitch a tenté à six
reprises de s’adresser à moi, et à chaque fois, j’ai fait semblant de
ne pas l’entendre. Il voulait m’offrir du poisson farci qu’il avait
apporté pour le dîner. Un poisson préparé par sa sœur Rose. Il copiait
Beria qui me ramenait de chez lui sa polenta mingrélienne.
Valietchka, debout derrière le
siège de Mao, lui expliquait comment préparer une grillade de porc.
Elle répondait aussi à d’autres questions sur la cuisine russe. Mao se
dévissait le cou sans jamais réussir à voir Valietchka en entier.
Vorochilov a essayé de
m’imposer un toast à nos grandes victoires. Sans mentionner lesquelles.
Ni même préciser si elles étaient passées ou à venir.
Boulganine s’ennuyait. Et
avait le hoquet.
J’ai vu que tout marchait
comme sur des roulettes et décrété un autre toast. Démocratique, là
encore. Mais cul sec. Cette fois-ci, plus personne n’a trinqué ni à Mao
ni à José. Tout le monde a bu à Michèle. Et Vorochilov — enfin — à nos
grandes victoires.
En général, après le quatrième
verre, mes enfoirés ont besoin d’une dizaine de minutes pour se
décontracter à fond. Comme de bien entendu, José battait des paupières.
Il me semblait voir passer dans ses yeux la nostalgie du lointain
désert de Qoumrâm.
A l’autre bout du salon,
quelqu’un a allumé le gramophone électrique offert par Roosevelt. La Valse de l’Amour a retenti et Khrouchtchev a invité
Malenkov. Celui-ci a refusé sous prétexte qu’il n’avait pas encore
suffisamment mangé. Nikita a fait le tour de la table et voulu
convaincre Boulganine. Qui regardait avec tristesse la Française.
Que Tchiaouréli a alors
entraînée dans la danse.
Boulganine a cédé aux
instances de Nikita et le bras tendu, il est allé péniblement rejoindre
son cavalier.
J’ai à nouveau observé le
commandant.
Derrière lui, se dressait une
grande horloge. Je l’appelais l’armoire du temps. Quand mon salon était
vide, seule cette armoire me reliait au mouvement de l’univers.
Son balancier à la plaque de
bronze rutilante, ornée d’une large étoile, oscillait, infligeant à mes
yeux son étincelante cadence tandis que son tic-tac aigu poinçonnait le
voile compact du noir néant. Ce voile qui me séparait de la vie.
A présent, dans le brouhaha du
dîner, au milieu des sanglots mielleux de la Valse de
l’Amour, je ne percevais plus son bruit, mais l’oscillation du
balancier dans le dos du commandant me paraissait tout aussi
ridiculement obtuse que le balancement du couple
Khrouchtchev-Boulganine. Ou que tout autre mouvement dans le salon.
Ou dans le monde.
Entre quels pôles notre
compréhension de la vie oscillait-elle donc ? me suis-je demandé.
Entre le vrai et le faux ? Ou entre le fait que quelque chose au
moins ait du sens et le fait que rien n’ait de sens ? Aucun sens,
ni vrai ni faux...
Jésus-Christ
n’est pas mort sur la croix...
Les phrases hachées de José
faisaient affluer le sang à mes tempes...
Jésus-Christ n’était pas né à
Bethléem.
Ni à Nazareth.
Mais à Qumrân.
Ce n’était pas Jésus de
Nazareth, mais Jésus le Nazôréen.
Issu des Nazôréens[49].
Ainsi nommait-on les
descendants de ceux qui avaient communié avec la connaissance suprême.
On les appelait aussi
“ zélotes ” ou “ sicaires ”. C’est à dire patriotes
de la Loi.
Tels Judas Iscariote. .
C’est ainsi que les nommaient
les Juifs eux-mêmes.
Les Romains, quant à eux, les
traitaient de “ brigands ”.
Et Jésus n’était pas mort sur
la croix.
Ni à Jérusalem.
Et il n’avait pas ressuscité.
Ni été martyr. C’était un
homme politique qui avait perdu la bataille essentielle.
Mais qui avait ensuite oublié
son ennemi et préparé une revanche. Gagné la guerre.
Une autre guerre, une guerre
imprévue.
Grande, mais illusoire.
Livrée non à l’ennemi, mais à
ce qui est humain dans l’homme.
Livrée au vide de la vie.
Guerre contre la vérité qui
veut que l’espoir soit vain. Contre la soif de justice.
Mais il avait gagné cette
guerre en mythomane. Dans sa tête.
Il l’avait gagnée pour se
consoler.
Et donc pour consoler ses
semblables. Les perdants. La majorité.
Il n’était nullement le
Sauveur. Mais seulement le Consolateur. Un Consolateur malgré lui.
Jamais il n’avait eu pour
aspiration de sauver l’humanité.
Ou seulement dans la mesure où
il aspirait au trône.
En tout cas pas dans
l’intention de faire descendre le Royaume des cieux sur la terre.
Mais dans celle de relever le
Royaume d’Israèl.
Où le Maître rêvait de faire
entrer le monde entier.
Parce qu’il jugeait que
c’était le seul qui fût agréable à dieu.
Y faire entrer le monde entier
à tout prix. Au prix du Jugement dernier.
Où il serait juge et non celui
qui est jugé. Et non victime.
Quant à la légende de
Jésus-Christ, il l’avait lui-même inventée.
Et c’est grâce à elle qu’il
avait gagné la guerre.
Grâce à une légende inventée
par laquelle il avait œuvré à sa propre vie.
Sans la sacrifier, cette vie,
mais en sacrifiant la pure vérité.
.... Bien que Beria nous eût
prévenus que le commandant rapportait de Palestine une
“ bombe ” et bien que le commandant eût déjà lâché certaines
de ces phrases au cours du dîner, elles ne cessaient d’éclater avec une
intensité croissante dans ma poitrine et en chassaient le sang vers mes
tempes gonflées et brûlantes.
Je sentais par contre se
glacer ma poitrine, mon ventre et mon cœur.
Exactement de la même façon
que tout mon corps s’était figé et glacé des années auparavant, dans
mon enfance, lorsque j’avais entendu pour la première fois en rêve le
principal sermon du Maître. Du premier mot jusqu’au dernier. Il disait
que sacrifier la vérité c’était comme bâtir une maison sur le sable.
“ La pluie descendra, les
torrents viendront, les vents souffleront, ils heurteront contre la
maison et elle tombera et sa chute sera grande ”.
Les paroles de José étaient
tout à fait différentes. Ses idées aussi. Mais je ne doutais pas que
les propos tenus par le Maître sur les choses essentielles eussent la
même tonalité que les siens.
Même si l’important n’est pas
la tonalité. Ni les doigts réunis au bout d'un bras estropié. Ni
l’immobilité des pupilles. Ni même le fait que le commandant n’ait pas
une seule fois cligné des yeux.
Ou regardé quelque chose. Mais
regardé au travers.
L’essentiel, c’est
l’assurance. Une assurance que ne peut posséder que celui qui a
complètement perdu la raison. Ou qui comprend que la raison n’est pas
une source fiable de connaissance.
Quand José a prononcé les mots
de “ pure vérité ”, j’ai rejeté la tête en arrière et il
s’est arrêté net.
Moi non plus je ne regardais
nulle part. Je prêtais seulement attention au bruit qui grandissait en
moi. Il a fini par refluer et plus le calme revenait dans ma tête et
plus le battement cuivré du balancier de l’armoire du temps qui se
trouvait derrière le commandant me parvenait avec netteté.
Dans le salon, il régnait le
même silence que dans ma poitrine. Et le même froid. Mon oreille a
compté encore une douzaine de trous dans le voile noir du néant, puis
j’ai regardé José et constaté que ses yeux exprimaient non seulement la
tristesse mais le trouble.
Soit parce que personne ne
croirait jamais en sa vérité, soit parce que le mensonge qu’il avait
proféré le perdrait lui-même. Sans pour autant ruiner la vérité.
Son regard exprimait-il le
trouble du Christ, celui que j’avais connu dans mon enfance, ou celui
du diable ? Je ne sais.
Peut-être celui de l’un et
l’autre ? Une seule chose me semblait certaine : l’enveloppe
charnelle du commandant Papismedov ne recelait pas que son âme.
J’ai alors observé mes
invités. Aucun d’eux ne regardait José. Mais moi. Excepté Mao, Lavrenti
et la Française, tous avaient le regard éméché et troublé, lui aussi.
Ce qui leur évitait de cligner des yeux.
J’ai lâché un soupir bruyant,
souri et chassé d’un revers de main les regards inquiets. Les convives
éméchés ont à leur tour soupiré bruyamment et leur tension est
retombée.
En prime, Khrouchtchev est
parti d’un grand éclat de rire, a vidé cul sec son verre et s’est
précipité vers l’étagère à disques.
Vorochilov a porté un toast
aux grandes victoires.
Mikoïan a souri pour la
première fois, mais du plat de la main, a remis aussitôt son visage en
forme.
Les autres, concluant que la
plaisanterie était terminée, ont joyeusement éclaté de rire.
Kaganovitch a remercié, on ne sait pourquoi, Lavrenti d’avoir été
spirituel.
Malenkov a refusé une nouvelle
danse à Khrouchtchev. Un tango argentin, cette fois. Il s’est par
contre lancé dans l’évocation du frère de son ex-gendre juif. Juif, lui
aussi. Qui voulait persuader tout le monde qu’il était le maréchal
Koutouzov, mais sans un œil abîmé.
Selon une opinion exprimée en
privé à laquelle Malenkov se refusait pour l’instant d’adhérer, le
frère en question tentait d’inculquer au peuple l’idée que le grand
général s’était autrefois prétendu borgne. Avec on ne sait quelle
intention.
Le frère, selon Malenkov,
poursuivait, quant à lui, un but bien arrêté : mettre en doute
dans la conscience populaire l’honnêteté du héros russe.
Kaganovitch s’est alors fâché
et a essayé d’extorquer à Malenkov le nom de l’auteur de l’opinion
exprimée en privé.
Chi Tchjé a ébauché le geste
de se resservir à boire, mais Mao lui a confisqué son verre et l’a
donné à Valietchka.
Tchiaouréli, également ivre, a
été le seul parmi les buveurs à s’avancer avec aplomb vers mon bout de
table et à interpeler d’une voix forte le commandant :
— Chen, katso,
guésmis ra ibodialé ak tou ara ? (Tu comprends les bêtises
que tu nous racontes ?)
José n’a pas daigné le
regarder, mais Beria a agité son index, l’a porté à ses lèvres et a
longuement et doucement émis un chuintement :
— Ch-ch-ch-ch-ch...
Il avait raison.
A part Mao et lui, le
commandant était la seule personne dont j’étais prêt à tenir compte. Et
pas parce qu’il ne buvait pas, lui non plus.
— Camarade Papismedov, ai-je
dit en me tournant vers lui, pourquoi ne buvez-vous pas, pourquoi ne
mangez-vous pas un morceau ?
— Je ne bois jamais, camarade
Staline, a-t-il répondu tout en sueur. Et la nuit, je ne mange rien. De
plus, la nourriture d’ici est impure !
J’ai lancé un regard à
Matriona. Celle-ci, au cas où, a rejeté des yeux toute la
responsabilité sur Valietchka.
— Elle n’est pas
consacrée ! a expliqué José.
Après un premier temps de
soulagement, Valietchka a pris peur.
— Très bien, ne mangez pas,
lui ai-je concédé. Racontez-nous plutôt, aux camarades et à moi, d’où
vous tenez tout ce que vous venez de dire.
— Je sais bien d’autres choses
encore, camarade Staline ! a dit le commandant en se redressant
sur son siège.
— Eh bien, dites-nous d’où
vous les tenez et racontez-nous en d’autres.
— Je connais tout, du dehors
et du dedans ! a-t-il insisté.
Je l’avais compris. Tout le
monde l’avait compris. D’autant plus que le trouble ne faisait que
croître dans son regard. Mais il n’espérait pas notre
compréhension :
— Parce que je suis à la fois
moi, José, et lui. Jésus-Christ.
J’ai hoché la tête.
— Le Maître ! a précisé
José.
— Seigneur ! s’est
exclamée Valietchka en m'adressant un regard désarmé.
J’ai détourné les yeux vers le
commandant. Valietchka a aussitôt reporté les siens sur Mao. Mais lui
non plus n’est pas venu à sa rescousse.
En chaque
bête sauvage se cachait un homme...
J’avais remarqué qu’à chaque
fois que José pensait aborder un fait historique important, il se
comportait de façon étrange. Repoussante. A dessein ou non, il
concentrait de la salive à la base de la mâchoire inférieure, au
milieu, et la faisait circuler d’un côté à l’autre, le long des
gencives, puis, par l’orifice d’une dent manquante, l’expédiait vers
l’intérieur de la bouche, s’en gargarisait pour enfin l’avaler.
Jusqu’à ma rencontre avec
José, j’avais cru qu’on était passé des reptiles aux artiodactyles et
de ceux-ci à l’homme. Je me disais maintenant qu’il n’y avait pas eu
simple évolution historique, mais superposition de couches.
Autrefois, observant les
animaux et les bêtes sauvages, je pensais qu’en chacun d’eux se cachait
un homme qui se moquait de moi. Mais José
me produisait l’impression inverse : c’était une bête sauvage qui
se dissimulait en lui. Et qui se moquait aussi. Mais pas seulement de
moi. De tous.
En outre, de temps en temps,
Papismedov confondait, et c’était bien compréhensible, troisième et
première personne. Il disait tantôt “ Jésus-Christ ” ou le
“ Maître ”, tantôt “ moi ”.
Tchiaouréli, bien entendu,
avait copieusement bu. Et puisque ce passage du
“ Jésus-Christ ” au “ moi ” troublait même un
conteur chevronné, j’exposerai donc moi-même l’histoire contée par
José.
Le peuple a
peur de la vérité...
Elle débutait de façon
inattendue : Qumrân, dans le désert de Judée, devait être vu d’en
haut, des collines ocres surplombées d’un ciel bleu clair mêlé de
marine. Et d’où l’on apercevait la mer. Bleu marine mêlé de bleu clair.
Ces collines parsemaient le désert comme des bouses de vache et
abritaient de nombreuses grottes.
Personne n’habitait ni les
collines, ni le désert. Rien que les merles noirs et les pinsons roses.
Ils y chassaient le “ monarque ”, un papillon bariolé qui les
repoussait au moyen d’un poison très malodorant. C’est l’euphorbe du
désert qui fournissait aux “ monarques ” ce poison.
Dieu, avait poursuivi José, en
présentant ses trois doigts réunis, avait établi l’équilibre dans la
nature. Les merles et les pinsons pouvaient se nourrir de papillons,
mais ceux-ci avaient le droit de se défendre par ce poison malodorant.
José avait alors fait mine de
réfléchir avant de conclure que de toutes façons, les oiseaux du désert
de Qumrân exterminaient les “ monarques ”. Pourquoi ?
Parce qu’il leur avait été
donné un cerveau et des sens capables de détecter le moindre
déséquilibre. Leur cerveau et leurs sens étaient voués à détruire tout
équilibre...
José tirait toute sa science
sur le désert et sur le Christ de sa lecture des rouleaux de Qumrân.
Conservés dans les grottes. Onze grottes.
Le principal rouleau
s’appelait le rouleau du Temple. C’était d’ailleurs le plus long :
neuf mètres. José avait eu justement une illumination en terminant de
le lire.
C’était lui qui lui avait
fourni la clé permettant de comprendre le texte. Celui des rouleaux et
du Nouveau Testament. Ce dernier, pensait-il, devait être interprété
tout à fait différemment.
En effet, avait dit le
commandant : “ au commencement était... le mot ”. Un
seul mot. C’était précisément la vue de ce mot qui avait produit en lui
l’illumination. Un mot juif. Dont les anciens scribes émaillaient leur
texte. “ Pesher ”.
Pesher était une technique
subtile pour lire un texte qui ne semblait compréhensible qu’au premier
abord. Tout le monde en saisissait le sens, mais il s’agissait là d’une
compréhension superficielle. Celle du sens propre. Alors que les
scribes avaient en outre conféré aux mots un sens caché.
Le sens véritable.
Celui que José avait cherché
au début dans les rouleaux. Et qu’il avait trouvé. L’emplacement du
trésor. Dont un autre rouleau, le rouleau de Cuivre, disait une chose
qu’il fallait comprendre autrement.
Ainsi, à la place des mots
“ on sentit une fraîcheur agréable ”, il fallait lire :
“ en été, vers le Sud ”. “ En été ” parce qu’en
hiver, la fraîcheur n’est jamais agréable. Et “ vers le Sud ”
car la fraîcheur vient du Nord.
“ Mots
désagréables ” signifiait le chiffre “ 365 ”.
Chi Tchjé a cru deviner :
il s'agissait du nombre des jours de l’année !
— Quoi ?! s’est exclamé
José furieux.
— Aouchséni
virs ! a ordonné Lavrenti. Explique à cet âne.
José a expliqué : Moïse a
prononcé 613 “ mots ”. C’est à dire 613 sermons. 248 d’entre
eux formulent des commandements. Et 365, des interdits. Des mots
désagréables.
Lavrenti a ajusté son
pince-nez.
Comment, par conséquent, lire
: “ il sema des mots désagréables au milieu d’une agréable
fraîcheur ” ? a demandé José. Et il a traduit : Il a mis
(quelque chose) dans la terre à 365 coudées vers le Sud.
— Coudées ? a demandé Chi
Tchjé avec étonnement.
— Des coudées, bien sûr, a
rétorqué Beria agacé, pas des bitées ! Mais il s’est aussitôt
excusé auprès de la Française.
Elle a feint de ne pas avoir
entendu et s'est bornée à faire remarquer que pesher était sans doute
un cryptogramme. Une écriture secrète.
— Non, a répliqué José. Pesher est autre chose. C’est un récit qui en cache un autre.
Un commentaire. Dans le cas présent, des faits historiques. Que le
peuple ne doit pas connaître. Pour deux raisons. La première, parce que
celui qui écrit n’y a pas intérêt. La seconde, parce que celui qui lit
— le peuple — n'y a pas intérêt non plus. Car il a peur de la vérité.
Ou plutôt, il aime le
mensonge. Les contes et les miracles.
Le Maître a
manifesté sa bienveillance aux non circoncis...
José a donné en exemple l’un
des miracles que Tchiaouréli avait cité à Mao. Celui où cinq miches de
pain et deux petits poissons permettent à Jésus de nourrir une foule de
cinq mille personnes. Sans compter les femmes et les enfants.
José a déclaré que les
rouleaux de Qumrân affirmaient que le sens de ce “ miracle ”
n’était pas que le Maître ait pu convaincre la nature de se trahir.
Le sens de ce miracle n’était
pas non plus, a ajouté Lavrenti en souriant, qu’il fallait aller
chercher du pain auprès du Christ et non à la boulangerie.
Oui, le sens était ailleurs, a
approuvé José.
Cet épisode légendaire en
contenait un autre, historique. Survenu dans l’année qui avait précédé
le supplice de Jésus.
Selon la loi, au début, ne
pouvaient devenir prêtres parmi les Juifs que les lévites, les
descendants de Lévi, fondateur de l’une des douze tribus d’Israèl. Et
comme les prêtres contrôlaient un pouvoir auquel Jésus prétendait
aussi, il avait cherché à abolir cette loi.
Les Juifs, ou plus précisément
les Esséniens, tentaient — comme tous les autres — d'attirer les gens
d’autres confessions. Mais ils n’accordaient tous les droits qu’à ceux
qui acceptaient la circoncision. Beaucoup la refusaient.
— Bien zûr ! Za fait
mal ! s’est exclamé Chi Tchjé.
José n’a pas répondu.
L’ordination, a-t-il poursuivi, se déroulait ordinairement dans un
temple où l’on posait douze miches de pain sur une table. Douze
grands-prêtres lévites distribuaient le pain à ceux qu’ils ordonnaient
prêtres.
Afin que ceux-ci aient à leur
tour le droit de distribuer le pain à tous les autres. C’est à dire le
droit de symboliser l’appartenance à une communauté.
Celui qui distribuait le pain
avait pouvoir sur tout.
Au début, les douze miches de
pain n’étaient distribuées qu’aux lévites. Par la suite, après une
longue bataille, ils n’en reçurent que sept. Les cinq restantes, de
moindre qualité, étaient données à des Juifs issus d’autres tribus. De
moindre catégorie.
Mais Jésus exigea d’aller bien
plus loin : de “ nourrir ” avec ces douze miches
consacrées même ceux qui n’étaient pas circoncis. Outre le pain,
symbole de la terre, les nouveaux élus se voyaient offrir au cours de
la cérémonie deux petits poissons. Symboles de la mer.
José s’est tourné vers
Lavrenti en souriant : voilà pourquoi Jésus n’était pas allé à la
boulangerie chercher du pain pour une foule de cinq mille personnes.
Affamée et non circoncise.
Mao a également souri. Il a
posé une question dont, à en juger par le ton employé, il connaissait
la réponse. Pourquoi le Christ, qui était circoncis, avait-il manifesté
sa bienveillance aux non circoncis ?
Chi Tchjé a traduit et s’est
permis d’ajouter : “ mais parce que le Maître était
zirconzis ! Il zavait que za faisait très mal ! ”.
Lavrenti a également proposé
son interprétation. En souriant, lui aussi. C’était par sagesse que
Jésus avait manifesté sa bienveillance aux non circoncis. Bien que
circoncis, il comprenait qu’on pouvait très bien remplir une haute
fonction sans l'être. Et puisque les non circoncis étaient plus
nombreux que les circoncis, le soutien des non circoncis garantissait
une victoire sur l’ennemi, même si celui-ci était triplement circoncis.
Puis Lavrenti a eu un nouveau
sourire réjoui en exposant une nouvelle énigme : Marx, bien que
non-prolétaire, avait appelé ceux-ci à s’unir. Et non seulement dans
son pays, mais dans le monde entier.
Sans compter que le Christ
voulait faire une purge parmi les lévites. Les secouer. Et promouvoir
les siens.
Et Lavrenti m’a regardé dans
l’intention manifeste de me rappeler quelque chose. A savoir, ce qu’il
se rappelait à lui-même (il me l’avait expliqué un jour) en dissertant
sur les classiques bolcheviques. En 23, pour triompher de Trotski, se
disait-il, Staline avait enrôlé des moujiks dans le parti
“ léniniste ”. Et promu des “ prolétaires non
circoncis ”.
Et pas dans l'intention de
suivre Marx. Mais parce que ces derniers étaient plus nombreux que les
“ intellectuels ”. Qui, circoncis ou pas, soutenaient soit
Lénine, soit Leiba. Mais pas Staline.
Et aussi parce que les
prolétaires non circoncis étant extrêmement nombreux, il était plus
facile de trouver parmi eux des gens capables de gratitude. Qui se
feraient un plaisir de “ purger ” les lévites. Et que Staline
se ferait également une joie d’unir. Une joie plus grande que celle du
lévite Marx.
Lavrenti me regardait toujours
en souriant. Et sous son regard, j’avais moi-même du mal à retenir un
sourire. Un sourire destiné non à Lavrenti, mais aux lévites. Un
sourire sans méchanceté.
Je me souvenais tout
simplement de Zinovev et Kamenev. Qui — de leur vivant — se moquaient
de moi parce que je confondais parfois le sens de mots
“ intellectuels ”.
Comme cela m’était arrivé ce
jour-là avec Lavrenti. Je l’avais traité, je ne sais pourquoi, non
d’insolent, mais de renégat. Et lui avais interdit de jamais disserter
sur les classiques bolcheviques. Depuis, il n’avait pas recommencé. Du
moins à voix haute. Mais il le faisait parfois en lui-même et me le
signifiait du regard, comme maintenant.
Et moi, je feignais de ne pas
comprendre son regard. Aussi ai-je arqué le sourcil et me suis-je
tourné vers José.
— Pourquoi, à votre avis,
camarade Papismedov, le Maître a-t-il manifesté sa bienveillance aux
non circoncis ?
José s’est à nouveau redressé
sur sa chaise. Il a filtré sa salive entre ses dents et joint trois
doigts :
— Les Juifs m’ont refusé le
trône ! Et j’ai décidé d’agrandir le royaume d’Israèl !
J’ai continué à fixer José du
regard. Mais il n’a rien ajouté. Pas même un battement d’œil.
Après un silence, il a juste
marmonné que les rouleaux de Qumrân élucidaient tout ce que la légende
disait du Christ. Impossible sans eux de connaître la vérité du Nouveau
Testament.
— Dites-moi, Papismedov, ai-je
demandé, et pourquoi donc aurait-elle à se cacher ? La vérité.
— Je vais raconter cette
vérité, camarade Staline, (le commandant était de retour), et tout vous
semblera clair, surtout à vous.
Et il a également vrillé son
regard sur moi.
J’ai détourné les yeux et me
suis souvenu d’un autre regard de ce genre. Celui d’un loup qui, il y a
longtemps, quand j’étais en relégation, avait fui la faim tout comme
moi et perdu, lui aussi , sa route et ses forces dans la neige. Et
s’était assis à côté de moi. Égaré. Tandis qu’alentour régnait le
silence...
A présent, cependant, je
percevais une triste ironie dans ce regard que le temps avait éloigné.
Sur tout.
Dieu aussi
évitait les contacts physiques...
Les Esséniens, en hébreu
“ hassaim ”, cela veut dire les “ silencieux ”.
A part eux, la Judée comptait
encore deux groupes : les Pharisiens et les Sadducéens.
Et la Judée, du temps du Christ, était un pays occupé et pauvre. Produisant essentiellement de la religion. Et des partis.
Les Esséniens, d’anciens
aristocrates, vivaient désormais à l’écart. Exilés à Qumrân. Dans le
désert de Judée, au bord de la mer Morte. Et ils attendaient en silence
la Nouvelle Jérusalem. Le salut.
Ils ne doutaient pas de la
venue d’un Sauveur issu de leur milieu et le nommaient le Maître de la
Sainteté.
Ce Sauveur serait de la maison
de David, descendant de la dynastie qui avait été éloignée du pouvoir.
Son accession au trône, accompagnée du rétablissement du clan
ecclésiastique de Sadoq signifierait, selon les Esséniens, la
renaissance du royaume d’Israèl. Pourquoi cette communauté s’était-elle
créée ? Pour rétablir les vrais roi et grand prêtre.
La communauté habitait des
constructions de pierre, sur un plateau peu élevé, au pied d’une chaîne
de montagnes calcaires. Pour elle le principal édifice était, bien sûr,
le temple. Les Esséniens disaient le “ Temple ”. De même que
pour celui de Jérusalem.
Et par conséquent Qumrân était
appelé Jérusalem. Rome, Babylone. Et leurs anciens portaient les noms
des grands prophètes : Abraham, Isaac, Jacob. Ou des rois :
David, Salomon. Vie et mythe s’identifiaient. On donnait à des hommes
réels des surnoms mythiques.
Les uns étaient des anges, les
autres, des diables. Satan voisinait avec Dieu. Plus exactement, avec
le Père. Et auprès du Père était le Fils.
Bien que le Nouveau Testament,
c’est à dire la légende, prétendît que l’histoire du Christ avait eu
pour cadre divers lieux (l’Égypte, la Galilée, Jérusalem), elle s’était
en fait entièrement déroulée à Qumrân.
José l’avait appris non dans
les rouleaux des grottes, mais dans le Nouveau Testament lui-même qu’il
avait lu à l’aide des rouleaux. Grâce aux grottes.
Jésus était même né à Qumrân.
Son père, ou plus précisément, l’un de ses pères (outre le
Saint-Esprit) était Joseph.
Chi Tchjé m’a décerné un
regard empli de respect.
La mère de Jésus était Marie.
Une vierge. Qui le resta après avoir conçu.
Chi Tchjé a ricané.
José a ajouté : c’est
ainsi ! Elle a conçu et mis au monde, mais elle est restée
vierge !
A ce moment-là, tout le monde
m’a regardé. Mais je me suis borné à arquer un sourcil.
Les Esséniens, a poursuivi
José, imperturbable, vivaient dans le célibat. Dans une communauté
d’hommes. Rien n’appartenait à personne. Ils reconnaissaient cependant
que les plus illustres d’entre eux, issus de la maison du roi David et
de celle du grand prêtre Sadoq, devaient, au nom du futur royaume,
penser à la poursuite de la race.
Et non seulement, hélas, y
penser, mais s’en préoccuper. C’est à dire entrer en de pénibles
relations sexuelles. Avec des femmes. Ce qu’ils détestaient. Car ils
méprisaient tout contact charnel. Ils ne reconnaissaient que l’union
spirituelle. Avec dieu, de préférence. Qui lui aussi évitait les
contacts physiques.
Les Esséniens les plus
illustres vivaient dans un monastère. Et ils ne le quittaient pour le
monde qu’au moment de leur préparation au mariage. Mariage qui
comportait des restrictions.
La noce n’avait lieu qu’après
plusieurs années de fiançailles au cours desquelles toute relation
était proscrite.
Lavrenti a lui aussi arqué le
sourcil. Et Mao tourné la citrouille. Mais ne trouvant pas Valietchka,
son regard s’est posé sur Matriona.
Oui, a répliqué José, c’était
bien là le hic : tous n’étaient pas capables de s’abstenir !
Et toutes les fiancées ne restaient pas vierges jusqu’au mariage. Même
s’il était considéré qu’elles l’étaient...
Après le mariage, venait une
période probatoire qui durait jusqu’à trois ans. Quand l’épouse
s’alourdissait, le mari ne restait auprès d’elle que trois mois.
Ces trois mois écoulés, on
célébrait un second mariage. Qui proscrivait tout divorce. Cependant
l’Essénien zélé se réjouissait plus de cette seconde noce que de la
première : à l’issue de la cérémonie, sans avoir à s’acquitter de
devoirs conjugaux supplémentaires, il quittait le monde souillé pour
regagner sa pure communauté. Heureux et léger.
La femme, quant à elle,
assistait à cette seconde noce non seulement triste — dans l’attente de
la séparation d’avec son mari — mais lourde. D’un fardeau de trois
mois...
Joseph, le père de Jésus,
était issu d’une tribu royale.
Chi Tchjé m’a de nouveau
regardé avec respect.
Joseph avait le sang chaud. Et
Marie fut enceinte avant le mariage. Alors qu’elle était jeune fille.
Mao s’est réjoui :
— Donc, za mère était une
femme normale ?
Et il a lancé un regard
triomphant à la Française. Que cette nouvelle peinait. Mais Michèle
s’est ressaisie :
— Et le père, un bonhomme
normal ! Qui ne lésinait pas sur le sperme !
J’ai été surpris :
comment savait-elle que Mao lésinait, lui ? J’ai regardé Lavrenti
dans les yeux. Il a été troublé.
José aussi : qu'est-ce
que le sperme avait à faire ici ?! Le problème n’était pas que
Joseph ait ou non lésiné ! Mais que sa “ générosité ”
l’ait placé dans une position délicate : Marie s’était retrouvée
enceinte alors qu’elle était vierge et le fruit de ses entrailles ne
pouvait, par conséquent, agréer à dieu.
Joseph avait réfléchi :
il pouvait soit oublier Marie — à l’exemple de dieu — et ne pas
reconnaître ledit fruit, soit ne pas la chasser et reconnaître ledit
fruit, s’il s’agissait d’un garçon.
Un descendant du roi
David ! Un possible Sauveur !
Les anges vinrent à sa
rescousse. On appelait “ anges ” à Qumrân les prêtres.
Espérant qu’il s’agirait d’un garçon, ceux-ci proposèrent à Joseph de
reconnaître immédiatement l’enfant. De célébrer le mariage. Au plus
vite et en enchaînant aussitôt sur le second. Le fameux second mariage.
Le raisonnement des anges
était toujours le même : on ne pouvait admettre de laisser se
perdre la semence du “ Saint-Esprit ”, nom que l’on donnait à
Qumrân à tout descendant de David. Car par leur éventuel retour sur le
trône, les Esséniens espéraient revenir en arrière. Retrouver leur
grandeur passée.
Et Joseph accepta. Il célébra
deux fois son mariage. Et bientôt — pour la plus grande allégresse des
anges — Jésus naquit. Un possible Sauveur !
Colère pour
le railleur, colère et couronne d’épines !
— Ça alors ! a soupiré
Valietchka, tout en donnant à Mao une autre assiette. Propre. Elle a
ensuite posé un verre devant Chi Tchjé. Vide.
Khrouchtchev et Boulganine
continuaient à danser leur tango argentin.
Les autres convives, à l’autre
bout de la table, les suivaient des yeux et tapaient mollement dans
leurs mains. Hors rythme, mais doucement. Pour ne pas nous gêner.
Hérode était alors roi de
Judée. Un “ certain Hérode ”. Car il n’était pas né de la
semence du “ Saint-Esprit ”. Ce n’était pas un Juif pur sang.
Bien que fondateur de la communauté essénienne de Qumrân.
La naissance de Jésus ne plut
pas à Hérode et à ses supporters. Les Pharisiens disaient qu'il n'était
pas descendant de roi et le traitaient d’avorton. Ils l’appelèrent par
la suite le Menteur. Car du strict point de vue de la loi, il était le
rejeton hors mariage de Joseph.
Mais se faisait passer pour
son fils légitime.
Si par contre on se montrait
moins pointilleux, Jésus était dans la légalité. Puisqu’il avait été
conçu dans la période de fiançailles immédiatement couronnées par le
deuxième mariage. Une union indestructible. Et non à l’essai.
Ainsi, dès le début, Jésus fut
tenaillé par la terrible question : était-il ou non roi ? Et
ce tenaillement détermina toute son histoire. Sa tragédie.
Et la nôtre aussi, ai-je fait
remarquer à voix haute, en regardant Lavrenti. D’un air réprobateur.
Sous-entendu : voilà où menait le sang chaud !
Lavrenti s’est défendu par un
regard du même genre : qui donc avait eu le sang chaud ?
Comment s’appelait le père de Jésus ?
D’un point de vue officiel, la
légitimité de Jésus avait été interprétée de façon diverse de son
vivant, y compris à Qumrân. Tout dépendait du grand prêtre qui exerçait
alors son ministère. Du temps de l’indulgent Ananie, Joseph était
appelé “ David ” — possible roi, donc — et Jésus
“ Salomon ”, fils de roi. Héritier. Et par conséquent, futur
roi. Futur “ David ”.
Du temps du sévère Pharisien
Caïphe, successeur d’Ananie, Jésus devint le “ Menteur ”, le
nom de Salomon revenant à son frère Jacob, conçu légitimement. Après le
mariage de ses parents.
Matriona est intervenue d’une
voix forte : chez nous aussi on était sévère sur ces questions,
sans papier officiel du ZAGS, on n’était pas une épouse et les enfants
étaient des avortons.
— Et on a raison ! s’est
mêlé de dire Vorochilov. Pourquoi craindre le ZAGS ?
Et il est aussitôt parti
rejoindre les enfoirés.
Jésus tomba en disgrâce.
D’autant plus qu’il raisonnait librement. Il passait pour un libéral.
Un occidentaliste. Il s’était détourné de ceux qui appelaient à se
soulever contre Rome. Tout en sachant se faire des amis parmi les
alliés de Caïphe qui espéraient changer sa ligne. Antiromaine et
nationaliste.
Ces amis, il est vrai, étaient
minoritaires parmi les Esséniens.
— Ça va de soi ! a dit
Michèle avec une grimace. Ce sont toujours les patriotes et les idiots
qui sont majoritaires.
Tchiaouréli a réfléchi, puis
l’a enveloppée d’un regard sévère.
— Jézus était
menchevik ?! s’est indigné Chi Tchjé tandis que Mao lui enlevait
son verre. Pourtant vide.
Le centre politique de la
Judée était Jérusalem. Son centre spirituel — Qumrân. C’est pourquoi si
les Esséniens, ou plus exactement si “ David ou Salomon ”
revenaient au pouvoir, l’avenir du royaume d’Israèl, et donc du monde,
dépendrait du fait que Jésus soit un menteur ou pas.
Si oui, si le jour fatidique,
c’était Jacob, le frère, qui était déclaré “ Salomon ”, tout
irait autrement dans le royaume. Rien ne se ferait à la manière de
Jésus. Mais à l’orientale : avec nationalisme et mépris pour les
autres confessions et leurs adeptes.
En attendant, à Qumrân, ce
n’étaient ni Jésus ni Jacob qui accédaient au pouvoir, mais
“ Satan ” et le “ Maître de la Sainteté ”.
On appelait
“ Satan ” le grand Scribe, un Pharisien prénommé Judas
Iscariote. Parce qu’il était le chef de ces têtes brûlées de Zélotes.
Inspirateurs d’une funeste haine envers Rome.
Quant au “ Maître de la
Sainteté ”, il s’agissait de Jean Baptiste. Un nationaliste lui
aussi, mais de ceux qui confiaient aux cieux et non à des partisans
désespérés la destruction de Rome. Jean Baptiste était de fait le
représentant à Qumrân du grand prêtre de Jérusalem.
Le pape de Qumrân.
A la différence de Judas
Iscariote, d’ailleurs, Jean Baptiste ne reconnaissait pas Jésus comme
descendant légitime de David. Il était lui-même membre d’un clan dont
les Esséniens associaient la renaissance au Salut et au renouveau du
Royaume. Le clan de Sadoq. C’était un homme passionné, un grand
orateur. Un ascète et un prophète. Écouté à la fois par le peuple et
par le roi de Judée. Et dont on comparait l’arrivée au “ lever du
soleil ”.
José a fait une pause, un
sourire malicieux aux lèvres. Sans doute se souvenait-il du texte du
rouleau ou de Jean Baptiste lui-même. Il a rejeté la tête en arrière
et, d’une voix changée, s’est mis à réciter :
Je
suis Jean, serpent pour les butors et trublions,
Mais
baume pour qui viendra se repentant !
Je
suis Jean, pour les imbéciles énigme profonde,
Mais
pour les traîtres raillerie et nœud coulant !
Je
suis Jean, de l’au-delà je glose les mystères,
J’éprouve
les esprits perspicaces et purs,
Gloire
de la lignée de Sadoq, favori du Père,
Je
profère de saints et immortels augures.
Mao a coassé. Son visage a
recouvré une teinte heureuse : il est redevenu orangé.
Au sourire vert qu’il a
déployé, j’ai compris qu’il aurait aimé considérer ce poème comme sien.
J’aurais eu le même désir si j’avais écrit des vers comme Mao.
Chi Tchjé a souligné que le
président était poète et qu’en cette qualité il souhaitait posséder un
exemplaire du Nouveau Testament. J’ai répondu que ce texte n’y figurait
pas, mais qu’il recevrait le livre. En qualité de président.
Valietchka a failli se
précipiter pour aller chercher le livre dans ma pièce, mais d’un regard
je l’ai arrêtée net.
Lavrenti a offert un verre de
jus de grenade à José. Ce dernier l’a pris et avalé d’un trait. Sans un
merci.
Le mariage
est une cause sérieuse de divorce...
“ Le soleil se
coucha ” cinq ans plus tard exactement.
— Exactement cinq ans ?
ai-je demandé étonné.
Lavrenti a réfléchi à ma
question et José y a répondu : oui, cinq ans plus tard exactement,
cinq ans au cours desquels les Judéens de Qumrân considérèrent avant
tout comme “ saints et immortels augures ” les paroles
proférées par celui qui “ de l’au-delà glosait les
mystères ”.
Un an après le “ coucher
du soleil ”, Jean Baptiste fut décapité. En l’an 31 de la nouvelle
ère.
— 31 après Jésus-Christ, a
rectifié Lavrenti.
José n’a pas compris la
remarque, mais a hoché la tête, ajoutant que le prophète avait été
condamné pour avoir fait de fausses prédictions. Des prophéties
creuses. Pour avoir troublé l’âme du peuple. Et notamment pour avoir
prédit la renaissance de la maison de David pour un date bien précise.
Cette renaissance n’eut jamais
lieu, a expliqué José, mais le roi Hérode Agrippa, à qui
“ David ” aurait dû, selon Jean Baptiste, succéder sur le
trône, laissa s’écouler un an après la “ date fatidique ”. Au
cas où. Par égard pour la tête de Jean Baptiste. Puis il le fit
décapiter.
Afin qu’à l’avenir personne
n’osât faire de fausses prophéties.
— Vissarionitch !
Lavrenti s’est penché vers moi, dans le dos de José. Tkuen rom 22-chi
genseki gakhdit, gamuikvirda: 5 celi rat mounda is mongoli? Albat
kvavis jeroda saca msoplio revoulutia mohdebao rom izakhda!
(Vissarionitch, quand on vous a nommé secrétaire général en 1922, je me
suis demandé avec étonnement quel intérêt avait eu le Mongol chauve à
faire traîner ça cinq ans ?! C’était sans doute le corbeau qui le
troublait, Leiba. Qui n’arrêtait pas de croasser à propos de la
révolution mondiale : elle ne devait pas tarder à arriver, vous
verrez ! Attendez donc, Ilitch, pour les nominations... ) Prophète
de merde !
Mais Jésus s’était montré plus
prudent. Il n’avait même pas fait de prophéties concernant ce qu’il
jugeait être la vérité. Sur son règne à venir. S’il n’en avait pas
fait, c’était aussi parce que, naturellement, il n’était pas sûr de la
vérité. Pas sûr qu’elle fût vraie.
C’est pourquoi Jésus, à la
différence de Jean Baptiste, n’agissait pas seul. A vrai dire,
d’ailleurs, il n’agissait pas du tout et se bornait à représenter un
mouvement qui faisait de lui, et non de son frère Jacob, l’héritier
légitime de David.
Or dans ce monde païen, on
considérait tout héritier de roi, de même que tout roi ou prêtre
célèbre, comme un dieu sur terre. Un fils de Dieu.
Et c’est à quoi se ramenait
l’action de Jésus : à être un fils de dieu. Loin de lui toute idée
d’agir.
Contrairement à ce Judas
Iscariote. Qui soulevait le peuple contre Rome.
Contrairement à un autre grand
prêtre, Jonathan Anne. Condamné pour s’être mêlé de politique. Pour
avoir été mêlé aussi au supplice de Jésus : c'est lui qui lui
fournirait la coupe de poison.
Contrairement au “ bon
samaritain ” Simon, le mage. Ou saint Lazare, ressuscité par le
Christ. Ou l’apôtre Siméon le zélote, supplicié en même temps que lui.
Contrairement aux autres. A
tous ceux qui luttaient. Qui agissaient.
Jésus n’agissait pas. Il
était, voilà tout. Autour de lui se déroulait une lutte. Il arrivait
parfois qu’elle le concernât. Et dans ce cas, parfois, il réagissait.
Et c’était tout.
Au nom de la possibilité de
devenir un jour roi et d’agir, Jésus se
mit à penser autrement. Le monde environnant vint de lui-même se
conformer à cette pensée différente.
Jésus ne détruisit rien.
Il ne construisit rien non
plus. A part sa propre légende. Et encore, ce fut après son supplice.
Beria a interrompu José :
— Restez dans votre
sujet ! Pourquoi vous aventurez-vous si loin !
Je l’ai autorisé à poursuivre.
Jésus n’avait qu’un seul
rêve : monter sur le trône. Il considérait, il est vrai, que telle
était la volonté de dieu. Il se détourna de sa mère quand celle-ci
soutint ceux qui reconnaissaient son frère Jacob et non pas lui. Frère
qui se prononçait pour le maintien de l’ordre ancien, qui lui assurait
l’accession au trône.
C’est pourquoi Jésus lui dit
aux noces de Cana : “ Que me veux-tu, femme ?! Mon heure
n’est pas encore arrivée ! ”
Les années passèrent et dans
l'attente que vienne son heure, ce fils de roi se fit le défenseur des
pauvres. Des réprouvés et des démunis. Qu’il comprenait mieux que
quiconque, car leur tragédie lui était familière.
En manifestant de la
compassion pour eux, Jiu se défendait lui-même. Son salut personnel, le
trône, dépendait de la disparition de l’ordre ancien. Moral et
politique. Qu’il appelait de ses vœux. Tout autant que le salut
universel.
Il trouvait son intérêt dans
ce salut. Et dans le fait que les malheureux devinssent plus forts. Nul
ne sait en quoi il croyait le plus. En son salut personnel ou dans le
salut universel ? L’âme d’autrui n’est que ténèbres.
Beria a coupé une nouvelle
fois la parole à José :
— Commandant ! Vous vous
égarez à nouveau ! Comment pouvez-vous dire en parlant de Jésus
l’“ âme d’autrui ” ?
C’est à moi que José s'est
encore adressé : toute âme nous est étrangère. Même la nôtre. Car
personne ne sait de quoi elle est faite. Ni comment ce
“ quoi ” a surgi en elle.
Si en son âme un homme croit
en ce qui est avantageux pour lui, où est la limite entre l’idée
d’avantage et la foi ? Et qu’est-ce qui est premier ? Et
comment s’effectue le passage de l’un à l’autre ? Et puis...
Michèle a battu de la
paupière, Lavrenti agité le doigt et José s’est tu. Puis, après un
hochement de tête approbateur, il a poursuivi.
Comme tout descendant de
David, Jésus dut se soucier du prolongement de la race. Et cela lui fit
préférer à tous ses “ disciples ”, comme le dit le Nouveau
Testament, une certaine Marie. Appelée Marie de Magdala.
“ Les disciples
demandèrent vexés à Jésus : pourquoi l’aimes-tu plus que
nous ? Le Sauveur leur répondit : vous me demandez pourquoi
je l’aime plus que vous ? Quand l’aveugle et celui qui voit errent dans de profondes ténèbres, on ne les
distingue absolument pas. Mais quand viendra la lumière, celui qui voit
commencera à voir, tandis que l’aveugle restera dans les
ténèbres ”
Bien que cette Marie fût
considérée comme la compagne du Maître et eût des enfants de lui
(d’abord une fille prénommée Tamar, puis deux fils), elle
“ suivait Satan ”. C’est à dire le Grand Scribe, Judas
Iscariote, le zélote qui appelait à la guerre contre Rome et n’aimait
pas Jésus à cause de sa tolérance envers ses ennemis.
J'ai eu une pensée pour Nadia,
mais Tchiaouréli a soupiré et regardé Michèle d’un air réprobateur.
Celle-ci a haussé les épaules, comme l’air de dire : et
alors ?!
“ Satan ” avait
aussi été suivi par l’autre Marie. La mère. La Sainte Vierge.
Michèle s’est indignée :
pourquoi appelait-on alors la mère la très Sainte Vierge alors qu’on
traitait Marie Madeleine de “ femme adultère ” ?
En réponse à sa question ou
poursuivant peut-être sa propre pensée, José a déclaré que Jésus
n’avait pas obtenu Madeleine vierge : elle avait conclu avant lui
un autre mariage à l’essai. Dans un tel cas, les femmes étaient
appelées comme on l’appelait.
— Pourquoi avait-elle
divorcé ? a demandé Tchiaouréli.
— Parce qu’elle était
mariée ! a ricané Lavrenti.
— Ara, seriouzulad... (Ma question est sérieuse).
— Mes seiouzulad geubnebi. (Ma
réponse l’est aussi). Et il est repassé au russe : le mariage est
la cause la plus sérieuse de divorce !
Michèle a ri, ce qui a fait
plaisir à Lavrenti.
Cependant Madeleine avait
divorcé parce que sa première union était restée stérile.
Le fait que sa femme soit
“ adultère ” ne préoccupait absolument pas Jésus. Ce qui le
tourmentait, c’était d’avoir atteint l’âge de trente-huit ans sans que
son accession au trône semblât prochaine.
Jésus enseignait à
“ aimer son ennemi ” et Pilate, le Procurateur romain, le
considérait comme loyal au centre. Mais à Jérusalem, la lutte pour le
trône de Judée, qu’elle se déroulât en coulisses ou bien ouvertement,
continuait à diviser les rejetons du roi Hérode. Pas ceux de David.
C’était une lutte entre Agrippa et Antipas.
Quant à dieu, en dépit de
fréquents pronostics, soupçons et accusations, s’il lui arrivait de se
mêler de quelque chose, ce n’était guère des affaires de la Judée.
Comment
peut-on faire zela ?!
En septembre 32 de l’ère
chrétienne, le jour du Jugement, soit six mois avant son supplice, le
Christ finit par accomplir le premier de ses trois actes de désespoir.
Actes fatals. Qui lui valurent la croix.
Dans le temple de Qumrân se
déroulait la cérémonie de rémission des péchés du peuple juif. Y
officiait d’ordinaire la fameuse troïka hébraïque :
“ Moïse ”, “ Élie ” et le “ Christ ”.
C’est à dire le Prophète, le Prêtre et le Roi.
Le peuple juif était composé
de Judéens habitant la Palestine et de Juifs dispersés. De la diaspora.
Les premiers étaient considérés comme supérieurs aux seconds, de même
que la Palestine passe pour plus pure que le reste du monde. La
rémission des péchés était donnée aux Juifs de Palestine par la troïka
principale, aux autres par une troïka de “ réserve ”.
Les “ réservistes ”
offraient la rémission des péchés non dans le sanctuaire principal,
mais dans un sanctuaire de réserve.
Jésus faisait partie des
réservistes. Au titre de plus jeune membre, siégeant à “ la
gauche ” du Prêtre. Au titre de “ Christ ”, de
“ Roi ”. Jamais il n’aurait été intégré à cette troïka de
réserve, n’eût été son chef, le Prêtre Jonathan Anne. Qui considérait
que l’héritier légitime de David était Jésus et non Jacob.
Il avait placé à sa droite,
faisant office de Prophète, Barabbas, un vieillard.
A trois heures de
l’après-midi, au moment où la troïka était censée monter en chaire et
annoncer la bonne nouvelle de la grâce répétée du Très-Haut, Jésus fit
preuve d’un incroyable aplomb.
Le Nouveau Testament
dit : “ il fut transfiguré ”. “ Ses vêtements
devinrent d’un blanc très brillant, tels qu’aucun foulon sur terre ne
pourrait blanchir ainsi ”.
Une fois en chaire, Jésus
poussa sur le côté Jonathan Anne, s’installa au milieu de la
“ troïka ”, à la place principale, et se mit à parler au nom
du Grand-Prêtre ! Le seul autorisé à célébrer la cérémonie du jour
du Jugement !
J’ai imaginé la réaction
d’Ilitch ou de Leiba si j’avais fait une chose pareille avant l’heure.
Si je n’avais pas fermé leur gueule à Kamenev et Zinoviev, je me serais
d’ailleurs retrouvé quatrième de cette troïka-là.
Beria a deviné ma pensée et
glissé :
— Es rom skvas gaeketebina -
tchitely kouchoba oundao ! (Si quelqu’un d’autre avait fait ça on
l’aurait traité d’arriviste !)
J’ai fait semblant de ne pas
avoir entendu Lavrenti. Puisque j’écoutais José.
Comme il est dit dans le
Nouveau Testament, a répété le commandant, “ le dernier jour de la
fête, le grand jour, Jésus, debout, s’écria : Si quelqu’un a soif,
qu’il vienne à moi, et qu’il boive. Celui qui croit en moi, de son sein
couleront des fleuves d’eau vive ”.
Ces paroles aussi étaient très
osées car on les attribuait à Jean Baptiste, membre du clan des
grands-prêtres de Sadoq. Clan avec lequel Jésus n’avait aucun rapport.
Et qui possédait le droit de disposer de l’“ eau vive ”,
l’eau du baptême.
Ce comportement avait
cependant un lien direct avec Jean.
Quoique déjà condamné pour
avoir commis l’erreur d’annoncer la date de l’ascension au trône de
David pour ce même jour du Jugement, celui-ci avait également prédit
que dieu finirait par se mêler des affaires humaines et redonnerait le
pouvoir à un véritable grand prêtre, à un descendant de Sadoq.
Mais ce ne fut pas dieu qui
s’en mêla, mais les fidèles. Se précipitant sur la chaire, ils en
expulsèrent Jésus et comme s’il s’agissait d’un imposteur, lui
arrachèrent ses “ vêtements brillants ” que seul un grand
prêtre était en droit de revêtir.
Entre temps, comme le dit le
Nouveau Testament, a confirmé José, “ la voix du Père retentit et
proclama à propos de Jésus : Celui-ci est mon fils
bien-aimé ! ”
— La voix du Père a
retenti ? s’est ému Lavrenti. Vraiment, dis-tu ?
Mao a suggéré que José était
peut-être fatigué.
Non, il n’était pas fatigué, a
répondu ce dernier. Il s’agissait bien d’une “ Voix ”. C’est
ainsi qu’on nommait à Qumrân le représentant du “ Père ”. Du
grand prêtre de Jérusalem. Qui était alors Caïphe. Tandis que la
“ Voix ” était Simon le mage.
Le scandale du temple étant
parvenu à ses oreilles, il se hâta de s’y rendre et, désignant Jésus,
il s’exclama au nom du “ Père ” : “ Celui-ci est
mon Fils ! ”
Par là même, il n’éleva pas
Jésus, mais le remit à sa place, plus bas. Dans sa fonction de
“ Christ ”, de Roi. Car dans la “ troïka ”, le Roi
et le Prophète étaient considérés comme les Fils du Prêtre.
— Et c’est là toute ta
bévue ? a dit Beria étonné en se tournant vers moi : Amas
tchinouri troikat apativebda ioses! Gograts. (Même une
“ troïka ” chinoise aurait pardonné ça à Jésus. Citrouille en
tête !)
José a rétorqué : Jésus
avait accompli là un acte important ! Car en se disant grand
prêtre, il avait lancé un défi à l’ordre établi juif de l’époque.
Et donc, d’après ses
conceptions, à l’ordre établi du monde entier : la diaspora
n’étant pas moins sacrée, selon lui, que la Palestine ! D’autre
part, il avait affirmé que même dans un lieu saint éminent n’importe
qui pouvait être grand prêtre ! L’essentiel n’était pas la terre,
l’origine ou l’appartenance à un clan, mais qui on était vraiment !
— Tout à fait zuste ! a
approuvé Mao. Bravo !
Un autre acte fatidique de
Jésus est lié à Simon le mage, nommé dans le Nouveau Testament saint
Lazare.
.... En décembre de la même
année, Ponce Pilate se fâcha, on ne sait pourquoi, contre les Juifs et
se déchaîna.
— Comme notre Nikita
Sergeevitch ! a glissé Lavrenti.
Nikita traînait à présent les
pieds sur le parquet, enlacé à Mikoïan. C’était encore un tango.
Boulganine n’était pas jaloux. Il s’ennuyait.
Pilate, comme il est dit dans
le Nouveau Testament, “ mêla le sang des Galiléens avec celui de
leurs victimes ”. Il donna aux soldats des vêtements juifs et les
lâcha dans la foule des Judéens atteints de réunionite. Les soldats
tuèrent un bon nombre de militants, mais quand on découvrit que tout
cela était l’œuvre du procurateur romain, les zélotes juifs se
révoltèrent.
Ils étaient également dirigés
par une troïka. Trois nationalistes : Barabbas (ou Nicodème),
Judas Iscariote et Simon le mage. Les Romains écrasèrent sans mal le
soulèvement, mais la troïka se cacha. Barabbas, notamment, avait du
sang romain sur les mains.
Pilate entra en fureur et fit
rechercher ces “ larrons ”, goûtant par avance un spectacle
cher à son cœur : trois croix qui se dessinaient sur fond de ciel
pauvre et crépusculaire au-dessus du Mont Chauve.
La fonction de Simon ou Lazare
fut occupée par Jonathan Anne. Jésus soupira aussi de soulagement, lui
que le nouveau “ Père ” de Qumrân tenait pour fils de David.
Tandis que les Romains
recherchaient les mutins, deux Juifs influents, Agrippa et Antipas
Hérode, se démenaient et s'infligeaient mutuellement des vexations.
Antipas avait de la bienveillance pour Simon, ce qui fit ordonner à
Agrippa de l’exclure.
L’exclu fut revêtu d’un suaire
et enfermé pour quelques jours dans une crypte, afin de mieux
symboliser sa mort spirituelle. Ce sont les grottes de Qumrân qui
firent office de crypte “ funéraire ”, c’est dans l’une
d’elles que fut jeté un Simon-Lazare déshonoré.
Au troisième jour cependant,
Antipas, mettant à profit son succès inattendu mais éphémère à Rome,
ordonna de le libérer. Jésus s’offrit inopinément comme maître de
cérémonie de la libération.
— Pourquoi ? a piaillé
Chi Tchjé en son propre nom. Z’était un ennemi politique ! Ce
Zimon !
Pourquoi en effet ? on
l’ignorait. Fut-ce par “ amour pour ses ennemis ”, par
sympathie ancienne pour Simon, par désir de vexer Agrippa Hérode, qui
détestait Jésus, ou pour on ne sait quelle autre raison ?
Lavrenti a de nouveau — et à
juste titre — agité le doigt. Le commandant s’est arrêté net, puis a
conclu que le reste de l’histoire de Lazare était raconté mot pour mot
dans le Nouveau Testament.
Un détail cependant : en
s’approchant de la grotte, Jésus s’était bien bouché le nez, comme dans
la légende, car le “ mort ”, est-il dit, puait. Mais il ne
s’agissait pas d’une puanteur de cadavre comme il est affirmé, mais
d’une odeur normale. Due à l’absence d’eau dans la grotte étouffante.
— Étouffante ? a soudain
pinaillé Chi Tchjé de la part de Mao cette fois. D’où tient-on zela ?
— J’y étais, a répondu José.
Mais là n’est pas le problème.
— Où est le problème,
alors ? a dit le traducteur piqué au vif.
Le problème était qu’ayant
“ ressuscité ” Lazare, Jésus se retrouva dans la liste noire
du procurateur romain. Liste de ceux qui sympathisaient avec les
trublions et révoltés anti-romains.
— Comment peut-on faire
zela ?! a dit Chi Tchjé, résigné, on ne sait au nom de qui. Z’est
une grozze erreur !
Les
libellules piquetèrent finement le silence de leurs ajours...
Ce fut “ Satan ”,
Judas Iscariote, qui exploita le premier la “ faute ”.
Méprisant Jésus pour son imposture, son hostilité aux vieux rituels
esséniens et surtout pour sa tolérance envers Rome, Judas eut l’idée de
le livrer à Ponce Pilate en tant que... combattant anti-romain.
Partisan de la violence et zélote.
Outre l’avantage politique que
Judas pouvait en tirer, cela lui offrait l’occasion d’implorer le
pardon du procurateur pour sa propre participation à la révolte.
Connaissant Pilate, Judas ne comptait pas s’en tenir à la tête de
Jésus. Il lui offrit en supplément un pot-de-vin puisé dans les fonds
publics de Qumrân dont il était le trésorier.
Judas s’était d’ailleurs
opposé au mariage de Jésus et de Marie, elle qui partageait les vues de
“ Satan ” et faisait partie de son groupe. L’avait-il fait
pour ces raisons politiques là ou pour un autre motif, on n’en sait
rien.
On sait que le deuxième
mariage, définitif, de Jésus devait avoir lieu en mars, pendant la fête
de la Pâque.
La date approchait. Ainsi que
l’expiration du délai annoncé par Jean Baptiste dans sa dernière
prophétie. Concernant l’intervention céleste dans la nomination d’un
nouveau grand prêtre.
Son autre prédiction, qui
devait lui valoir la décapitation, portait sur la restauration du roi
de Judée. Elle ne s’était pas réalisée et bien que la tentative de
Jésus pour devenir grand prêtre, le jour du Jugement, se fût soldée par
un échec, le délai d’accomplissement de la prédiction expirait
précisément à la Pâque.
Jésus, qui était absent de
Qumrân, croyait encore en sa réussite et revint en hâte chez lui pour
la fête.
Il entra à Qumrân, c’est à
dire à “ Jérusalem ” “ sur l’âne du roi Salomon ”
ainsi que l’exigeait la cérémonie de couronnement des rois de Judée.
Jésus manifesta par conséquent à nouveau sa conviction que la
prédiction de Jean Baptiste se rapportait bien à lui. Et à personne
d’autre. Pour la Pâque, se disait-il, dieu a l’intention de m’élever
d’abord au rang de roi, puis à celui de grand prêtre.
Soit qu’il en doutât, soit, au
contraire, qu’il le craignît, Judas Iscariote se présenta chez Jonathan
Anne, désormais “ Père ” de Qumrân à la place du fuyard Simon
le mage. Représentant du “ Père ” de Jérusalem. Du grand
prêtre du peuple Caïphe. Fonction dont rêvait évidemment Anne lui-même.
Judas convainquit aisément
Jonathan du fait que lors du dîner commun, à la veille de la Pâque, au
cours de la réunion solennelle de tous les anciens de Qumrân, Jésus
ferait preuve du même aplomb que le jour du Jugement.
Anne fut tout aussi aisément
d’accord pour priver Jésus de son titre de “ Fils ” et
l’offrir à Judas pour qu’il le livrât aux Romains. Dorénavant, ce
dernier recevrait trente pièces d’argent, somme prélevée dans les
campagnes en faveur de celui qui à Qumrân remplissait les fonctions de
“ Fils ”.
Apprenant cette décision,
Jésus s’estima condamné. Il avait mis son dernier espoir dans un des
jours précédant la Pâque. Jour où expirait le délai de la prophétie.
Espérant aussi la réalisation
de la même prophétie, mais à son profit, Simon, le fuyard, décida
d’assister à la cène.
Dieu, quant à lui, s’entêtait
de plus belle. Il se taisait.
Jésus fut en colère, mais pas
contre lui. Contre les Juifs. Dès le deux mars, il fit irruption au
trésor public que dirigeait Judas et se mit à casser les meubles. Il
prétendit que dieu se taisait en signe de protestation contre les
filous embusqués dans ce “ repaire de brigands ”.
Après deux ou trois semaines
de conduite agitée, dans la nuit du 19 au 20 mars, Jésus se calma et
célébra son deuxième mariage avec Marie. Le soir du jour suivant, il
fit le vœu, comme il était de rigueur chez un Essénien, de revenir à la
vie ascétique.
A six heures du soir, dans le
grand réfectoire du monastère, eut lieu un repas réunissant les treize
anciens de Qumrân. Des ascètes.
Un repas fatal. Pour Jésus et
pour l’humanité.
Durant la cène, comme Judas
l’avait prévu, Jésus, qui était assis à côté de Jonathan Anne, ne le
traita pas en fonction de son rang, celui de chef de tablée, de prêtre.
Il s’attribua ce rôle jusqu’à dix heures du soir, moment où il proclama
que le repas était achevé et que tous devaient se rendre au
“ jardin des Oliviers ”.
C’est ainsi qu’on appelle dans
le Nouveau Testament un monastère situé à l’est de l’aqueduc de Qumrân.
Au-delà de la cour. Dans ledit “ jardin ”, Jésus et les
autres devraient encore attendre deux heures, le délai de la prophétie
expirant à minuit.
Entre temps, Judas avait
envoyé un messager chez Pilate, à Jérusalem, pour lui offrir un
pot-de-vin, le prier d’envoyer des soldats qui arrêteraient Jésus et
les fuyards zélotes, Barabbas et Simon, et demander sa grâce à lui,
Judas.
Jusqu’à minuit, Jésus aurait
pu renoncer à devenir grand prêtre. Pendant deux heures, il se
tourmenta pour savoir s’il avait élu le bon chemin. S’il ne se
produisait pas d’intervention céleste dans le laps de temps qui
restait, il pouvait être accusé de fausse prophétie. Et par conséquent,
condamné à mort.
Mort semblable à celle de Jean
Baptiste. Ou peut-être pire.
Jonathan Anne, qui ne croyait
pas à la prophétie et qui devait, selon la loi, en tant que
“ Père ”, arrêter Jésus si les cieux ne se manifestaient pas,
interrompit le Christ en prière et s’adressa à lui comme à un condamné.
Il évoqua une certaine coupe.
Jésus lui répondit :
“ Mon Père, que cette coupe passe loin de moi ! Cependant,
fais non pas comme je veux, mais comme tu veux ! ”
De quelle coupe était-il
question ? Hélas, ceci n’apparut que trop vite.
Chi Tchjé s’est agité et a
volé à Tchiaouréli son verre.
Minuit arriva. Qumrân retint
sa respiration.
Dans la cour, les libellules
se turent.
Les anciens arrivèrent
précipitamment et levèrent la tête vers les cieux.
La lune ne s’était pas levée.
Elle continuait à voguer telle un légère pièce d’argent à travers le
ciel noir, lourd et lisse comme du marbre.
La lune s’en allait vers la
mer Morte. Tout aussi lisse et noire.
Il ne se produisit rien. Les
cieux ne firent pas le moindre signe. Ni éclair, ni étoile clignotante.
Les libellules attendirent
encore quelques instants, puis s’élancèrent toutes ensemble pour
piqueter finement le silence de leurs ajours.
Jésus se dirigea vers un petit
rocher au centre de la cour et y grimpa.
“ Mon heure est
arrivée ! ” murmura-t-il. Pour n’être entendu par personne.
Ni par rien. Hormis la légende.
Quand des silhouettes
indistinctes le cernèrent dans l’obscurité, il demanda :
“ Qui cherchez-vous ? ”
— “ Jésus ! ”
lui répondit la voix de Judas Iscariote.
—“ C’est
moi ! ” fit Jésus et il quitta le rocher...
— Ça alors ! a soupiré
Valietchka. Elle se tenait maintenant derrière José.
Ex-épneusèn
On arrêta aussi Simon et
Barabbas.
Beria a approuvé la chose d’un
hochement de tête.
Ce fut Jonathan Anne qui jugea
d’abord Jésus. Sous son égide, le tribunal reconnut rapidement sa
culpabilité.
Beria a demandé :
— Combien y avait-il de
juges ?
José ne s’en souvenait pas.
Il s’est par contre souvenu
qu’à deux heures précises du matin, Jésus comparut devant Caïphe,
arrivé sur les lieux du scandale. Devant le grand prêtre du peuple. Qui
le condamna à son tour.
Beria a fait une grimace,
probablement destinée à Caïphe.
A six heures du matin, Pilate
fit également son apparition à Qumrân. Sans prêter attention aux
“ pères ” juifs, il ordonna immédiatement à Judas de lui
amener les trois “ larrons ”, ennemis de Rome, rebelles, que
les Juifs accusaient eux-mêmes, mais d’autre chose. De fausse
prophétie.
Après avoir interrogé Jésus,
Pilate estima qu’il était bien moins coupable que les autres de la
révolte. De plus, de son propre aveu, il ne nourrissait pas de
sentiment d’hostilité contre les Romains, mais contre les Juifs. Qui ne
le reconnaissaient pas comme roi.
Le procurateur remit à plus
tard la sentence et s’occupa de Barabbas.
Pour avoir la vie sauve, Judas
lui avait proposé un pot-de-vin par l’entremise d’Agrippa Hérode. Mais
au dernier moment, Antipas, rival d’Agrippa, parvint à entrer en
relation avec le procurateur et lui offrit une somme bien plus élevée
en échange de Barabbas et Simon.
Pour percevoir de l’argent du
trésor de Qumrân sous un prétexte respectable, il fallait que Pilate
devînt membre de la commune de Qumrân. Le rite d’initiation, organisé à
la hâte, se limita pour lui à un baptême partiel. A un lavement de
mains.
Ayant reçu la somme promise,
il annula la sévère sentence qui devait frapper Barabbas et le relâcha.
Pilate prétendit avoir fondé sa décision sur l’âge avancé du
“ larron ”.
A la place de Barabbas, il
jugea Judas. Qui reconnut sa culpabilité ou, comme il est dit dans le
Nouveau Testament, qui “ s’en alla se pendre ”.
Pilate le condamna à être
crucifié.
Le procurateur refusa de
relâcher Simon car à ses yeux il s’agissait d’un trop grand
“ larron ”. D’un ennemi acharné de Rome.
Pilate revint enfin à Jésus.
Outre qu’il doutait qu’il eût commis une faute impardonnable contre
Rome, le procurateur caressait l’espoir de voir les Juifs lui proposer
aussi des pots-de-vin en échange de leur “ Roi ”. Qu’il était
tout aussi aisé de supplicier si on ne lui offrait pas de récompense,
que de gracier si on lui en proposait une. Car ce “ Roi ”
affirmait des choses fort diverses. Comme la plupart des gens,
d’ailleurs. Particulièrement ceux qui se mêlent de politique. Et ont
beaucoup de principes... Il incitait tantôt à la violence, tantôt, au
contraire, à la résignation.
C’est pourquoi Pilate confia à
Jonathan Anne, le “ Père ” juif local, de trancher cette
question du supplice. Bien que Jésus appartînt à son parti, le
“ Père ” ne fut pas long à décider.
José a marqué soudain une
pause et écarté les bras, l’air de dire qu'il comprenait aussi le
“ Père ” : si l’on ne fermait pas à jamais les yeux de
Jésus, une fois au pouvoir, il “ donnerait la lumière aux yeux qui
ne voient pas et l’ôterait à ceux qui voient mais ne discernent pas la
lumière ”. Comme il en avait proféré la menace.
Beria a approuvé, mais s’est
adressé à Tchiaouréli : c’était exactement comme dans la chanson
de son film sur Berlin : “ nous ne sommes rien, soyons
tou-out ! ”.
Micha a rétorqué en géorgien
que cette chanson n’était pas dans le film, mais qu’il comprenait
Lavrenti. Ou plus exactement, le “ Père ” qui devait veiller
à prévenir les coups d’État. Car tout coup d’État — qu’il fût bon ou
mauvais — signifiait pour les anciens la perte de leur pouvoir.
Beria s’est alors tourné vers
José et a failli dire quelque chose, mais j’ai mis le holà. Je les ai
harponnés du regard tous les trois, et j’ai marmonné :
— Nu atrakebt ac douraki
bavchvebivit ! (Arrêtez de déconner, comme des petits
débiles !)
Puis j’ai retrouvé le
sourire : je voyais bien qu’ils avaient beau ne pas être des
gamins, ils étaient tout retournés. Même Mao a murmuré quelque chose au
traducteur...
La décision du
“ Père ” fut accueillie avec satisfaction par de nombreux
habitants de Qumrân hostiles à Rome, car Jésus dans sa course au trône
leur semblait trop tolérant envers l’ennemi.
C’était un traître.
Quant à Pilate, cette décision
ne lui causa ni chagrin ni joie. Elle l’arrangeait plutôt, car il avait
promis au centre trois croix pour les meneurs de la sédition
anti-romaine.
A neuf heures du matin, Pilate
annonça la sentence, soulignant que dans le cas du “ Roi ” il
s’était laissé influencer par la volonté des Juifs.
Les croix furent fabriquées à
partir d’étais que l’on utilisait lorsqu’on montait des tentes pour les
villageois qui visitaient Qumrân.
En dépit de la légende, Jésus
ne fut pas hissé sur la croix centrale. Celle-ci, la plus importante,
échut à Simon le mage, le plus méchant des “ larrons ”,
l’ancien “ Père ” et “ Prêtre ” de Qumrân. Jésus,
en tant que “ Roi ”, fut crucifié à sa droite.
Il y a différentes manières de
mettre en croix. Si l’on n’a pas fixé au poteau un support pour les
pieds, la mort survient plus vite car il est difficile de respirer.
Pilate ordonna de crucifier les “ larrons ” et le faux
prophète de Qumrân de façon ingénieuse.
L’heure du sabbat approchait,
mais la main vengeresse et railleuse du procurateur ordonna d’attacher
les condamnés de telle sorte que la mort ne vînt que lentement et après
de longues souffrances. Dans un tel cas, le sang circule plus lentement
et cela provoque une désagrégation et une douleur infernale dans tous
les organes. La fin survient au bout d’une semaine. Une fin terrible.
José m’a eu l’air de se
souvenir de ses tourments, mais il s’agissait en fait de Valietchka qui
se tenait derrière lui. Bouche bée, yeux hagards, elle avait
involontairement posé la main non sur le dossier de la chaise, mais sur
l’épaule du commandant.
Elle s’est fait peur à
elle-même. A crié : “ Oh ! mon dieu ! ”. Puis
elle a repris ses esprits :
— Excusez-moi,
commandant ! Et elle est partie rougir derrière Mao.
Avant de le clouer sur la
croix, on proposa à Jésus une coupe contenant du venin mélangé à du
vin. Par compassion. A l’insu de Pilate, qui suivait le supplice.
C’était le “ Père ”, Jonathan Anne, qui prenait soin du
“ Fils ”.
Jésus refusa. Non pas
seulement par fierté, mais parce qu’il était partisan de l’inaction et
ascète. Ennemi du luxe.
Cependant, six heures plus
tard, à trois heures de l’après-midi, les douleurs se firent violentes
et Jésus clama : “ Eli, Eli, lema sabachtani ? ”
Ceci venait du psaume de son ancêtre, le roi David : Père, père,
pourquoi m’as-tu abandonné ? ” David se référait à dieu.
Jésus, lui, n’avait pas tant
en vue les cieux que l’autre “ Père ”, Jonathan Anne. Qui
l’avait “ abandonné ” par deux fois : la première, en le
vouant à la mort, la deuxième, en ne lui donnant pas comme il avait
promis la “ coupe ”.
Jonathan le comprit. Surtout
quand Jésus ajouta : “ J’ai soif ! ”. On lui
présenta aussitôt au bout d’un roseau une éponge imbibée de
“ vinaigre ” comme dit le Nouveau Testament. Du vin
empoisonné. Empoisonné par du venin. Bientôt sa tête s’affaissa et il
perdit conscience.
Il ne mourut pas, non, il
perdit conscience !
— Quoi ? me suis-je écrié
en pointant le doigt. L’Écriture dit : “ il rendit
l’esprit ” !
C’est vrai, a admis José.
C’est ce qui est dit. Pour le peuple et pour la légende. Mais celui qui
a des oreilles, c’est à dire celui qui a lu les rouleaux, entend autre
chose. “ Il a perdu conscience ”. Car pour les Esséniens la
conscience c’était l’esprit, et donc ceux qui la perdaient rendaient
l’esprit.
“ Ex-épneusène ”
dans le Nouveau Testament... En grec dans l’original...
Un silence gêné s’est
installé. Michèle s’est mise à examiner les gens un par un, en clignant
des yeux. Quand est venu le tour de Lavrenti, il a voulu se distinguer.
Il a fait étinceler pour elle les verres de son pince-nez et indiqué de
la tête l’autre bout du salon :
— Observez Nikita ! Il va
bientôt ex-épneusène.
Khrouchtchev dansait en effet
tout seul. Le gopak sur une musique de Berlioz que m’avait offerte
Lavrenti. Un gopak très lent.
Mao n’a pas ri. Il pensait à
autre chose. Puis il a déclaré :
— Dans notre langue aussi on
peut dire quelque choze qui zignifie à la fois “ il s’est séparé
de sa conscience ” et “ il a rendu l’esprit ! ”
Il a d’abord
ressuscité puis il est apparu...
L’heure du sabbat approchait
plus vite que la fin. Le rusé Hérode Antipas comptait là-dessus. Lui
qui n’avait réussi à racheter que la grâce de Barabbas. Et pas celle de
Simon le mage. Son pays et allié.
La ruse est plus rusée que
l’argent. Car elle est sage aussi.
Beria a rayonné de fierté pour
le commandant. Son pays et collaborateur.
Conformément à son plan,
Antipas, qui observait également le supplice, s’approcha de Ponce
Pilate et lui parla du sabbat qui allait poindre. Heure
particulièrement grave.
La loi juive, lui dit-il,
affirmait : “ Si quelqu’un a commis un crime passible de la
peine de mort et que tu le pends à un arbre, son corps ne doit pas
passer la nuit pendu à cet arbre, mais être enseveli le jour même. Ne
souille pas la terre que le Seigneur t’a donné en partage. ”
La croix est un arbre,
poursuivit Antipas car les Juifs ne pratiquent pas le crucifiement mais
la pendaison à l’arbre.
Mais si tu dois rentrer
maintenant à Jérusalem et nous abandonner, à nous, Juifs, les
condamnés, alors ne souille pas la terre qui t’est donnée en partage.
Et permets-leur au moins de mourir selon notre tradition.
C’est à dire ? demanda
Pilate.
Change la forme du supplice.
Au lieu de les laisser expirer sur la croix, enterre-les vifs.
Au mot “ vif ”,
Molotov a réagi plus vite que Pilate. Lui qui semblait ne pas cesser
d’observer Khrouchtchev en rêvassant.
— Vif ? c’est
interdit ! a-t-il affirmé avant d'avaler nerveusement une gorgée
de son verre. Après la mort seulement !
Entre temps, Antipas avait
proposé à Pilate de briser les jambes de Simon et Judas, les condamnés
encore vivants, d’emporter les corps dans une grotte funéraire, au
flanc de la colline, d’en murer l’entrée et de les laisser mourir là.
Quant à Jésus, le troisième,
il semblait déjà mort et il était donc inutile de lui briser quoi que
ce fût. Il suffisait de l’enlever et de le transporter dans ladite
grotte.
Située en face de celle-là
même où, selon le Rouleau de bronze, était enterré le “ Troisième
Grand ”, le roi David en personne. La coutume des Esséniens de
Palestine voulant qu’on appelât “ Troisième ” le roi, celui
qui venait après le prêtre et le prophète.
Le Procurateur fut d’ailleurs
vexé que Jésus expirât si rapidement. Il fit cependant vérifier la
chose. On perça le côté de Jésus avec une lance et il ne tressaillit
pas. Comme le souligne le Nouveau Testament, du sang et de l’eau
sortirent de la blessure.
Personne à part Jean Marc, le
favori du Christ, qui se tenait au pied de la croix, ne remarqua ou
peut-être ne comprit ce que signifiait le fait que le sang coule.
— Za veut dire que za fait
mal ! a dit Chi Tchjé en s’emparant de son verre.
Le Chinois n’a pas plus
compris.
Jean Marc ne comprit que parce
qu’il faisait partie de l’ordre des Thérapeutes et possédait, comme
tout “ thérapeute ”, des connaissances en médecine. Ayant
remarqué ce sang, il courut porter l’heureuse nouvelle à Jacob, le
frère de Jésus : Jésus était vivant ! Il n’avait fait que
“ rendre l’esprit ” ! Car les morts ne perdent pas leur
sang.
Jacob s’en réjouit beaucoup et
transmit à son tour la nouvelle à Barabbas. Qui en fut aussi content
car il devait beaucoup de choses à Jésus. Et notamment la vie puisque
c’était précisément le Maître à qui était échue sa place de troisième
“ larron ”
On ne sait si Pilate réussit à
soutirer un autre pot-de-vin à Antipas, mais, comme il est écrit, il
accepta sa proposition et se disposa à revenir à Jérusalem. S’étant
préalablement assuré que l’issue de la grotte pouvait être totalement
murée. Et ayant en outre ordonné d’y poster des gardes.
On descendit Simon et Judas de
leur croix, on leur brisa les jambes, on les enveloppa dans des suaires
blancs comme neige et on les emporta.
Barabbas et Jacob enlevèrent
Jésus. Barabbas, nommé Nicodème dans le Nouveau Testament, eut l’idée
de laisser préalablement à côté de lui, dans la grotte, “ un
mélange de myrrhe et d’aloès, d’environ cent livres ”.
Convaincu que les
“ larrons ” se trouvaient désormais sur le chemin bien mérité
de l’enfer, Pilate repartit chez lui. Emmenant Antipas qui avait chargé
Barabbas de s’occuper de Simon.
Quant au Sauveur, il ne dut
son salut qu’à ce “ mélange de myrrhe et d’aloès ”, véritable
dépuratif. Dès que l’obscurité se fit, Simon, qui était aussi
“ thérapeute ” et le plus ingénieux des guérisseurs, surmonta
sa douleur aux genoux et oignit Jésus de ce mélange.
Ce fut lui, Simon, qui
“ ressuscita ” Jésus. De même que Jésus l’avait autrefois
“ ressuscité ”. La résurrection du Christ fut moins formelle
car c’est un cadavre que l’on croyait amener dans la grotte. Mais il en
sortit vivant.
Ce furent d’ailleurs encore
son frère et des amis qui le tirèrent de là.
Quand Marie Madeleine vint au
tombeau voir le “ Seigneur ”, son défunt époux, elle
rencontra d’abord, comme le dit l’Écriture, “ un jeune ange ”
à la “ robe blanche comme neige ”.
C’est à dire Simon, a expliqué
José, qui dans la hiérarchie de Qumrân était un “ ange ”. Le
mot jeune était à prendre dans le sens de “ privé du titre
d’ancien ”.
Simon dit à Marie :
“ Il est ressuscité ! ”(“ Il est monté ”). Il
voulait dire que lui, Simon, “ Père ” de Qumrân, avait, en
récompense de ses efforts, élevé Jésus à un plus haut grade.
José a marqué un temps
d’arrêt, puis a achevé : dans l'Évangile de Philippe que les
censeurs de l’Église n’ont pas inclus dans le Nouveau Testament il est dit : “ Ils se trompent, ceux
qui disent que le Seigneur a d'abord rendu l'âme, puis a ressuscité,
car, au contraire, il a ressuscité avant de rendre l'âme. ”
— Oh ! Seigneur !
Valietchka a involontairement cette fois posé sa main sur l’épaule de
Mao.
Mais ni l’un ni l’autre ne
s'en sont rendu compte.
A la fin du sabbat, on retira
également Simon de la grotte.
Quant à Judas, les Juifs ne
lui pardonnèrent pas d’avoir livré ses camarades au Romain. Livré les
Juifs les plus fervents. D’après le Nouveau Testament “ Judas a
acquis un domaine avec le salaire de son injustice et il est tombé la
tête en avant ”. Si l’on fait une bonne lecture de cette phrase,
en s’aidant du rouleau de Qumrân, a poursuivi José, elle
signifie que Judas a été précipité du haut de la grotte. Il est
même expliqué comment il est tombé.
— Et comment est-il
tombé ? a demandé Mao, en tapotant, heureux, la main de Valietchka
sur son épaule. Qu’il avait enfin remarquée.
Judas s’écrasa sur les
pierres. Tête la première. Et sa tête éclata avec fracas, comme une
citrouille sèche.
— Une citrouille ?! s’est
exclamé Beria dans un éclat de rire et en m’adressant un clin d’œil.
Je ne pensais pas à Mao. Ni à
Judas.
— Et tout cela est écrit dans
ces rouleaux ? ai-je demandé.
— C’est écrit dans le Nouveau
Testament, a rappelé le commandant. Pour “ ceux qui savent
écouter ”. Et lire...
Valietchka a retiré sa main
restée sous celle du Chinois et poussé un nouveau soupir :
— Ça alors !
Je lui ai jeté un regard et
elle s’est éclipsée.
Ce n’est pas
de la tristesse, mais un sentiment naissant de vexation ...
Pendant un certain temps, José
est resté non seulement silencieux mais totalement immobile. Personne
n’osait d’ailleurs bouger.
Boulganine a fini par hocher
la tête, avec l’air de dire : il s’en passe des choses !, et
sa fourchette a harponné dans un plat une tranche de langue en gelée.
L’idée a plu à Khrouchtchev. Et à Mikoïan. J’ai pensé que si le fait de
manger n’avait pas été le propre de tous, il aurait fallu fusiller les
mangeurs. Tellement cet acte était dégoûtant !
Le commandant a tourné
prudemment la tête et s’est mis à nous observer avec attention. D’abord
Lavrenti. Ensuite Tchiaouréli. Puis la Française. Puis Mao. Et de
nouveau Lavrenti. En glissant sur Chi Tchjé.
Qui en a été vexé.
Puis José s’est retourné vers
l’horloge située derrière lui. Et son regard s’est enfin porté sur moi.
Je m’y attendais et j’ai
cherché ma pipe.
Qui était passée on ne sait où.
Beria s’est agité, mais ne l’a
pas trouvée. C’est José qui l’a aperçue sous le rebord d’une assiette.
Beria a par contre craqué une allumette.
Je m’en suis emparé en la
faisant passer sous le nez du commandant.
Sans m’excuser.
J’ai mis longtemps à allumer
ma pipe. Puis quand l’allumette s’est recroquevillée, je l’ai éteinte
par une épaisse bouffée de fumée, j’ai relevé la tête et me suis tourné
vers José.
Ce n’est pourtant pas lui que
j’ai regardé. Je suis passé à travers.
En direction de l’armoire du
temps. Qui s’en est doutée, a sursauté et émis un son désagréable et
sec. Le diable qui l’habitait frappait non pas avec un marteau, mais
avec un fouet.
Tous les convives ont
également sursauté. Personne cependant ne s’est retourné vers
l’horloge. Mais tout le monde a compté les coups.
Après le douzième, le plus
bref, on n’entendait pas une mouche voler dans tout le salon. A l’autre
bout de la table, tous gardaient aussi un silence inquiet. Sans en
comprendre le sens.
Je ne le comprenais pas
moi-même. C’était un silence obtus.
Même Lavrenti n’osait pas
l’interrompre. Mais je n’avais pas d’autre issue et j’ai posé mon
regard sur lui. Il a fait un signe de tête et desserré le nœud à son
cou. Un nœud marron moucheté de jaune. Mais il s’est détourné de moi
pour parler. Ce qui a exigé qu’il se penche vers les radis :
— Dedas gepetebi,
vissarionitch, me piradad am katsis mdjera! (Je te le jure sur la tête
de ma mère, Vissarionovitch, je crois cet homme !) . Puis il m’a
quand même lancé un regard, mais s’est adressé à Tchiaouréli :
Chen ras itkvi, Micha ? (Et toi, qu’en dis-tu ?)
Micha a haussé brutalement les
épaules et dit à José :
— Donc, Znatchit, ra gamodis,
- rats vitsodit tkouilia ? Par exemple, djvari rom
zurgit mikonda satskals ? An rom kalebs ar ekareboda satsodavi ? (Alors finalement, tout ne serait que mensonge ?
Tout ce que nous savions ? Par exemple, que le malheureux a porté
sa croix jusqu’au sommet de la colline ? Ou que le pauvre hère
avait tendance à fuir les femmes ?)
José a eu une hésitation :
— Rogor gitkrat ? kalks
utkouilod martalis ar djera... (Comment dire ? Sans mensonge le
peuple ne croit pas à la vérité...)
— Arts tkouilis ! (Même au mensonge !) a
grimacé Beria.
Je me suis fâché :
— Arrêtez cette comédie !
Parlez comme tout le monde ! En russe !
Mikoïan a approuvé avec plus
de zèle que les autres.
J’ai promené mon regard sur
l’assemblée et l’ai arrêté sur Mao :
— En bref, ils se posent la
question de savoir s’il faut croire ou ne pas croire. Beria croit,
Tchiaouréli doute. Et Papismedov dit que Jésus a raconté au peuple des
mensonges à son propre sujet pour lui enseigner la vérité.
— Ce n’est pas tout à fait
cela, camarade Staline ! a risqué José. Entre la vérité et le
mensonge, il n’y a pas le vide. Mais beaucoup de choses...
Je suis resté silencieux et
j'ai regardé Mao. Celui-ci a marqué à José son approbation et fait
demander par l’intermédiaire de Chi Tchjé :
— Papizmedov, le camarade
Jézus... Pardon ! Camalade Papizmedov, qu’est-ze qu’il est arrivé
ensuite à Jézus ? Après qu'on l'ait sauvé ... De la grotte.
José a choisi des phrases qui
n'exigeaient plus ni “ lui ” ni “ moi ” :
Après, comme il est dit dans
le Nouveau Testament, il y eut l'apparition au peuple et son
“ ascension aux cieux ”. Les “ cieux ” désignaient
un certain monastère de Qumrân où vivaient les “ anges ”. Les
prêtres. On le nommait ainsi parce que l’office s’y déroulait sans
discontinuer... Jésus n’était donc pas monté au ciel, il avait rejoint
les catacombes !
Mao a opiné du bonnet :
— Et là, alors ? Il a
écrit son autobiographie ? Le Testament ?
— Le Nouveau Testament est
l’histoire de tous les Esséniens. Des chrétiens juifs. Et de l’un de
leurs chefs que vous venez de mentionner. Et qui est né et a vécu à
Qumrân. Même s’il a fini par parvenir jusqu’à Rome.
— “ Un de leurs
chefs ” ? a demandé Beria. Donc ce “ un ” était le
meilleur ! En tant qu’écrivain. Il a écrit comme s’il était
unique. Ou en tout cas, le plus important...
Mao a de nouveau opiné du
chef :
— Dieu tranzforme l’avenir,
mais ne peut tranzformer le pazzé. L’écrivain le peut.
— Le bon écrivain ! a
rectifié Beria. Et il m’a regardé.
— Quoi ? ai-je demandé,
me souvenant de son livre sur les bolcheviks de Transcaucasie.
Sur le fait que j’avais été
d’abord important, puis unique.
— Rien ! a-t-il rétorqué,
car je l’avais accusé de plagiat.
— Et Jésus l’a écrite
lui-même ? ont demandé les Chinois au commandant. L’histoire.
Enfin, le Testament.
José a répondu pour la plus
grande joie de Lavrenti :
— Tout le monde peut écrire.
L’essentiel est de bien penser et organiser la chose.
— C’est lui qui a tout pensé
tout seul ? Tout organisé ?
— Il a été aidé.
— Par ses amis ?
— Et même par d’anciens
ennemis.
— Même par d’anziens
ennemis ?! Et qui donc les a tout à coup unis à ses amis ?
— Pas qui, mais quoi. La haine
de Rome. Et l’occasion de créer un dieu qui la détruise. Un dieu juif,
mais dans le style romain. Pour qu’il s'adapte plus facilement.
— Comment ça ? Rome
n’avait pas assez du sien ? Nous, Chinois, je vous le dis
franchement, n’avons nullement bezoin d’apports étrangers...
— Au contraire. Rome comptait
un très grand nombre de dieux. Mais aucun d’eux n’avait souffert.
Chacun se bornait à exiger, juger et récompenser. Comme le dieu juif.
Mais un dieu qui a souffert la passion et trouve le temps d’avoir aussi
de la compassion pour le peuple, c’est à dire de l’aimer, est
invincible.
José a réfléchi, puis
ajouté :
— Excusez-moi de parler comme
les journaux... Mais c’est vrai : un tel dieu est capable de
condamner n’importe quel autre dieu. Ou de le récompenser. Un tel dieu
peut tout ! Il peut ne pas mourir ! Mais il peut tout aussi
bien mourir et ressusciter !
— Mais alors Jézus aimait
vraiment le peuple ?
— Il le fréquentait...
José s'est tu.
Puis il a ajouté :
— Il lui parlait en paraboles.
— Le Nouveau Testament est un
livre malin ! a fait remarquer Beria en lui lançant un regard.
— Oui, un livre
intelligent ! Celui qui a des oreilles y entendra un rapport sur
la manière dont les chefs se comportaient entre eux. Et le peuple sur
la manière dont un chef entrait en relation avec lui. Et lui racontait
ce qu'il aurait entendu dire si son père avait été charpentier.
Je suis enfin intervenu :
— Il faisait des discours,
c'est tout ? Il ne croyait pas ?
— J'ai déjà parlé de la foi,
camarade Staline ! Quand on dit ce qui vous rend dieu, on croit en
soi.
— Mais il a parlé avant
za ! a observé Mao. Quand il voulait devenir roi. Et après ?
Il a oublié le royaume ? Après la croix ?
— Quel royaume ? Celui de
Judée ? Il n'avait aucune chance : les Hérode étaient devenus
tout à fait forts ! Et c'était son frère qui avait été choisi
pour“ David ”. Jacob.
— Pourquoi une province quand
on peut avoir tout un empire ? lui a soufflé Beria en me
regardant. Il serait intéressant de savoir quelle aurait été sa
conduite s'il était réellement devenu roi. Qu'aurait-il
entrepris ? Admettons qu'on l'ait frappé au visage. Aurait-il
tendu l'autre joue ? Ou un autre visage ? Un visage autre que
le sien ? Beria a grimacé. Ou serait-il allé encore plus
loin ? Aurait-il tout détruit par le glaive et le feu ? Comme
il l'avait promis...
José se taisait. Moi aussi.
Lavrenti exultait. Il lui
semblait que c'était Jésus en personne qu'il avait acculé au mur.
— Et si par hasard il était
devenu le roi non seulement de sa province, mais de tout l'empire ?
— Il ne s'agit pas d'être le
roi d'un empire, Lavrenti ! a dit soudain Molotov en se
redressant. Il s'agit d'être dieu. Partout ! Afin de régner même
après la mort ! C'est tout à fait... Molotov a calé.
— “ Tout à fait ”
quoi ? a dit Beria en ôtant son pince-nez.
— C'est tout à fait autre
chose ! Tout à fait ! Ça n'a d'ailleurs pas d'importance que
ce dieu soit mort ou vivant !
Beria lui a souri comme à un
enfant :
— Ça n'est pas tout à fait
indifférent.
— Et Marie alors ? s'est
enquise Michèle.
— Qu'est-ce que Marie vient
faire ici ? s'est exclamé Tchiaouréli fâché.
— Laquelle ? a demandé
José.
— Sa femme.
— Ça n'a pas marché avec
Marie, a répondu José. Elle est partie. Mais Jésus a fait un deuxième
mariage. Là aussi, il a fallu changer la loi. Les Esséniens n'étaient
autorisés ni à divorcer ni à se remarier. On considérait cela comme de
la polygamie. Ce qui n'est pourtant pas le cas !
— Bien sûr ! a approuvé
Michèle avec exaltation. Et qui était-ce ? La deuxième.
— Elle s'appelait Lydie
Porporina. Elle venait de Thyatire, une ville d'Asie. Porporina parce
qu'elle était de l'ordre des prêtres pourpres. Tout de pourpre vêtus.
Le silence s'est à nouveau
installé. On a entendu le tic-tac de l'horloge. Mao m'a regardé. Tout
le monde m'a regardé. Sauf Boulganine. Il n'avait plus le hoquet, mais
continuait à s'ennuyer.
Je n'avais pas de questions à
poser à José. Je me sentais triste. Mais en me centrant sur moi-même,
j'ai compris qu'il ne s'agissait pas de tristesse, mais d'un sentiment
naissant d'amère vexation.
J'en voulais au Maître.
Et j'étais vexé pour lui.
Et même pour moi. J'avais beau
avoir déjà eu des soupçons à son égard, il n'y avait désormais plus de
place pour le doute. Et ne plus douter donne la nausée.
Avec qui peut-on se retrouver
sans le Maître ?!
C'est Orlov qui a brisé le
silence. Il est entré sur la pointe des pieds, mais repérant Chi Tchjé,
il s'est redressé et dirigé vers lui d'un pas ferme, en claquant des
talons. Il s'est arrêté entre le traducteur et Mao, n'a plus fait de
bruit et s'est penché.
Chi Tchjé a murmuré à Mao la
traduction de ce qui lui était dit.
Celui-ci a hoché la tête,
fourré son doigt dans la saucière de satsivi qui se trouvait devant lui
et Orlov s'est éloigné. En claquant des talons.
Tout le monde à l'exception de
Beria l'a suivi du regard. Lavrenti s'est tourné vers moi. Je lui ai
fait un signe. Il s'est levé et a quitté le salon par mon bureau. Et
non par là où était passé Orlov.
Mao a léché son doigt imprégné
de sauce aux noix et m'a fixé du regard. Les autres en ont fait autant.
J'ai posé ma pipe sur la table :
— Je suis prêt, tout comme
vous, camarade Mao, et comme les autres camarades, à croire que le
camarade Papismedov nous a raconté la vérité.
Khrouchtchev a marqué
énergiquement son approbation. Ce qui a achevé de me démoraliser. Je
n'avais pourtant mangé qu'une branche d'estragon, mais j'avais
l'impression de m'être bourré l'estomac de hareng dessalé. Dans ma
cheville gauche, la boule de feu s'est réveillée.
Je m'en suis pris à
Khrouchtchev :
— Nikita est aussi tout
particulièrement prêt à croire le commandant. Et pourquoi pas ? Il
comprend qu'il a beau, lui, Nikita, être un grand homme, comme Jésus,
ce sont les circonstances qui sont déterminantes. S'il descendait de
David et vivait non pas parmi nous, mais en Palestine... Et si les
Juifs l'invitaient à monter sur la croix...
Je n'ai pu m'empêcher de
ricaner amèrement. Tout le monde, sauf José, a éclaté de rire. Plus ou
moins fort. Et très modérément pour ce qui est de Mikoïan.
— Si on le mettait en croix,
ai-je dit plus posément, qu'est-ce qui arriverait, Mikoïan ?
dis-moi !
Mikoïan n'a pas trouvé.
— La croix ne résisterait
pas ! ai-je répondu. Tandis qu'avec toi elle résisterait. Et toi
aussi. Et tu y serais, à l'heure qu'il est, encore pendu. Serré contre
elle...
José ne riait toujours pas.
J'ai repris ma pipe éteinte, j'en ai frappé la table pour ramener le
silence et me suis adressé à lui :
— Je veux vous exprimer ma
reconnaissance, commandant ! Je lui ai serré légèrement la main
puis j'ai applaudi. Légèrement aussi.
Tous en chœur l'ont ovationné.
Mikoïan a murmuré quelque chose à Molotov. Qui a hoché la tête et s'est
levé. Khrouchtchev l'a devancé : d'un bond, il s'est précipité
vers José pour lui donner une poignée de main. Molotov a fait de même.
Mikoïan est venu en sixième position.
A chaque congratulation, José
était troublé et avait un brusque haussement d'épaules.
Et il a souri
comme quelqu'un qui se prépare à aller
pisser...
Beria a mis à profit ce
tohu-bohu. Revenant par la porte du salon qu'avait empruntée Orlov, il
est arrivé dans mon dos et m'a soufflé :
— Ikidan daourekes - pirvels
sasrapo satkmeli akvs gougrastviso da mandedan daelaparakeba tou
saklidano ? (On a téléphoné de là-bas pour dire que le Premier ministre
devait parler de toute urgence au potiron. Et pour demander comment
faire : téléphoner à la citrouille directement ici ou l'appeler
chez elle ?)
J'ai regardé ma montre :
— Ase gvian ? (Si
tard ?)
— Pekinchi dilaa. ( A Pékin,
c'est déjà le matin.)
— Rao mere aman ?
(Et qu'est-ce qu'il a décidé ?)
— Akedano (D'appeler ici). Et
Lavrenti a éclaté de rire. Titi sativchi amoivlo (Ici, a-t-il dit et il
a même mis le doigt dans la sauce aux noix.)
— Es gavige. (Ça
j'ai compris. Ma question porte sur Orlov.)
— Tchavisero da dilit tchven
tchinelebs vatargmninebo. (Orlov a dit : je note et
demain je ferai traduire à notre “ Chinois ”.)
— Viri! Tvinians tavis tchineli
akve ekoleba ! (L'imbécile !
S'il avait un peu plus de cervelle, il surveillerait de plus près son
“ Chinois ! ”)
— Storia, Visarionitch! Mets es
utkari ! Ar gindatko - me thcemi tchineli tan mkavstko ! (Très juste,
Vissarionovitch ! C'est ce que j'ai dit ! Et j'ai même
ajouté : je n'ai pas besoin de ton Chinois “ de
demain ”. J'ai mon “ Chinois ” à moi à portée de la
main !)
J'ai laissé échapper un
“ bravo ! ” :
— Sad datove? (Et où l'a-t-on placé ?)
— Gverdze uzis ! (A côté de lui !)
Je ne me suis pas fié à ma
mémoire, j'ai jeté un coup d'œil sur ma gauche. Mao était assis entre
son traducteur et Michèle.
— Es lilipouti thcvenia ? (Ce lilliputien est des
nôtres ?) ai-je demandé sans manifester d'étonnement.
— Lilipouti vis unda,
Visarionitch ? (A quoi peut servir un
Lilliputien, Vissarionovitch ?) a répondu Lavrenti en riant. -
Kalia tchveni ! (C'est la femme qui est des
nôtres !)
— Ki mara prangia ! (Mais c'est une
Française !)
— Tchinetchi gazrdili ! (Élevée en Chine !)
J'ai eu un sourire malicieux.
Beria aussi, puis il a tapoté
l'épaule de José et l'a complimenté, sans pour autant regagner sa
place. Il a attendu Khrouchtchev qui s'occupait encore du gramophone.
Malenkov était debout à ses côtés. L'air docile, les doigts sur la
couture du pantalon. Ayant, de toute évidence, baissé pavillon.
Nikita a mis cette fois-ci
“ Souliko ”. Interprétée par les sœurs Ichkhneli de
Koutaïssi. Dès l'envolée des premiers accords de guitare, Khrouchtchev
a posé la patte sur Malenkov et Beria s'est avancé vers Michèle et a
claqué des talons.
Mao s'est à son tour levé.
Valietchka, qui était “ rentrée de relégation ”, a compris
qu'il se dirigeait vers elle et m'a lancé un regard effrayé.
Je me suis retourné vers José.
Tout comme Malenkov,
Valietchka a baissé pavillon.
J'ai demandé au commandant si
“ Souliko ” lui plaisait.
Autrefois, beaucoup. A présent
il préférait une autre chanson sur “ Jérusalem dorée ”. A
Qumrân...
Avait-il la nostalgie de la
Géorgie ?
La nostalgie de la Palestine,
surtout...
Évitant d'aborder trop vite la
question essentielle du Maître, j'ai aiguillé José vers son enfance et
lui ai ordonné de me parler de son père. Pas du charpentier...
Son vrai père s'appelait David
Papismedachvili, mais il l'avait privé à la fois de la terminaison
“ chvili ” et de l'extrême pointe de sa chair...
Pourquoi ? ai-je demandé
étonné...
David ne supportait pas que
ses fils illégitimes portent le même nom que lui...
J'ai pensé avec reconnaissance
à ma mère. A la différence de celle de José, elle ne s'était pas
fâchée, visiblement, qu'avec son mari. Sinon, il m'aurait manqué à moi
aussi un petit bout de chair. Certes, d'après Jésus, la
non-circoncision ne vous évite pas d'être Juif...
— Mais pourquoi Jésus
n'insistait-il pas sur la circoncision et... , mais je me suis arrêté
net.
José regardait dans une tout
autre direction. Les couples Malenkov-Khrouchtchev et Mao-Valietchka
s'agitaient sur la musique d'un air pénétré. Et en silence. Mais ils se
mouvaient presque en mesure. Beria, lui, entraînait “ son
Chinois ” de façon tellement saccadée qu'aucune mélodie n'aurait
pu s'accorder à lui.
Et ce n'était pas qu'il fût
incapable de faire valser la Française tout en lui donnant ses
instructions. Il possédait cet art depuis longtemps. Son problème était
de continuer de nous avoir à l'œil, le commandant et moi. Ça l'énervait
de nous voir en discussion hors de sa présence. Ça n'était encore
jamais arrivé.
— Ras daktis tratiani kharivit
? ai-je demandé à José en indiquant Lavrenti. (Qu'a-t-il à bondir comme
un taurillon pris de colique ?)
Le commandant s'est énervé lui
aussi. Surtout quand Lavrenti, croyant que
je m'étais détourné, lui a fait un signe en direction de la porte. José
s'est frotté le nez comme quelqu'un qui se prépare à mentir. Et il a
menti :
— Pardon, amkhhanago Stalin,
unda gavide ! (Pardon, camarade Staline, je dois sortir !)
Et il a souri comme quelqu'un
qui se prépare à aller pisser.
J'ai arqué le sourcil :
— Tu n'as pourtant encore rien
bu.
— Du jus de grenade...
Et il s'est dirigé vers la
porte.
Suivi de Lavrenti.
Oui, c'est
une putain, mais elle n'y est pour rien...
Juste après
“ Souliko ”, la “ Valse de l'Amour ” a de nouveau
retenti.
Je me sentais plus mal. La
boule chauffée à blanc de ma cheville remontait dans mon corps et
j'avais l'estomac ballonné. J'ai abandonné tout le monde pour regarder
l'armoire du temps. Mais elle aussi m'a dégoûté.
Dès la fin de la valse, la
porte s'est ouverte, livrant passage à Orlov. Mao, sans desserrer son
étreinte, indiquait à Valietchka le gramophone. L'air de dire que ça
n'allait pas tarder à reprendre.
Orlov est parvenu jusqu'à Chi
Tchjé, a viré et opéré un demi-tour. Après lui avoir lâché quelques
mots. Avec lesquels Chi Tchjé a bondi pour trottiner vers Mao.
Mao l'a écouté, a libéré
Valietchka et levé les bras. Elle en a été toute dépitée. Les Chinois —
au son d'un tango cette fois — se sont hâtés vers la porte du salon.
Michèle a refusé
catégoriquement un tango à Boulganine et s'est lancée sur la trace des
Chinois. Boulganine a décidé de ne plus s'ennuyer. Il a invité Mikoïan.
Celui-ci, contre toute attente, a accepté, mais n'a pas voulu être
enlacé.
Boulganine en est resté
pantois. Que faire avec un partenaire qui refuse qu'on l'enlace ?
Mikoïan a trouvé une solution.
Il a légèrement reculé et, tout en restant face au ministre, a initié
le trépignement d’une lezguinka.
Quand Valietchka s'est
approchée de moi, je me suis levé et j'ai fait volte-face vers mon
bureau. Elle en est restée clouée sur place, le souffle coupé. Puis sa
poitrine s'est bombée et de grosses larmes ont perlé à ses paupières.
Bien que Valietchka soit une
putain, là, elle n'y était vraiment pour rien. J'étais préoccupé par
tout autre chose. Il me semblait que la nausée m'envahissait. Je me
suis hâté vers la porte, jetant au passage à Valietchka :
— Quand le commandant
reviendra, tu lui serviras à boire et à manger et après, dans mon
bureau ! Lui, pas toi !
Notre légende
n'est pas suffisamment irréalisable...
C'était bien ça. J'avais envie
de vomir.
J'étais à peine entré dans mon
bureau que tout mon estomac m'est monté à la gorge. La main contre ma
bouche, je me suis précipité dans la véranda. La clé se trouvait à
nouveau dans la serrure.
La nausée n'a pas duré. Je
n'avais rien mangé. On ne peut pas s'empoisonner avec de l'estragon .
L'estragon, ce n'est pas la polenta de Lavrenti. Ou le hareng de Lazare.
Ayant repris haleine, j'ai
levé la tête. Le ciel continuait à tournoyer dans la neige compacte.
Je me suis approché du pommier
dans son pot en terre cuite et j'ai touché sa branche dénudée. Puis je
l'ai recouvert du bout de toile, mais j'ai écarté cette fois toute
pensée sur mon enfance.
J'ai chassé aussi les
écureuils qui s'inquiétaient pour le Guide.
Qu'était-il donc arrivé ?
me suis-je demandé. Cette question ordinaire perdait tout son sens à
présent. Il n'était rien arrivé. J'avais tout simplement eu envie de
vomir, pour la première fois de ma vie sans raison. Et il n'y avait pas
de quoi s’inquiéter : j'avais tout simplement, pour la première
fois de ma vie aussi, vieilli.
J'ai d'ailleurs chassé
également l'idée que la fin approchait. La vieillesse n'y était pour
rien. J'avais déjà eu l'occasion d'avoir la nausée sans cause
apparente. A l'enterrement de Nadia, par exemple.
Mais ça n'était pas allé
jusqu'au vomissement. Je m'en étais défendu par la méchanceté.
Je me traînais derrière le
cercueil parmi la foule et songeais que, dorénavant, j’étais seul à
jamais. Il n'y aurait personne pour m'aimer. Personne pour s'intéresser
à mon âme. Et c'était très injuste. Même si cette âme était vide. Comme
chez la plupart des hommes.
Il était malgré tout injuste
qu'il n'y eût personne pour s'intéresser à mon âme. J'étais un homme
comme les autres. Il m’était impossible de vivre si personne n'avait
besoin de moi.
Je marchais d'un pas égal,
mais Vorochilov, à mes côtés, ne cessait de me presser le coude en
répétant : “ Sosso ! Tiens bon ! ”. Des mots dont
il inversait régulièrement l'ordre. Je ne disais rien et ça lui donnait
l'impression que j'avais besoin de lui. Qu'il pouvait me soulager par
son contact. Ou par ses paroles.
Mais chaque pas ne faisait
qu'accroître mon malaise Car je n'avais nul besoin de Vorochilov. Ni de
personne, à part Nadia.
Et la nausée montait. Son
absence de justification m'effrayait. Ce n'était guère la peur que l'on
ressent à l'idée que la nourriture puisse contenir du cyanure de
potassium. C'était une peur différente.
J'avais alors soudain compris
que ma nausée était fondée. Que j'avais envie de vomir pour la plus
terrible des raisons. Par impuissance devant la solitude. Et cette
sensation d'impuissance avait suscité en moi du ressentiment contre
Nadia. Que l'on emmenait loin de moi parce qu'elle avait voulu partir.
A la nième pression de
Vorochilov sur mon coude, je lui avais interdit d'ouvrir la bouche. Je
m'étais dégagé de la foule et étais rentré à la maison.
Mais à présent, je ne peux
avoir de ressentiment contre personne. José n'y est pour rien. Je
m’étais bien douté qu'un jour, le Maître cesserait non seulement d'être
le Maître, mais dieu, et deviendrait un homme. Un être de chair. Mais
je n'ai plus besoin depuis longtemps d'un être de chair
J'étais revenu à Jésus — après
la mort de Nadia — après bien des tourments. Tout en essayant de
l'oublier, je m'étais posé une question simple : qui
était-elle ?
Je pensais me débarrasser
d'elle par une réponse tout aussi simple : elle n'était rien.
Juste quelqu'un d'ordinaire, hélas, un être de chair. De ceux dont un
autre être, de chair lui aussi, peut se passer. De ceux qu'on oublie.
Mais je fus loin d'être
soulagé par cette vérité. Au contraire, chaque jour écoulé depuis les
obsèques ne faisait que renforcer ma douleur. Me torturant par de
nouvelles questions.
Et me persuadant malgré tout
que je ne pourrais donner de réponse à ces questions tant que je
n'aurais pas répondu à la plus simple d'entre elles : pourquoi
avais-je si mal sans Nadia ? Sans cet être de chair.
J'avais fini par trouver.
C'était tout simplement parce qu'elle était à mes côtés et m'aimait et
que tout simplement aussi cet amour me reliait au monde entier. Au
monde réel. Ou me dissimulait que j’étais coupé du monde.
L'amour de Nadia me reliait à
la conscience universelle. A la seule chose qui nous délivre de la peur
que suscite en nous notre irrémédiable condamnation...
Et son départ avait brisé ce
lien...
J’avais alors acquis la
conviction que l’amour m’était par-dessus tout nécessaire. Et que si
tout le monde parvenait à la même conclusion... Si chacun se mettait à
aimer quelqu’un, et tant que chacun aimerait quelqu’un, le monde ne
s’écroulerait pas. Comme il s’était écroulé en moi à la mort de Nadia.
C’est cette conviction qui
m’avait ramené à Jésus. Dont c’était là l’enseignement. Et ce qui lui
valait d’être le Maître.
Maître qui — chose essentielle
— aimait tous les hommes et chaque homme en particulier. Dont moi. D’un
amour infini. Supérieur à celui qu’il avait pour lui-même. D’un amour
dont chacun rêve sans en être capable. D’un amour allant jusqu’au
sacrifice de sa vie pour moi.
Pas pour soi, comme dans le
cas de Nadia. Si elle avait pensé à moi, elle ne nous aurait pas
quittés.
Le retour à Jésus mit fin à
mon sentiment d’abandon. De solitude. Dorénavant il était avec moi.
Comme auparavant, quelqu’un m’aimait. Et cet amour pour moi ne
cesserait pas. Car Jésus était éternel.
Une telle foi balayait tous
les doutes, ce que le Maître enseignait aussi. Se résigner était bien.
L’effondrement du monde, mauvais. Et seul l’amour pouvait le sauver.
Bien que les hommes n’aient
pas accru leur amour et bien que le monde n’ait pas été sauvé, j’ai
compris que Jésus était invincible dans l’homme. Car l’homme ne
désirait pas lui-même être vaincu.
C’est pourquoi Jésus était
devenu un véritable dieu.
Mais quand je suis moi-même,
être de chair, devenu — d’une certaine manière — un dieu, alors, les
doutes ont assailli mon âme : n’en était-il pas de même pour
lui ? Son invincibilité ne tenait-elle pas à l’invincibilité de la
légende ?
Légende dont l’aspect le plus
authentique était ce rêve de l’homme d’être aimé par-dessus tout.
Et voilà qu’à son tour le
Christ était emmené loin de moi. Que lui aussi avait décidé de partir.
Définitivement cette fois, je restais seul...
Mais ma nausée avait encore
une autre cause : je comprenais que Beria avait raison. Et que la
vérité de Beria était la mienne.
Alors que le départ de Jésus
me condamnait moi-même au désespoir, il n’en était pas moins vrai que
José — comme Beria l’avait annoncé au début — avait ramené de Qumrân
une bombe que j’allais devoir faire exploser. Sinon l’effondrement qui
menaçait n’épargnerait pas le monde.
Si la légende du Maître était
vivante, la nôtre, par contre, serait impuissante à reconstituer et
faire renaître le monde après son effondrement.
Car elle n'était pas
suffisamment irréalisable. Suffisamment poétique. Lénine, le Maître de
Nadia, avait eu beau accéder à l’Olympe, il en était, comme tous,
redescendu. Alors que le vrai Maître était monté jusqu’aux cieux. D’où
son âme souffrait pour chacune de nos âmes.
On peut
chercher dans toute chose stupide un sens caché...
De retour dans mon bureau, je
suis allé droit à ma bibliothèque.
La lettre “ B ”
était placée comme toujours en dessous de Nadia, mais pour la première
fois, à cet endroit, la Bible se trouvait après Boulgakov. Valietchka
fouillait donc également ici : quand Mao lui avait demandé le
Nouveau Testament, elle s’était élancée avec la détermination de celui
qui sait exactement où chercher...
Il était temps de se
débarrasser de Valietchka, me suis-je dit en soupirant. J’ai alors
rapidement feuilleté la Bible. Moi aussi, je savais où chercher.
L’Apocalypse. Mais de même que Valietchka, tout à l’heure prête à
bondir, s’était figée sous mon regard, je me suis soudain arrêté net.
L’une des pages était marquée
par un signet en os sculpté. Que je n’avais jamais utilisé. Pour la
bonne raison que les Vietnamiens me l’avaient offert la veille. En
l’honneur de mon anniversaire...
Le signet n’était pas là par
hasard : trois versets du deuxième chapitre de Marc avaient été
soulignés au crayon jaune. Un crayon que je n’avais jamais employé non
plus...
Dominant mon étonnement, j’ai
lu ce que Jésus avait dit au peuple :
“ Entende qui a des
oreilles pour entendre !. Quand il fut à l’écart, ceux de son
entourage avec les Douze l’interrogeaient sur les paraboles.
Et il leur disait :
“ A vous le mystère du Royaume de Dieu a été donné, mais à ceux-là
qui sont dehors, tout arrive en paraboles afin qu’ils aient beau
regarder et ils ne voient pas, qu’ils aient beau entendre et ils ne
comprennent pas... ”
Ce n’était pas
Valietchka ! en ai-je conclu. C’était quelqu’un de mon entourage.
L’un de ceux qui se trouvaient au salon. L’un des douze.
Les moustaches du tapis de
Bakou — via le divan — acquéraient à présent un sens menaçant.
“ Staline, le plus sage, le plus grand des hommes ! Ni le
Caucase ni même le monde n’ont jamais engendré un tel aigle... ”.
Ces vers stupides sous le portrait du tapis semblaient receler un
double mystère.
Le mystère de leur
signification stupide et celui de cet encadrement stupide de fleurs
jaunes de la vallée de Chirman. Avec le finale : “ Non,
contente-toi de regarder ! Sans parler ! ”
Le comble de la stupidité,
ai-je pensé. Mais tout, en fait, était stupide. Y compris la vie du
Maître. Même si, comme dans toute chose stupide, on pouvait y chercher
un autre sens, caché. Grand, si on voulait !
“ Sans
parler ! ”
C’est d’ailleurs ce que
j’avais décidé de faire. Ne parler à personne. Car on ne pouvait se
fier à personne. Ni maintenant ni plus tard, après l’éradication du
mal. Après le Jugement dernier.
Quand tout se dénouerait
naturellement. Or l’heure était proche. Et il ne servait à rien
d’essayer de deviner qui avait souligné les trois versets en jaune.
J’ai pris une papirosse et me
suis mis à feuilleter les dernières pages de la Bible.
L’Apocalypse. Les mots que le
Maître n’avait prononcés devant moi qu’aujourd’hui. Quand j’avais
chassé Valietchka. Et m’étais écroulé de sommeil sur ce même divan.
Ces mots aussi étaient
soulignés en jaune !
Fidèle à ce que je m’étais
promis, je n’ai pas essayé de deviner par qui.
J’ai préféré parvenir au
Salut. A la dernière coupe de la colère.
“ Et le cinquième
répandit sa coupe sur le trône de la Bête, alors son royaume devint
ténèbres, et l’on se mordait la langue de douleur. Mais loin de se
repentir de leurs agissements, les hommes blasphémèrent le Dieu du ciel
sous le coup des douleurs et des plaies.
Et le sixième répandit sa
coupe sur le grand fleuve Euphrate ; alors, ses eaux tarirent,
livrant passage aux rois de l’Orient. Puis, de la gueule du Dragon, et
de la gueule de la Bête, et de la gueule du faux prophète, je vis
surgir trois esprits impurs, comme des grenouilles. Et de fait, ce sont
des esprits démoniaques, des faiseurs de prodiges, qui s’en vont
rassembler les rois du monde entier pour la guerre, pour le grand jour
du Dieu Maître-de-tout...
Ils les rassemblèrent au
lieu-dit d'Harmagedôn.
Le septième ange... ”
On a frappé à la porte. José
n’était pas venu seul.
Et ce n’est pas lui qui s’est
annoncé.
— Vous nous avez fait appeler,
Joseph Vissarionovitch ? a demandé Beria.
— Oui, ai-je répondu. J’ai
fait appeler le commandant.
— Kho da movedit ! (Eh
bien, nous voilà !) a dit Beria en souriant.
Il avait une bouteille de
Téliani dans une main et trois pommes dans l’autre. Deux vertes et une
rouge.
Je n’avais rien contre sa
présence, mais j’ai voulu vérifier :
— Tu es commandant,
Lavrenti ?
Beria a franchi le seuil,
s’est dirigé vers un fauteuil dans lequel il s’est précautionneusement
assis, puis a répondu :
— Je suis maréchal. C’est lui
le commandant.
Ce dernier s’est assis en face
de moi. L’air plus fatigué qu’au moment où nous nous étions quittés.
— J’ai des pommes, Lavrenti,
ai-je poursuivi. Et plutôt que du vin géorgien, je préfère un cognac
arménien.
Et je suis allé prendre la
bouteille d’Ararat qu’on m’avait offerte, celle-là même dont s’était
servie Valietchka. J’ai rapporté mon verre et deux verres à vin.
Beria a ri et planté son
couteau dans la pomme rouge. José est resté immobile.
— Camarade Papismedov, ai-je
lancé en reprenant place sur le divan, mon verre à la main. On m’a dit
qu’à Qumrân quand vous avez eu tout compris, une pluie particulière
s’était mise à tomber : de grosses aiguilles toute droites entre
ciel et terre. Est-ce vrai ?
— C’est vrai.
— Parlez-moi encore de Qumrân.
— L’air y est si lourd qu’il
pèse sur les épaules. Et si gluant qu’il empêche de marcher.
— Pourquoi est-il lourd et
gluant ?
— Qumrân se trouve en dessous
du niveau de la mer.
— Décrivez-moi la mer.
— Vous décrire la mer
Morte ? Je ne l’ai vue que de loin. Mais elle est couverte d’une
peau épaisse...
— C’est bien dit... Et maintenant, allons à l’essentiel :
votre méthode des grottes est une méthode parmi d’autres ou bien elle
est unique ?
— Aucune autre ne donne le
sens. Il n’y en a donc pas d’autre.
— Et si l’on fait connaître
votre code à d’autres savants... A des savants étrangers, par exemple.
Parviendront-ils à la même lecture du Nouveau Testament ?
— Je vous l’ai dit, camarade
Staline : c’est comme une énigme qui n’a qu’une solution... Il ne
peut y en avoir d’autres !
Lavrenti a hoché la tête avec
conviction : non, il ne pouvait y en avoir d’autres.
— Se peut-il, ai-je poursuivi
que d’autres savants, étrangers, par exemple, aient également découvert
ce code ?
Lavrenti a hoché la tête avec
conviction : oui, c’était possible. Et il m’a présenté sur son
couteau une lamelle de la pomme qu’il avait coupée. J’ai refusé.
— Pourquoi ? a-t-il
demandé vexé.
— Tu le sais très bien :
je ne mange pas la peau.
— On va l’éplucher... Oui, il
se peut que les savants étrangers sachent déjà tout sur Jésus, mais se
taisent. Et on comprend pourquoi. Qu’ils essayent un peu d’ouvrir le
bec ! Soul oriode katsia tanats - da aravis akhlos ar
akareben ! (Ils ne sont que quelques uns, les autres n’ont pas
accès aux rouleaux !) Et le plus important d’entre eux est un
antisémite...
Beria ne savait pas éplucher
une pomme. Il est vrai qu’il est plus difficile d’éplucher une lamelle
que le fruit entier.
— Prends-en une entière !
lui ai-je suggéré.
— Ara, es tkbilia.
Tsitelia ! (Celle-ci est sucrée. Rouge !) Et il est repassé
au russe : Le Vatican, par exemple... Vous l’avez souligné un jour
à juste titre, Vissarionovitch : le pape de Rome n’a pas d’armée.
Au Vatican même, c’est exact, il n’y a pas de soldats ! Et de la
pomme, son regard s’est reporté sur moi. Parce qu’ils servent dans
plusieurs gouvernements. Aux postes clés. Ils ont aussi raison...
— Qui ça ? ai-je demandé
incrédule.
— L’Occident. Le pape de Rome
a une grande armée...
— Bon d’accord, et arrête de
dire des bêtises ! J’ai coupé court et regardé le
commandant : Vous avez longtemps vécu à l’étranger. Qu’est-ce qui
va se passer si l’on découvre que Jésus est... Disons, un
imposteur ?
— Ce n’est pas un
imposteur ! s’est récrié le commandant. Il n’a fait qu’écrire la
vérité ! Avec exactitude et honnêteté ! Mais ce n’est pas
avec ça qu’on attire le peuple. Le peuple a besoin d’invraisemblable.
Pas de sagesse, mais de sacré. Et ça, ça n’existe pas dans la vie. La
vérité ne convient pas au peuple et c’est pourquoi ce qui est écrit
pour quelques uns est à lire entre les lignes. Pour le peuple on a
habillé la vérité de miracles et de paraboles. Comme s’il s’agissait
d’enfants. Les enfants n’ont pas besoin de l’Histoire mais d’histoires.
De contes... Les enfants veulent des héros capables de tout faire...
Je l’ai interrompu. Car cela
aussi était clair.
— Ma question était
autre : que va-t-il se passer à l’étranger ?
José a jeté un coup d’œil à
Lavrenti. Celui-ci a découpé le dernier îlot de peau rouge et secoué
son couteau :
— Papismedov a vécu en Iran...
Justement là où il ne se passera rien. Il y a l’islam. Mais ce n’est
pas pour le moment l’islam qui m’intéresse, Vissarionovitch... Et il
s’est corrigé : c’est l’Occident qui nous intéresse... Pourquoi
nous donner du mal si le Christ peut faire le travail à notre
place ! Puis il a levé les yeux vers moi et ajouté :
l’Occident repose sur un Christ qu’il a, bodichi (excusez-moi) couvert
de merde. Il dit d’une part : le Christ est notre dieu, mais
d'autre part, il fait tout à l’encontre de ses préceptes ! Le
Christ — pardonnez-moi, Vissarionovitch, — le Christ nous est bien plus
proche qu’à eux ! C’est notre allié ! et il m’a tendu la
lamelle de pomme bien épluchée. C’est lui qui les renversera !
J’ai à nouveau refusé la
pomme. Lavrenti a souri malicieusement et posé la lamelle non sur
l’assiette que j’avais devant moi, mais à côté.
Sur la Bible ouverte.
Puis il a versé du vin dans
deux verres et a levé l’un d’eux. Mais contrairement à José, il n’a pas
bu.
— C’est lui qui les
renversera ! Dedas gepitsebi ! (Je le jure sur la tête de ma
mère !) a répété Beria. Sans Harmagedôn !
— Sans Harmagedôn ?!
ai-je dit en sursautant.
C’est José qui, cette fois, a
répondu, mais à voix basse :
— Harmagedôn, ce n’est pas
vrai non plus...
Tout agité, il a ôté du livre
mon petit morceau de pomme et l’a glissé dans la fente horizontale, à
demi barrée par le nez, de sa bouche
Toute île
prit la fuite et les montagnes disparurent...
Le silence a été troublé par
trois incidents. A la suite.
Tout d’abord, ces deux lignes
sur le visage de José — la verticale de son long nez et l'horizontale
de son étroite bouche — m’ont fait penser à une croix renversée.
Et puis la mouche qui agaçait
Mao a surgi d’on ne sait où. Elle s’est alors posée sur la calvitie de
Lavrenti.
Enfin, le téléphone a sonné.
Beria s’est tortillé sur son
fauteuil et a déclaré que le coup de fil était pour lui. Que c’était
sans doute Michèle. La mouche s’est envolée.
C’était en effet Michèle.
Tandis qu’il l’écoutait et griffonnait à mon bureau sur son bloc-notes,
j’ai gardé l’œil sur le commandant. Qui ne comprenait pas qu’il mâchait
une pomme. Il roulait des yeux d’un angle de la pièce à l’autre, sans
pouvoir s’en détacher.
Lavrenti est revenu vers nous,
a arraché le feuillet de son bloc note, me l’a tendu en promettant de
ne pas tarder à nous rejoindre.
Il avait écrit pour moi en
géorgien.
C’était bien le Premier
ministre qui avait appelé de Pékin. Chou En–Laï. Michèle l’avait non
seulement reconnu à sa voix, mais aux phrases qu’il avait prononcées.
Premièrement, Chou avait jadis fait ses études en France et employait
souvent des mots français.
Deuxièmement, c’était un sacré
buveur et il avait aussitôt demandé en plaisantant à Mao s’il n’avait
pas besoin de lui face à des Géorgiens maîtres dans l’art de lever le
coude. Mao avait répondu que Chi Tchjé tentait de rivaliser avec eux.
Sans gloire.
Puis le Premier ministre avait
annoncé à Mao que la nuit précédente, les Américains avaient concentré
leur flotte dans les eaux de la Corée du Sud et envoyé à Pékin un
télégramme exigeant le retrait des troupes chinoises de la frontière
avec la Corée du Nord. D’après Chou, Washington avait fait coïncider
les manœuvres avec le séjour du président à Moscou. Pour mettre Staline
à l’épreuve.
Ensuite le Premier ministre
avait évoqué Nosaka, le Japonais. Mais la liaison avait été brutalement
interrompue. Sans que Mao ait eu le temps de donner ses ordres.
Beria était parti vérifier le
pourquoi de cette interruption. Il soupçonnait qu’elle émanait de Mao
lui-même. Qui avait mis ça sur le compte de dieu. Mais on pouvait aussi
émettre un autre soupçon. Le coup de fil était une provocation. Et la
position de Staline était en mise à l'épreuve par... Pékin.
Pour moi, toutefois,
l’essentiel était ailleurs. Le feuillet de Lavrenti était écrit au
crayon jaune...
José n’a pas eu à m'attendre
longtemps. La situation — à moins qu'il ne s’agisse d’une mise en scène
— m’a semblé idéalement simple. Mao refusait de replier ses troupes ou
même les déplaçait en passant par notre Nord vers le Sud américain.
Washington, sans réfléchir,
fonçait à l’aveuglette. Et déversait sur les Chinois la septième coupe
de la colère. S’il n’osait pas au début, Mao l’obligerait à le faire.
Et c’est alors que nous interviendrions, nous aussi, comme nous
l’avions promis. Avec notre coupe. Le Dernier jugement.
Le grand Harmagedôn.
— Commandant, ai-je dit en
levant les yeux. Vous dites “ ce n’est pas vrai non
plus ” ?
José n’a pas compris mon
intonation. Ou plus exactement, il n’a pas saisi pourquoi j’étais
furieux. Je ne le comprenais pas tout à fait moi-même.
— Gamiokhra tsigni tavisi
tsiteli vachkit ! (il a dégueulassé mon livre avec sa pomme
rouge !). ai-je marmonné et j’ai ôté la Bible, ouverte à une page
à présent toute humide, de la petite table à journaux.
Cette page même où, du fait
qu’on avait frappé à la porte, “ le septième ange ” n’avait
pas eu le temps d’envoyer au monde “ un violent tremblement de
terre ”. Qui avait eu pour conséquence “ que toute île prit
la fuite et les montagnes disparurent ”.
— Commandant ! ai-je
répété. Ici aussi “ ce n’est pas vrai non plus ” ?! Ce
qui est dit des “ lamentations et pleurs ” de Babylone ?
De Satan ? Du Salut ? Ou ce qui est dit du “ ciel
nouveau et de la terre nouvelle ”, de la “ Jérusalem
nouvelle ” ?
Sur le papier fin, dans la
tache de pomme, les phrases sur la “ Jérusalem nouvelle ” se
mêlaient aux lettres du recto. Comme si elles y avaient étaient
incrustées.
Au début, elles me gênaient,
mais au bout de quelques lignes, je me suis souvenu de mots appris dans
l’enfance.
— Il est écrit ici,
commandant : “ Ne tiens pas secrètes les paroles prophétiques
de ce livre, car le Temps est proche. Que le pécheur pèche
encore ; que l’homme souillé se souille encore ; et que
l’homme de bien vive encore dans le bien, et que le saint se sanctifie
encore. Voici que mon retour est proche et j’apporte avec moi le
salaire que je vais payer... ! J’ai de nouveau levé les yeux vers
José : qu'est-ce qui ne va pas ici ? Il en sera pourtant bien
ainsi ! Bientôt ! Mais comment est-ce possible sans
Harmagedôn ? Comment ?
Harmagedôn a
déjà eu lieu...
José a gardé le silence tout
en observant sa main droite. Trois de ses doigts ont tressailli et se
sont contractés, mais il s’est dominé et ne les a pas laissés faire. Il
a décontracté la main et levé vers moi un regard en coin. J’ai encore
discerné sous ses yeux la croix renversée.
J’ai perdu à mon tour mon
calme. Et j’ai aussitôt commis une erreur amusante : j’ai prononcé
les deux phrases suivantes en géorgien. Comme si Beria — s’il les avait
surprises — n’avait pas été capable de les comprendre :
— Berias akhla umokmedoba
atskobs... Kvelaperi rogots aris ise rom davtovo... (Seule mon inaction
arrange Beria en ce moment.. Il a envie que je laisse les choses telles
qu’elles sont... )
Cette erreur n’était pas
seulement amusante, mais bête. Car en suivant ses doigts nerveux,
j’avais tout à coup oublié que José était encore commandant. Sous les
ordres de Lavrenti. J’ai effacé ces phrases. Je suis revenu à la
question précédente :
— Oublie ces mots... Et
dis-moi : comment, je te le demande, tout cela peut-il se passer
sans Harmagedôn ?
Cette fois-ci, José a répondu.
Mais tout bas, comme la dernière fois :
— Si le salut a lieu, camarade
Staline, ce sera sans Harmagedôn, oui. Harmagedôn a déjà eu lieu...
J’ai gardé à mon tour le
silence. Et j’ai aussi observé ma main. Parsemée de taches jaunes. Qui
ont dansé devant mes yeux.
—Oui, il a eu lieu... Ce n’est
pas une prophétie, c’est de l’histoire...
— Il a eu lieu ? ai-je
demandé incrédule. Quand ça ?
— En soixante-dix.
— En soixante-dix ? ai-je
répété. De la nouvelle ère ?
José a souri :
— L’an soixante-dix de la
nouvelle ère, c’est maintenant. Moi, je veux parler de l'ère du Christ.
J’ai également souri :
— Quelque chose de semblable à
ce qui se passe maintenant, s’est alors passé ? En
soixante-dix ?
— Jérusalem est tombée.
— Harmagedôn c’est donc
Jérusalem ?
— Oui et non. La bataille
d'Harmagedôn est une bataille pour Jérusalem, mais Harmagedôn se situe
à Qumrân.
J’ai fermé le livre, l’ai
reposé sur la table et me suis adossé au divan...
Jésus, tout
comme moi, est difficilement imitable...
Voici ce que vit le prophète
Jean et voici ce que vit chacun.
Un trône est dressé dans le
ciel et siégeant sur le trône, Quelqu’un. Et vingt-quatre sièges
entourent le trône, sur lesquels sont assis vingt-quatre Vieillards
vêtus de blanc, avec des couronnes d’or sur leurs têtes.
Du trône partent des éclairs
et sept lampes de feu brûlent devant lui, les sept Esprits de Dieu.
Devant le trône, une mer pareille à du verre, et autour de lui, quatre
Vivants avec des yeux par–devant et par–derrière.
Le premier Vivant est comme un
lion, le deuxième comme un jeune taureau, le troisième comme un homme,
et le quatrième comme un aigle en plein vol. Chacun des Vivants porte
six ailes et est en dedans “ constellé d’yeux ”.
Bientôt, entre les Vieillards
et Celui qui siège apparaît un Agneau. Il ouvre le livre que tient
Celui qui siège dans ses mains, un livre écrit au recto et au verso.
Le livre est scellé de sept
sceaux. Mais l’Agneau brise les sept sceaux.
Plus tard, quatre chevaux lui
apparaissent. Le premier est blanc, le deuxième rouge, le troisième,
noir, le quatrième vert. Le quatrième cheval était monté par un
cavalier qu’on nomme : la Mort...
Et il n’y eut pas que le
prophète Jean qui vit cela, a affirmé José, chacun le vit. L’avait déjà
vu. A condition, il est vrai, de vivre en 49 dans la ville turque
d'Éphèse, là où Jésus et ses alliés avait fondé une cathédrale. Et
d'être assis, tout comme Jean, au premier rang de la cathédrale durant
la liturgie.
Cette vision n'avait rien
d'effrayant ou d'incompréhensible. C'est la manière de la rapporter qui
fait peur et inquiète. Car n'est pas capable qui veut d'écouter un
récit, alors que la peur et le mystère attirent tout le monde.
Et chaque habitant d'Éphèse
vit alors les simples actions de simples gens préoccupés par la gloire
de leur cathédrale. Et par leur propre gloire. Ourdissant des
intrigues ; tentant d'obtenir les meilleurs postes ; vivant
une vie simple et mourant aussi simplement. A des postes ou sans eux.
Aucune des figures de la
“ vision ” de Jean n'est une métaphore. Il y a derrière
chacune d'elles un homme concret et un événement concret.
— Mais qui était sur le
trône ? ai-je demandé, interrompant le commandant. Qui est debout
derrière Celui qui siège ? Jésus ?
— Non, le roi. Hérode. Qui a
fondé la communauté des Esséniens...
Oui, a poursuivi José, ce qu'a
vu Jean, c'est la révélation, l'apocalypse. Mais une révélation sur le
passé et non sur l'avenir.
La révélation est une
description de ce qui est arrivé.
— Le passé, a soupiré José en
faisant mine de m'ignorer... Le passé est un plus grand mystère que
l'avenir. Et bien que l'on prétende qu'il n'y a rien de secret qui ne
devienne manifeste, j'espère, camarade Staline, qu'il n'en est pas
ainsi. Si tout devient manifeste, ce sera pire. N'est-ce pas ? Et
sinon pire, moins intéressant. Et les auteurs du Nouveau Testament le
savaient...
— Écoutez, commandant, ai-je
dit en me redressant, vous avez prétendu au salon ne pas boire. Je ne
veux pas seulement vous faire remarquer que vous n'auriez pas dû boire,
comme vous le faites, ici, avec Lavrenti. D'autant plus qu'il n'a pas
bu lui-même. Je veux vous faire remarquer que vous savez bien mentir.
Contre toute attente, José n'a
pas eu peur. Il a au contraire souri. Et s'est enhardi :
— Vous vous trompez, camarade
Staline ! C'est bien vrai que je ne bois pas. J'ai bu sous le coup
de l'émotion. Pour la première fois, seul à seul avec vous. Même sur la
croix on est ému quand c'est la première fois. Quant au vin... Avant la
croix, il arrive qu'on refuse la coupe, mais une fois dessus, on ne la
laisse pas passer... Et pourquoi mentirais-je ? Ou ferais-je
erreur ? Je n'ai personne... Comme vous. Et je ne vous en estime
que plus...
Et il n'a pas détourné les
yeux de moi. Ni regardé sa main droite.
J'ai souri à mon tour :
de Jésus il imitait le plus difficile : son insolence. D'autant
que Jésus m'intéresse en ce qu'il n'imitait personne et était
difficilement imitable. Comme moi. Et je ne m'en estime que plus...
— Je ne vous crois qu'en un
point, commandant ! me suis-je exclamé. Si un homme se sent uni à
un autre par quoi que ce soit, alors il n'a pas le droit de juger du
monde. Ce lien l'empêche d'être impartial...
José m'a de nouveau
étonné : il a gardé le silence. C'est moi qui l'ai rompu :
— Je vous ai interrompu,
commandant pour vous dire : ne faites pas attendre
Harmagedôn !
En l'an 70
d'une certaine ère...
... “ Et il les réunit dans un lieu nommé en hébreu Harmagedôn ”
Là encore : Harmagedôn n'est pas une invention. Ce n'est pas une idée du prophète. Ni une métaphore ou le symbole d'une horreur à venir. L'horreur d'une grande bataille mortifère entre les peuples. La lutte finale.
Harmagedôn est tout autre chose.
Peu de temps avant le siège et la chute de Jérusalem, en l'an 70 d'une certaine ère, les Juifs de Palestine appelèrent les autres à se rassembler dans leur patrie et à défendre la Ville Sainte. Tous devaient d'abord se réunir en Judée pour apprendre le maniement des armes. L'instruction avait lieu non loin de la forteresse de Qumrân, nommée “ Harmagedôn ”.
— Quelques mots sur cette dénomination ! a proposé José.
Tout d'abord, c'est “ HAR–Magedôn ”, “ Magadon ”, “ Magedan ”, “ Magedal ”, “ Magdalan ”, “ Magdala ”, et ces appellations se trouvent en divers endroits du Nouveau Testament et signifient la même chose. Quoi ?
Les Esséniens, c'est à dire le “ Nouvel Israèl ”, se répartissaient en plusieurs groupes ou “ tribus ”, comme dans l'ancien Israèl. L'une de ces “ tribus ”, qui regroupait ceux qu'on appelait dans l'Antiquité les “ impurs ”, femmes et allochtones, se nommait “ Dan ”. En dépit du fait que dans la loi déjà cette “ tribu ” passait pour inférieure aux autres. Et elle se subdivisait à son tour en “ Petit Dan ” et “ Grand Dan ”.
En grec, langue dominante à l'époque, “ Grand ” se dit “ Mega ”. D'où : “ Megadan ”. Marie Madeleine, d'ailleurs, qui était la conductrice du “ Grand Dan ” tenait son surnom de “ Magdala ”.
Le nom d'un même monastère pouvait varier chez les Esséniens, en fonction de la “ tribu ” dominante. De même, les dépendances du monastère de Qumrân étaient susceptibles de recevoir plusieurs appellations selon les personnes qui y séjournaient.
Dans ce monastère-là, on réservait aux femmes et aux allochtones l'endroit le plus impur, à côté du cabinet d'aisance des religieux. Ce lieu s'appelait Magedan ou Magedon.
Tous les habitants du monastère se rattachaient à des classes et des rangs désignés par des lettres de l'alphabet. La lettre “ A ” renvoyait à la classe des religieux. La lettre “ R ” à celle des religieux “ ayant accès aux choses sacrées ”. “ A–R Magedon ”, par conséquent, désignait un religieux qui avait accès aux choses sacrées, mais se trouvait dans un lieu impur.
Qu'est-ce que cela signifiait au juste ?
D'après les Esséniens, participer à la guerre ôtait à tout homme sa sainteté. L'un des rouleaux de Qumrân, le rouleau de la Guerre, prévient, par exemple, qu'un religieux qui sur le champ de bataille aurait été en contact avec du “ sang impur ”, sang d'un homme mort de la main d'un autre homme et non de dieu, est souillé.
Voilà pourquoi il fallait que tous ceux qui se préparaient à se souiller à la guerre fussent réunis dans la partie impure du monastère d'Harmagedôn, là où se trouvaient les cabinets des religieux, cabinets dans lesquels eux, les A–R ayant accès aux choses sacrées, avaient affaire à leur propre turpitude et souillure.
Encore
quatre ans...
Avant sa destruction, Jérusalem fut soumise à toutes les épreuves. Rendus furieux par l'opiniâtreté de la Judée, les Romains déchaînèrent sur sa capitale les sept châtiments de l'Ancien Testament, ils “ répandirent les sept coupes de la colère de Dieu ”. Et la bataille d'Harmagedôn est bien, camarade Staline, une bataille pour la Ville sainte.
Deux ans avant sa chute, une autre bataille pour Jérusalem eut lieu. Entre les Juifs eux-mêmes.
Les uns appelaient à tempérer l'hostilité envers les Romains et combattaient les irréductibles afin de détourner la colère divine, c'est à dire romaine. Ils eurent un certain temps pour chef le “ cavalier au cheval rouge ”, le Sadducéen Ananie.
Les irréductibles se divisaient en Sicaires, dirigés par Eléazar Ben Iaïr, le “ cavalier au cheval rouge ”, et en Iduméens, les plus extrémistes, dirigés par le “ cavalier au cheval vert ” dénommé “ la Mort ”. Les Iduméens ne se contentaient pas de vouloir renverser Rome, ils incitaient à occire tous les Romains.
Les quatrièmes, les Zélotes, avec à leur tête le “ cavalier au cheval blanc ”, fusionnèrent avec les Iduméens.
Désespérant de pouvoir apaiser les ardeurs des autres “ cavaliers ”, Ananie les traita de “ honte de la création et de suppôts de Satan ”, et fit appel, par l'intermédiaire de son émissaire, au général d'armée Vespasien, l'incitant à pénétrer dans la Ville Sainte et à s'en emparer pour éviter de plus grands maux.
Lorsque les autres “ cavaliers ” l'apprirent, ils accusèrent Ananie de traîtrise et le firent bientôt assassiner. Après s'être emparé de la ville, les irréductibles jetèrent le cadavre d'Ananie au-delà des murs de la cité, ce qui est considéré chez les Juifs comme la plus grande des profanations.
Après la mort d'Ananie, ils bouillonnèrent et s'entr'égorgèrent de plus belle Un autre guide, Simon Bargiora, se mêla à la guerre civile, à la veille même de l'intervention romaine.
L'Apocalypse le traite d'“ esprit impur, comme la grenouille ”. C'est à dire semblable à cette “ peste égyptienne ” de l'Ancien Testament qui, après la sixième coupe “ répandue sur le grand fleuve Euphrate ”, “ surgit de la gueule du dragon, de la gueule de la bête et de la gueule du faux prophète ”.
“ Ce sont des esprits démoniaques, des faiseurs de prodiges, qui s'en vont rassembler les rois du monde entier pour la guerre, pour le grand jour du Dieu Maître-de-tout ”.
Les “ rois ” furent rassemblés et la guerre contre les Romains éclata. En 70. La Ville Sainte tomba et le Temple fut détruit :
“ Le septième ange répandit sa coupe dans l'air ; alors, partant du temple, une voix clama : “ C'en est fait ! ” Et ce furent des éclairs et des voix et des tonnerres, avec un violent tremblement de terre ; non, depuis qu'il y a des hommes sur la terre, jamais on n'avait vu pareil tremblement de terre, aussi violent ! ”
José s'est tu. Puis il a dit exactement ceci : “ Le temps passa... ”
Le temps passa et l'espoir séculaire des Juifs de recréer leur Royaume prit fin, définitivement. Et de façon tragique. Cela se produisit non loin de Qumrân, à la forteresse de Massada, sur une montagne, près de la mer Morte. Dans la dernière citadelle des partisans juifs.
Dernier rempart du rêve d'une Jérusalem nouvelle sur la terre.
Dès lors, le Royaume juif devint divin, a dit José. Il erra dans les cœurs et les esprits de millions de chrétiens. Quant à la “ Jérusalem nouvelle ”, elle erra dans le ciel.
C'est à Massada que la foi sans bornes des Juifs en la bienveillance de dieu fut détruite. La dixième légion romaine au grand complet assiégea la forteresse pendant deux années entières...
Quand les Romains parvinrent enfin à élever une digue et à percer une brèche dans la citadelle, ses défenseurs mirent fin à leurs jours. Du premier au dernier, soit 960 hommes. Sans douter ni du fait qu'ils avaient par là déshonoré leurs quinze mille assaillants romains ni de celui qu'ils ressusciteraient un jour dans leur chair.
Ils se suicidèrent de façon organisée. Dix bonhommes furent chargés de massacrer les autres. Puis ils choisirent par tirage au sort celui qui égorgerait ses neuf camarades avant de se tuer lui-même. Après avoir incendié toutes les habitations.
— D'où tient-on cela ? ai-je fait étonné.
— Par on ne sait quel miracle, une bonne femme réussit à se cacher. Non pour se sauver elle-même, mais pour sauver ses enfants...
— C'est une traîtresse, de toutes façons, ai-je affirmé.
— Elle n'a tout simplement pas marché au discours.
— Quel discours ?
— Celui par lequel le chef de la garnison juive a convaincu tout le monde de se suicider.
— Convaincu ? ai-je à nouveau demandé avec étonnement. Les Juifs ? Ils sont impossibles à convaincre. Ils donnent naissance à Jésus et Marx, mais se gardent de les suivre !
José a souri :
— Les Juifs sont de bons orateurs, camarade Staline.
— Je sais, ai-je marmonné. Mais l'essentiel dans l'art oratoire n'est pas la beauté du style, mais la vérité...
— Ce chef a dit une chose dont personne ne sait encore si elle est vraie ou pas.
— C'est là-dessus que Trotski jouait justement...
— Il a fait un bon discours...
— Trotski ?
— Le chef de la garnison.
— Alors pourquoi cette bonne femme n'a-t-elle pas marché ?
— Sans doute aimait-elle ses enfants plus qu'elle-même...
J'ai eu un sourire malicieux.
— Le chef a commencé par dire que depuis qu'on avait appris à réfléchir et jusqu'à nos jours, tous les hommes, y compris nos grands ancêtres, n'avaient fait que répéter que c'était la vie et non la mort qui était source de malheurs. Car la mort, elle, libérait nos âmes et leur permettait de revenir en un lieu où le malheur n'existait pas.
J'ai eu un nouveau sourire malicieux.
— Ce chef, a poursuivi José, a ensuite affirmé que l'union de l'âme et du corps, du céleste et du terrestre était monstrueuse. Et peu naturelle. Même si à l'intérieur du corps, prisonnière de lui, l'âme pouvait beaucoup. Elle faisait du corps son sens du toucher et permettait au terrestre de connaître un tant soit peu ses capacités. Une fois libérée du corps, l'âme retournait dans son royaume. Inaccessible sur terre. Et invisible de là, tout comme le Seigneur...
— Pourquoi parler de ça ? ai-je lancé, dans une vaine tentative d'interrompre José.
— Et ce chef a conclu son discours par une exhortation à accueillir la mort à la manière dont l'âme non esclave de la chair l'accueillait. Avec joie. Puisque la Loi l'exigeait...
— Pourquoi parler de tout ça ? ai-je répété agacé. Que viennent faire ici ces Juifs ?
— Comment ça ? a dit José tout étonné. Jésus, camarade Staline, était juif lui aussi, et puis...
— “ Lui aussi ” ? Comme qui ? l'ai-je tout de suite interrompu.
— Comme ceux de Massada.
— Mais qu'est-ce que toute cette histoire de Massada vient faire ici ?
— J'y venais... J'ai dit “ et puis ”, mais vous ne m'avez pas laissé finir. Et puis Jésus était de ceux qui ont défendu Massada et ont accompli le suicide...
— Ce chef de Massada serait donc Jésus ?
— Non, il s'agissait d'Eléazar...
— Jésus n'aurait donc pas eu de rôle dirigeant là-bas non plus ? ai-je demandé surpris, en regardant José droit dans les yeux.
Qui étaient plus tristes que lorsque je lui avais serré la main, lors de notre rencontre. Un certain temps s'est écoulé. C'est moi, cette fois, qui ai rompu le silence :
— Commandant ! Vous avez dit : “ un certain temps passa ”. Après la chute de Jérusalem et avant celle de Massada. Avant la ruine de tout espoir. Lorsque la “ Jérusalem nouvelle ” a erré dans le ciel... Combien de temps s'est-il exactement écoulé ? Combien de temps le Maître a-t-il vécu après Jérusalem ?
— Quatre ans. Massada est tombée en soixante-quatorze...
— Quatre ans encore ? ai-je répété.
— Encore quatre ans, a confirmé José.
— Quatre ans, ce n'est pas très long, ai-je estimé après un nouveau silence. Nous sommes actuellement, toute plaisanterie mise à part, en quarante-neuf. Dans quatre ans... nous serons en cinquante-trois... Ce n'est pas très long...
José ne me regardait pas. Il observait sa main droite. Que la gauche, je l'ai vu, est très vite venue recouvrir.
J'ai décidé de donner congé au commandant et je me suis levé. Lui de même.
— Ar brundeba ! (Il ne revient pas !). Je parlais de Lavrenti.
— Diach, ar brundeba ! (Exact, il ne revient pas !)
— Chen dabrundi machin. (Retourne au salon tout seul.)
Il a fait un signe d'approbation et s'est dirigé vers la porte. Je l'ai retenu :
— Ioseb ! (Joseph !)
— Ioseb ? (Joseph ?) a-t-il répété d'un ton réjoui.
— Tu es vexé ? Tu préfères que je t'appelle Jésus ?
— Appelez-moi José !
— Beria est au courant ?
— A propos d'Harmagedôn ?
— D'Harmagedôn et de Massada. Et du fait que seuls quatre ans les séparent.
— Je ne crois pas !
Il est sorti.
J'ai repris la Bible sur la petite table, je me suis dirigé vers l'étagère, j'ai remis le livre en place, avant Boulgakov et j'ai lancé un regard à Nastia.
— Encore quatre ans ! lui ai-je dit. Et j'ai voulu regagner le salon.
Il parle sans vouloir dire...
Dès que j'ai perçu la voix de Vorochilov, je me suis ravisé et je suis revenu dans ma pièce. Visiblement, après avoir porté des toasts à nos victoires, Kliment Ephraïmovitch Vorochilov s'était mis — chose que je ne pouvais supporter chez lui — à chanter d'une voix ivre ces mêmes victoires. Victoires, soit dit en passant, dans lesquelles il n'était pour rien :
Je rentrais de Berlin, par le plus droit chemin,
Des camions m'emmenaient, chez moi je revenais.
J'ai passé Varsovie et Oriol j'ai franchi,
Tous les chemins de terre de not' gloire militai-ai-re.
Sobre, Vorochilov ne chantait pas mal. Il avait été chantre à l'église. Tout comme moi. Et comme Molotov. Mais ici, le refrain était repris par d'autres. Par Boulganine, ainsi que l'y obligeait son titre de ministre de la défense, par Khrouchtchev, animé par sa gaîté de veinard ukrainien, et par quelqu'un d'autre encore.
Certainement pas Beria qui traitait Vorochilov, presque à la manière de Jean, de “ cavalier rouge sans tête ”. Et qui n'aurait pas daigné fredonner avec lui.
Accueille-moi, pour la victoire félicite-moi,
Et plus fort dans tes bra—as, ma chérie, serre-moa—a...
“ Ah ! la la ! Ephraïmovitch ! me suis-je dit en moi-même. Des gens comme toi sont contents de tout ! Même des victoires des autres ! ”
A peine avais-je prononcé “ Ephraïmovitch ” qu'il m'est revenu que je n'avais pas ouvert un mot qu'il m'avait transmis depuis plus de deux mois — alors qu'il n'y avait personne autour — en me susurrant : “ Koba ! C'est sur moi, Efphraïmovitch, et sur Beria ! Ça vient de la Bible ! ”
J'avais rangé le mot dans mon tiroir sans le lire : que pouvait-il y avoir de commun entre l'auteur, Beria et “ la Bible ” ? A présent par contre, lancé sur les traces brûlantes de ce qui “ venait de la Bible ”, de tout ce qui en elle renvoyait au reste partout ailleurs, je suis allé vers mon bureau et j'ai ouvert le tiroir.
Le papier ne comportait qu'un mot, le reste était des chiffres : “ 1 Paralipomènes, 7 :22-23 ”
— Quoi ?! ai-je demandé à haute voix, mais Vorochilov n'a pas répondu. Il continuait vraisemblablement à chanter.
J'ai dû interroger la Bible. Je suis allé la rechercher, je l'ai ouverte au chiffre indiqué et j'en suis resté pétrifié :
“ Éphraïm se lamenta longtemps sur la mort de ses enfants et ses frères vinrent le consoler. Il s'en fut alors trouver sa femme ; elle conçut un fils qu'il nomma Beria, c'est à dire “ dans le malheur ”. Car “ sa maison était dans le malheur ”
Je me suis laissé tomber dans mon fauteuil : qu'est-ce que Kliment voulait dire par là ? Que Beria était juif, lui aussi ? Et si oui, juif comme qui ? Voulait-il dire que Beria était un présage de “ malheur ” ? Ou que lui, Kliment, et Lavrenti étaient frères ? Ou bien ne voulait-il rien dire ? Et parlait sans vouloir dire...
Que veulent dire les gens d'ailleurs ? Ce José, par exemple ? Se peut-il qu'il ait parlé lui “ aussi ” sans vouloir dire ?
J'ai décroché le téléphone :
— Orlov ! Passe-moi...
— J'écoute, Iossif Vissarionovitch !
— Passe-moi... Ce...
— J'écoute, Iossif Vissarionovitch !
— Passe-moi... Qui donc ? me suis-je demandé en moi-même et j'ai trouvé : Tiens, passe-moi l'écrivain Leonov !
— Tout de suite ?
— Oui, passe-le moi tout de suite ! Tu voudrais peut-être que ça soit dans trois heures ?
Orlov s'est excusé et s'est mis à fourrager dans des papiers.
J'ai à nouveau regardé Nadia. Puis le pommier, derrière la porte.
Et enfin mes propres moustaches, sous mes pieds. Au bout de quelques minutes, Orlov a annoncé :
— Camarade Leonov ? C'est de la part du camarade Staline ! Parlez !
— Du camarade Staline ? s'est écrié l'écrivain effrayé.
— Bonjour, camarade Leonov, ai-je dit. Excusez l'heure tardive, mais je vous téléphone pour vous remercier de votre bon discours au théâtre...
— Camarade Staline ! s'est exclamé Leonov de la même façon qu'on dit “ Seigneur ! ”.
— Un bon discours, ai-je poursuivi. Mais que vouliez-vous dire ?
— Comment ça ? a demandé Leonov à nouveau plein d'effroi. Mais exactement ce que j'ai dit !
— C'est à dire ?
— Que l'heure était venue de calculer le temps de manière nouvelle... A partir de votre naissance...
— Et qu'est-ce qu'on fait du Christ ?
Après un silence à pierre fendre, Leonov a avoué :
— A vrai dire, camarade Staline, je ne me suis pas préparé à une telle question...
— Ce n'est pas bien. D'autant plus qu'il y a quatorze ans, vous ne vous étiez pas préparé non plus. Toujours à propos du Christ... Chez moi... Vous vous souvenez ?
— Et comment, camarade Staline !
— C'est bien que vous vous en souveniez. Je vous recontacterai plus tard. Préparez votre réponse.
— Absolument, camarade Staline ! Je vais absolument me préparer !
— Au revoir ! ai-je dit en raccrochant. Et je me suis demandé ce que j'avais voulu dire par là.
Je n'avais toujours aucune envie de revenir au salon.
— Orlov ! ai-je ordonné en décrochant à nouveau. Passe-moi les communications urbaines !
J'ai repris la feuille de Vorochilov et j'ai composé un numéro à partir de ses chiffes. C'est une petite fille qui a répondu. En larmes :
— Oncle Volia-a-a ?
— Non, ai-je avoué. Ce n'est pas lui... Mais pourquoi pleures-tu ?
— Maman est encore partie ! Je me suis réveillée et elle avait encore disparu.
— Pour aller chez l'oncle Volia ?
— Je ne sais pas... J'appelle chez lui, mais ça répond pas... Mais qui tu es, toi ?
— Et ton papa ? ai-je enchaîné.
— Papa est en mer... C'est le capitaine du “ Joseph Staline ”.
— C'est bien d'être capitaine. Et qui est cet oncle Volia ?
— Il est capitaine aussi. Du “ Mikhaïl Kalinine ”
— Ça, ce n'est pas bien. Le “ Mikhaïl Kalinine ” c'est bien, mais le fait d'être capitaine et de...
— Qui tu es ? Qui c'est qui téléphone ?
— C'est moi. Je dirai à l'oncle Volia qu'il ne fasse plus jamais ça... Et toi, ne pleure plus ! Dors ! Maman va bientôt revenir, tu sais.
Et j'ai raccroché.
J'ai refait un autre numéro à partir des mêmes chiffres.
— Ouais ? a vociféré une voix de basse.
J'ai risqué un “ bonjour ! Bonne fête ! ”
— C'est qui ? m'a-t-on rétorqué encore plus grossièrement. Quelle fête ?
— L'anniversaire du Guide, imbécile ! ai-je répliqué tout interloqué.
— Imbécile toi-même ! a hurlé la voix à l'autre bout du fil. Alors, tu t'es soûlé la gueule, petit merdeux ?
J'ai soupiré, puis j'ai décidé d'être franc là encore :
— Non, j'ai bu de l'“ Ararat ”. Mais je ne suis pas un imbécile. Comme l'a dit le Christ dans le Nouveau Testament “ tout pouvoir m'a été donné au ciel et sur la terre... ”
— C'est ces enculés de Youpins qui boivent de l'“ Ararat ” ! Et les Arméniens, des fois ! On voit bien à ton accent que t'es un Arménien, petit merdeux ! Et, après un moment de réflexion : Ou un Youpin ! C'est à eux qu'est “ donné tout pouvoir ” avec notre Guide !
J'ai encore fait preuve de franchise :
— Mais tu es vraiment un imbécile !
— Va te faire foutre ! a piaillé tout à coup la voix de basse. T'entends ?! Putain, tu sais à qui tu racontes tes conneries, hein ? Tu le sais ?! A un colonel de la Sécurité ! Espèce de merdeux ! On te retrouvera par ton numéro de téléphone ! T'entends ? Avec qui tu parles comme ça, putain, sale Arménien ?! Avec qui ?!
J'ai raccroché. Et à nouveau regardé Nadia.
Dans quatre ans...
Puis je suis resté un certain temps sans bouger et j'ai retourné dans ma tête cette idée de tout à l'heure : les gens parlent sans vouloir dire.... Les gens parlent sans vouloir dire....
Le téléphone a retenti. J'ai eu un sourire amusé : c'était le colonel de la Sécurité ! Il avait retrouvé mon numéro. J'allais décrocher et il me hurlerait : “ Ramasse tes affaires ! ”[50]
Ce n'était pas le colonel, mais le maréchal à la Sécurité. Lavrenti :
— Gamodit ra, Visarionitch, gelodebit ! Tchinelebits dabrundnen... Mgoni, ar blepoben... (Revenez, Vissarionovitch, je vous en prie ! Nous vous attendons tous ! Les Chinois sont de retour eux aussi... A mon avis, ils ne bluffent pas...)
Le jour se lève !
J'ai été de nouveau accueilli par des applaudissements. Et c'est de nouveau Khrouchtchev qui a cessé d'applaudir le dernier. Cette fois-ci parce qu'il avait bu : il n'a même pas remarqué que tous les autres s'étaient calmés.
Mao avait changé de place avec Tchiaouréli. J'ai supposé qu'il désirait me parler du coup de fil de Pékin. Et par conséquent le traducteur et la Française avaient aussi permuté.
José fixait l'espace d'un regard absent comme quelqu'un qui viendrait d'arriver en enfer.
Sans y trouver d'âmes.
Lavrenti, au contraire, souriait comme s'il avait eu en poche un laissez-passer pour le paradis. Sur lequel il aurait eu à rédiger un rapport détaillé. Accompagné d'une proposition de réorganisation.
Je me suis imaginé, je ne sais pourquoi, que moi aussi j'allais avoir à faire une recension pour le lendemain. Sur la scène que j'avais sous les yeux. “ Tout alentour semblait à présent particulièrement stupide ”. Je me redisais cette phrase, je la trouvais biscornue sans pouvoir rien y changer.
L'après-dîner semblait vraiment ne plus avoir de raison d'être. Non pas qu'il aurait fallu y mettre un terme et chasser les convives : arrêter ou prolonger la soirée paraissait tout aussi bête.
Je n'ai rien fait cesser du tout, bien entendu. D'autant plus que l'armoire du temps, derrière José, indiquait que le jour allait bientôt se lever. Je me suis promis que dès qu'il pointerait et que les invités partiraient, je retournerais, avant d'aller dormir, dans la véranda voir le pommier et vérifier que son tronc n'était pas dénudé. Ni ses fines branches.
Beria continuait de sourire et observait ses collègues. Laissant désormais l'initiative à qui voudrait bien la prendre
Personne ne souhaitait le faire. Même pas Khrouchtchev.
Malenkov, toujours assis en face de moi à l'autre bout de la table, me fixait des yeux et battait des paupières. Il s'efforçait de cacher son ivresse. je l'ai interpellé :
— Camarade Malenkov ! Proposez donc un toast !
Malenkov a bondi de son siège, toussé pour se donner du courage et déclaré :
— Camarades ! Joseph Vissarionovitch, avant de se retirer un instant, a dit avec raison que le camarade Papismedov nous avait fait un récit tout à fait exact. Or je l'avais auparavant mal jugé ! Je propose donc de lever nos verres au camarade Papismedov ! Au fondateur du christianisme !
Et au lieu du verre de vin qu'il n'avait pas à la main, il a avalé sa salive.
José a écarquillé les yeux et Beria éclaté de rire.
— Qu'y a-t-il ? lui ai-je demandé.
— Malenkov dit encore n'importe quoi ! Papismedov n'est pas le fondateur du christianisme ! Et je ne compte pas m'associer à un tel toast !
— Comment ça, ce n'est pas le “ fondateur du christianisme ” ? a rétorqué Khrouchtchev en prenant son verre. Mais la rencontre de mon regard l'a refroidi. C'est vrai, ce n'est pas lui !
— Fondateur ou pas, a lancé Molotov reprenant ses esprits, tu ne devrais plus boire, Nikita... Et toi non plus, a-t-il ajouté en direction de Chi Tchjé qui pourtant se tenait tranquille.
Chi Tchjé a sursauté et émis un gazouillement. Personne ne l'écoutait. Non parce qu'il exprimait sa réprobation en chinois, mais parce que chacun était occupé à cacarder. Y compris Boulganine. Chacun sauf Mao et José.
Il s'est formé un grand vacarme qu'Orlov est venu interrompre. La porte s'est ouverte tout grand et il a fait irruption dans le salon en lançant autour de lui des regards inquiets. Mais les invités ne s'en sont rendu compte que lorsque j'ai levé la main pour l'appeler.
Quand il est venu dans ma direction et s'est arrêté devant moi, tous se sont tus.
— Alors, Orlov ?
— Rien, camarade Staline ! Je suis venu parce qu'il y avait beaucoup de bruit !
— Il n'y a rien ? Vraiment rien ? ai-je dit incrédule. Absolument rien ?
Orlov a réfléchi et m'a compris :
— Le jour se lève !
J'ai hoché la tête et j'ai dit à l'adresse de mes invités :
— Camarades, le jour se lève...
Khrouchtchev a applaudi.
— Tu n'as pas compris, Nikita. J'ai dit : le jour se lève... Je propose de nous verser à boire et de porter un toast d'adieux... A nos futures retrouvailles...
Mao et Beria sont restés à leur place, mais tous les autres ont bondi avec joie de leurs chaises. Mikoïan, Molotov et Boulganine étaient très heureux que le dîner prenne fin. Les autres, excepté le commandant, se réjouissaient de boire un nouveau verre. José continuait à ne voir personne.
Mao et Lavrenti se sont levés en même temps que moi.
— A nos futures retrouvailles... ai-je répété pour tout le monde et j'ai trinqué avec José. C'est vrai que nous allons nous retrouver très bientôt tous les deux...
José a approuvé d'un geste, mais c'est Beria qui a répondu à sa place. Tout agité :
— Visarionitch, zeg dasasveneblad vagzavnit. Trimebma dazhines ! (Nous l'envoyons après-demain se reposer, Vissarionovitch. Les médecins insistent !)
— Demain alors... ai-je proposé.
— Khval tkven isvenebt da store aketebt ! (Mais demain c'est vous qui vous reposez et vous avez bien raison !) a dit Beria refusant de s'avouer vaincu.
— Nous verrons, ai-je répondu, me tournant vers Mao.
Qui se tendait vers moi pour trinquer. J'ai reculé mon verre :
— Pour le moment, nous ne nous disons pas au revoir, vous et moi... Restez encore un instant si vous n'avez pas trop sommeil...
— Bien zûr, nous zallons rester ! a accepté Chi Tchjé. Nous zavons auzzi des chozes à dire !
Les gens ont trinqué avec moi et m'ont salué par ordre alphabétique.
Beria a trinqué le premier mais a quitté le salon en bon dernier.
En trinquant, il a fait trois déclarations. Dans 70 ans, en l'an 140 de mon ère, ce serait lui qui serait le tamada lors de mon dîner d'anniversaire. Demain il m'apporterait des khatchapouri[51] que Nino aurait faits selon la recette de Keke. Il allait à présent ramener José à la clinique, rentrer chez lui et poursuivre la fête avec les autres invités géorgiens.
Boulganine a promis de se souvenir de cette journée toute sa vie.
Vorochilov garanti que ça ne serait pas long.
Kaganovitch prétendu qu'il était fier plus que tout autre de son amitié avec moi.
Malenkov s'est excusé pour l'expression “ fondateur du christianisme ”.
Mikoïan a avoué que le bruit l'avait empêché de bien entendre Malenkov, mais que José lui semblait être quelqu'un de bien et la Géorgie un pays de fondateurs.
Molotov m'a assuré qu'il voyait en moi non seulement le chef du peuple soviétique, mais celui de toute l'humanité affamée.
Khrouchtchev, après s'être excusé, est passé aux aveux. Il s'est excusé d'avoir refusé à José le titre de fondateur, et a avoué que s'il n'avait pas été stalinien, il serait devenu chrétien.
Tchiaouréli a dit qu'il voulait bien croire Khrouchtchev à qui son amour de la vodka aurait de toutes façons fermé les portes de la religion musulmane. Et il a dit aussi qu'il avait vu ma casquette accrochée à la porte de l'entrée et qu'il aimerait l'emporter en souvenir. Et pas pour lui seul.
Je l'y ai autorisé et Michèle s'en est réjouie encore plus que lui. Et m'a embrassé au nom de l'Europe reconnaissante.
Valietchka s'est précipitée dans l'entrée.
De quelle
couleur teintaient-ils leurs dents ?
Dès que nous sommes restés seuls, Mao s'est montré agité. Il a d'abord descendu un verre de jus de grenade, puis il m'a fait dire qu'il voulait me communiquer une choze trèz importante. Conzernant la Corée.
— Permettez-moi, camarade Mao, d'être le premier à vous faire part d'une information. Puisque c'est mon anniversaire... Et que je suis un homme âgé... Concernant le Japon.
Mao a souri et donné son accord.
— Nous sommes des Guides, vous et moi, ai-je déclaré. Ce qui veut dire que nous nous devons de ne pas commettre d'erreurs. Et si jamais nous en commettons, eh bien souvenons-nous que nous sommes aussi des communistes. C'est à dire : admettons nos erreurs et corrigeons-les...
Mao a approuvé d'un haussement d'épaules.
— Je viens de beaucoup réfléchir à notre ami japonais, le camarade Nosaka. J'en suis venu à me dire que vous et moi avons tort et qu'il a raison.
Mao a écarquillé les yeux et échangé un regard avec Chi Tchjé.
— Oui, ai-je confirmé, Nosaka a raison : rien ne sert de se précipiter, personne n'échappera au communisme. Pas même les Japonais. Avec le temps, les camarades japonais s'empareront pacifiquement du pouvoir. Par les urnes. Et non sur les barricades. La précipitation et les barricades auraient des conséquences fâcheuses. Car enfin, il y a les Américains au Japon et il serait dangereux de les énerver. Je pense qu'il est inutile d'obliger le camarade Nosaka à fomenter un soulèvement...
Comme je m'en doutais, Mao a commencé par perdre l'usage de la parole. Il a soudain oublié que tout le monde était parti et s'est brutalement retourné pour regarder autour de lui. Deux fois. Ne rencontrant nul soutien, il s'est finalement vu dans l'obligation de parler.
Il s'est plaint d'une voix forte et hystérique. A son traducteur. Comme s'il avait eu affaire à Mao Tsê-Tung. Chi Tchjé hochait sa minuscule tête tandis que ses yeux m'exprimaient son émotion.
Quand Mao s'est tu, le traducteur m'a déclaré que le prézident Mao n'avait jamais rencontré ni eu le moindre contact avec le camarade Nosaka.
Et qu'il n'avait jamais parlé à qui que ze zoit d'une insurrection communizte au Japon. Que ze n'était pas lui qui avait abordé la queztion, mais moi. Le camarade Staline. Avec le camarade Nosaka. Et d'autres camarades.
Et que le camarade Staline avait auzzi dit à tous les camarades qu'il ze foutait des Américains. Et que z'ils ouvraient leur gueule, ils se prendraient un Harmagedôn. Et que...
J'ai sourcillé et le Chinois s'est arrêté net.
— Vous avez raison, camarade Mao. Vous n'avez rien dit, mais j'ai estimé qu'étant mon allié, vous étiez d'accord avec mes propos...
Mao m'a coupé la parole, dévoilant ainsi ses dents vertes :
— Bien zûr que je zuis d'accord !
— Laissez-moi parler, camarade Mao... Nous sommes obligés de tenir compte de la dialectique.
Mao m'a tout de même interrompu :
— Mais qu'est-ze donc qui a changé ? Rien !
— Ce qui a changé, c'est que je crains qu'un Harmagedôn ne résolve rien... Ce n'est pas sérieux... Et les Japonais n'ont qu'à se débrouiller tout seuls...
Mao n'en croyait pas ses oreilles, devenues encore plus rouges que le reste de sa citrouille.
— Alors là, je vous interromps, camalade Staline ! Zans notre aide les Japonais zont incapables de ze débrouiller ! Nous les connaizzons mieux ! Ils n'ont jamais fait confianze à quoi que ze zoit de naturel. Avant, ils ze coloraient même les dents. Ils veulent tout embellir ! Les hommes japonais ont peur de l'excitation ! Qui leur fait perdre le contrôle ! Ils zont, camarade Staline...
Cette fois-ci, c'est moi qui suis intervenu :
— Et de quelle couleur teintaient-ils leurs dents ?
— Comment za, de quelle couleur ? En vert, bien zûr ! Mais quel est le rapport ?
— C'est bien ce que je dis : ça n'a aucun rapport...
Mao en a été refroidi et il s'est rendu compte que les Japonais n'avaient vraiment aucun rapport.
Le silence qui s'est installé a été rompu par l'horloge. Six coups.
Puis, surgie d'on ne sait où, la mouche de tout à l'heure est réapparue, a reconnu Mao et fondu sur lui. Mais peut-être s'agissait-il d'une autre mouche. Qui lui ressemblait. Et n'avait donc pas pu le reconnaître. Mais avait été attirée elle aussi par sa citrouille.
Valietchka est alors entrée à pas de loup dans le salon.
Cette fois-ci, Mao n'a pas daigné la regarder. Il a fini par dire :
— Je crois, camalade Staline, que vous êtes déjà au courant de ma converzation avec le camalade Chou. Et il me zemble que vous ne vous doutiez pas que les Américains feraient auzzi vite prezzion zur nous par l'intermédiaire de la Corée. Et vous avez un peu... Non, vous n'avez pas eu peur... Simplement, vous préférez peut-être réfléchir... Encore un peu ! Mais le temps prezze !
J'ai décidé de garder le silence. Mao a aussitôt enchaîné :
— Conzidérez, camalade Staline, que zi les Américains mettent le grappin zur toute la Corée, vous et nous zerons menazés. Je vais encore vous parler de dents. Z'ils z'emparent de la Corée, nous aurons très froid aux dents, comme zi nous avions la lèvre déchirée ! Nos dents, camarade Staline...
— Ce n'est pas aux dents que je pense, Président, mais à tout le reste d'un homme. Mais je comprends que vous vous souciiez des dents... Et c'est bien pour ça que je vous conseille de retirer vos troupes.
Mao a soupiré et chassé la mouche de son potiron :
— Il faut vaincre le mal, camalade Staline, et non le prendre zur zes épaules et permettre ainzi aux zautres d'en créer un nouveau... Votre Maître ne m'a pas plu, il...
Je l'ai tout de suite arrêté :
— Mon Maître ? Quel Maître ?
— Bon, pas le vôtre, mais celui dont tout le monde a parlé ici aujourd'hui. Il ne m'a pas plu. Quoique commandant, c'est une belle réussite !
— Une belle réussite ? ai-je répété.
— Très belle ! Moi auzzi je l'ai cru, mais ze n'est pas du tout important ! Il peut nouz aider beaucoup !
— Exact, ai-je approuvé.
— Mais votre Maître ne m'a pas plu. Ni l'amour, ni l'inaction, ni les sermons ne sauveront le monde du mal ! Il n'y a que l'action et la forze qui vaillent !
—En effet, ça ne sauvera pas le monde. Mais la force le sauverait ?.
— Il n'y a rien d'autre !
— S'il n'y a rien d'autre, alors vaut-il la peine de le sauver ?
Mao a réfléchi. Puis il a trouvé une réponse :
— Mais que faire d'autre alors ?
Je n'ai rien dit.
— Je parle de vous et moi. Des gens comme nous, a précisé Mao. Que faire ? Zi nous restons à nous tourner les pouzes comme tous lez autres, alors non zeulement le mal ne disparaîtra pas, mais il augmentera !
— Vous êtes un jeune homme...
— Qui a pris des lezons auprès de vous ! m'a lancé Mao. Z'est vous mon Maître... Mais voilà que tout à coup vous... Vous vous mettez à dire tout à fait autre chose...
— Oui, je dis autre chose : vous êtes un jeune homme. Vous pouvez vous permettre une nuit blanche... Et moi pas...
Et j'ai quitté bruyamment mon siège.
Mao s'est levé à son tour. Sans bruit. Il s'est approché tout près et m'a posé la main sur l'épaule. Ses yeux jetaient des étincelles d'acier. Puis il s'est tourné vers le traducteur et a émis quelques courtes phrases...
Pendant leur traduction, Mao a conservé la main sur mon épaule d'un geste protecteur et m'a regardé comme s'il me voyait pour la première fois :
— Je vous comprends. Vouz avez bezoin de vous coucher. Et de continuer à réfléchir. Mais faites-nous au moins une promezze. Si vous ne zouhaitez pas que l'Amérique penze que vouz êtes avec nous, alors promettez-nous autre chose. Promettez de nous vendre dez armes. De nous les vendre, pas plus. Comme eux le font avec tout le monde. Nous les combattrons tout zeuls !
Après un bref silence, j'ai retiré sa main de mon épaule et j'ai “ promis autre chose ”. :
— Je promets de réfléchir... Et je me suis tourné vers Valietchka : Valentina Vassilievna, dites à Orlov qu'il mette une voiture à la disposition du camarade Mao. Il veut rentrer...
Tout cela
est pire qu'un pommier...
Resté seul à seul avec l'armoire du temps, je me suis livré, comme promis, à la réflexion. Pas sur les armes. J'allais, bien entendu, en vendre au Chinois. J'ai réfléchi au fait que tout en comprenant la justesse de ma propre conception, je ne pouvais la suivre.
Il me semblait que j'étais habité par quelqu'un. Qui me privait de volonté. Et me rendait vulnérable. Faible comme les autres hommes.
Je reconnaissais que la visite de José y était pour quelque chose. Ainsi que la confirmation de mes soupçons sur le Maître. Mais c'était précisément cela qui me désemparait. Dieu se trouvait ravalé au rang d'un homme et contre toute attente cela m'ôtait ma force.
Celui qui semblait plus fort que moi se révélait plus faible que lui-même. Mais au lieu de s'en trouver raffermie, mon âme en éprouvait de la crainte. Je lui découvrais quelque chose qui m'était totalement étranger : le désarroi.
Celui qui était pleinement dieu se révélait tout aussi pleinement homme. J'ai eu pour la première fois de ma vie la conviction que j'étais plus fort que le Maître. Mais au lieu de m'en réjouir, je me suis senti désemparé.
S'agissait-il donc d'un vieillissement brutal ? Trop brutal : une seule soirée avait suffi. Quelques heures. Oui, c'était bien ça. Car Mao lui aussi s'était senti aujourd'hui plus fort que son Maître, plus fort que moi ; mais contrairement à moi, cela lui avait conféré plus d'aplomb, de résolution.
Il s'était même surpassé : “ Nous les combattrons tout zeuls ! ”
Le Chinois a raison : la vérité est dans la force. Chose dont j'ai toujours été plus doté que les autres. Mais à présent quelqu'un d'autre, celui qui s'était insinué en moi, empêchait ma propre force d'accéder à moi. Il ne se l'accaparait pas, non, c'était autre chose : il l'égarait en moi.
Et cela n'avait pas pour résultat de m'affaiblir, non. C'était autre chose : je sentais ma force égarée. Elle ne s'était pas enfuie, elle était bien restée en moi, mais je ne savais où.
Le plus incompréhensible était aussi le plus effrayant : je ne ressentais aucune animosité envers l'ennemi qui s'était installé en moi. Au contraire, je lui souhaitais... un bon séjour. Et même la victoire.
Sur Mao.
Sur moi-même.
Sur tous les hommes.
J'ai répété la dernière phrase à voix haute et elle m'a frappé. Par sa vérité soudain révélée. Oui, sur tous les hommes.
Sur l'homme.
Car l'homme est habité par Satan. Qui lui a inculqué que lui, l'homme, était plus pur, plus juste et plus fort que.... lui-même, l'homme.
Qu'il y a en lui, comme dans tout ce qui existe, le bien et le mal. L'ange et le diable. Et qu'il est capable de choisir entre eux. De gagner le salut.
Et qu'il faut choisir le bien. Et puis se battre pour lui. Contre soi-même. Contre le monde environnant. Contre tout ce qui existe.
Se battre pour le Salut.
Le Salut de quoi . Et par rapport à quoi ?
Se sauver de soi-même ? Ou des autres ? Ou sauver les autres de soi-même ?
Satan se tait. Son rôle est de vous habiter, et non de répondre aux questions. Son rôle est d'inculquer ce qui l'intéresse grâce à ce séjour en vous.
Inculquer que l'essentiel est d'être en vie. Et qu'être en vie cela signifie avoir de la force et la cultiver. Car sans elle, impossible de lutter. Contre soi-même notamment. Contre tout ce qui existe. Sans elle, impossible de déraciner le mal.
Et que l'homme est meilleur que lui-même. Et les cieux meilleurs que la terre. Et qu'on ne peut simplement y séjourner comme y séjourne simplement un pommier. Et tout ce qui sur terre n'est pas l'homme. Y séjourner simplement est bas. Et c'est pourquoi le séjour sur terre doit être une bataille pour s'élever aux cieux. Bataille avec soi-même. Avec tout ce qui existe.
Salut.
Royaume des cieux.
Jérusalem nouvelle.
Rêve.
But.
Espoir.
Lutte contre Satan...
Tout cela, c'est l'homme. Royaume de Satan. Suppôt de l'enfer.
Tout cela, finalement, est pire, bien, bien pire qu'un pommier.
Le temps
était — comme un présage...
...Mon hôte, Celui Qui siégeait en moi ne me murmurait rien de tout cela. Il était seulement en moi. Et par son séjour il me cachait ma propre force. Toutes ces pensées, je le reconnaissais, avaient surgi dans ma tête à la faveur du sentiment d'impuissance qui m'avait envahi.
Cependant cette impuissance n'était pas de la faiblesse, mais autre chose. Une force autre. Celle-là même qui rendait intérieurement ma propre force inutile. Celle d'avant. Laquelle s'était égarée en moi justement parce qu'elle m'était devenue soudain inutile.
J'ai regardé autour de moi. Le salon était silencieux. Sans mouvement. Seul le balancier de l'armoire du temps s'agitait, perforant de son tic-tac le voile compact du néant.
Je me suis souvenu de la question que je m'étais posée : entre quels pôles le balancier de la compréhension de la vie oscillait-il ?
A mi-chemin entre l'horloge et moi se trouvait la chaise sur laquelle avait été assis José. Elle était vide. José était parti. Était-il parti ou bien m'habitait-il ? A côté de sa chaise vide, il y en avait une autre. Également vide. Lavrenti était-il parti ou bien m'habitait-il ?
J'ai tourné la tête de l'autre côté. Mao était-il parti ou bien m'habitait-il ?
Tout l'univers me semblait tout à coup calme et vide. Rien, excepté une myriade de chaises vides. Tout le monde s'était envolé. Avait disparu dans un Harmagedôn subit et insonore.
Il ne restait que moi... Mais avaient-ils tous disparu ou bien m'habitaient-ils ?
Le balancier de la compréhension de la vie oscillait à présent entre deux réponses identiques.
J'ai eu froid tout à coup. Je me suis lentement levé, je me suis retourné pour regarder ma chaise — vide à présent, elle aussi — et je suis allé vers mon bureau. Mao avait raison : j'avais bezoin de me coucher. Mais je n'avais pas de lit.
Juste un divan. Que j'ai regardé, cherchant des yeux le plaid bleu. De Churchill.
Il traînait sur le dossier. Je l'ai secoué et me suis souvenu du pommier. Je me suis dirigé vers la porte du jardin et j'ai collé le nez à la vitre.
Non, il n'avait pas froid. La toile n'avait pas de nouveau été arrachée de ses fines branches par le vent. Il s'était calmé.
Il tombait désormais une neige épaisse, tranquille, régulière, des aiguilles droites et blanches entre un ciel blanc et une terre blanche.
Comme les filets de pluie dans le désert de Qumrân. Qui l'unissaient au ciel délavé le jour même où le Maître s'était installé en José. “ Le temps était comme un présage ” me suis-je souvenu...
Souviens-toi de toi-même, Sauveur !
Je me suis assoupi et j'ai vu le Maître. Tel qu'il m'était apparu dans mon enfance. Sur la croix. Une couronne d'épines sur son front ensanglanté. La tête inclinée. Les pommettes saillantes. Les lèvres sèches. Des paupières à demi closes. Qu'il n'ouvrirait que tout à la fin. Pour lever les yeux au ciel, dire en expirant “ c'est achevé ! ” et laisser retomber sa tête sur sa poitrine.
Sauvant l'humanité.
Tout m'est apparu de la même façon. Il avait laissé retomber sa tête, expiré et sauvé l'humanité...
Mais il n'y a pas eu le tonnerre de mon enfance. Ni l'averse. Et “ le voile du Sanctuaire ” ne s'est pas “ déchiré en deux ”. Et les rochers ne se sont pas “ fendus ”. Il n'y a rien eu de tout cela.
Le temps a passé.
La foule autour de la croix s'est dispersée. La lumière du ciel a rapidement baissé. Et quand il a fait tout à fait sombre le Maître a soudain levé les paupières et roulé des yeux d'un air fourbe. Tout était calme et désert alentour. Il a ouvert les yeux tout grand et eu un regard malicieux !
Il ne m'a pas vu. Parce que je le regardais de l'intérieur. Non de l'intérieur de moi-même, mais de l'intérieur de lui-même. Je le regardais droit dans les yeux et j'en suis resté médusé : c'étaient les yeux de José !
J'ai bondi du divan, rejeté le plaid et je suis resté debout sur le tapis, pétrifié. Craignant de bouger le petit doigt. Et même de respirer. Car je n'étais pas seul. J'étais habité par satan. José !
Ils m'avaient trompé ! José et Lavrenti ! Ils m'avaient privé de ma force ! Ils avaient fait entrer satan en moi ! Ils m'avaient inculqué qu'il n'y avait pas de Salut ! Pas de Royaume des cieux ! Pas de lutte ! Pas de bien et de mal ! Rien !
Pas d'Harmagedôn !
... Je me suis astreint au calme. J'ai regardé Nadia. Puis je suis allé vers la cheminée et me suis versé de l'“ Ararat ”. J'ai bu et je m'en suis resservi un verre. Puis un autre.
Je suis alors revenu m'asseoir sur le divan...
Tout était simple : satan ne voulait pas de Hargamedôn et s'était installé en moi. Sur ordre de Lavrenti...
Qui un jour, plus tard, après s'être vainement rué sur le trône, ferait courir la légende que le Christ était entré en moi, comme en tout un chacun, m'avait subtilisé ma propre force et avait accompli par là la volonté divine, sauvé l'humanité...
Et que c'était lui, Lavrenti, qui me l'avait envoyé.
J'ai alors retrouvé une respiration régulière. Et mon calme intérieur. José s'était tapi dans un coin et retenait lui-même son souffle. Il comprenait que sa fin était venue. Que le mal aussi prenait fin dans le monde. Que Lavrenti et lui n'avaient pas réussi à m'attacher les mains au transept du poteau.
Il voyait bien que je ne pouvais pas oublier le peuple. Je ne pouvais pas l'abandonner à son sort. Je ne pouvais pas ne pas le sauver.
Comme l'enseignait le Maître : “ N'allez pas croire que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive ! Qui aura perdu son âme à cause de Moi la trouvera ! ”
J'ai ri en imaginant le regard de José quand je le convoquerais ici après mon somme et que je lui parlerais du glaive. J'allais suspendre ce glaive au-dessus de la tête de Lavrenti ! Et de tous ceux qui ne voulaient pas ou craignaient le Salut !
J'ai senti un bien-être m'envahir. Je percevais la grandeur fatale de cet instant. J'ai eu envie de me dire quelque chose pour la légende à venir...
— Souviens-toi de toi-même, Sauveur, après la tentation de satan ! ai-je marmonné. A la veille du Salut ! A la veille d'Harmagedôn !
J'ai tout de même laissé échapper un ricanement. Puis j'ai ôté ma vareuse et mon pantalon. Je suis retourné à la porte de la véranda, je me suis vu reflété dans la vitre et j'ai encore ricané : regardez-moi ces jambes tordues, ce caleçon bleu marine et ce ventre boursouflé de Sauveur de soixante-dix ans !
...Recouvert du plaid de Churchill, je me suis endormi comme un enfant bienheureux à la veille d'une grande fête. Un enfant qui aurait emporté dans son rêve tous ses jouets.
Là-haut, l'éternité recommençait...
Tout ce qui m'est arrivé ensuite s'est déroulé très vite.
Y compris ce qui s'est produit en rêve.
J'ai vu toute l'humanité en rêve. Pas le globe terrestre, mais le peuple. Ensemble, tout à coup, je l'ai vu descendre pour l'occasion. Dans les airs. Et rester suspendu au-dessus de la terre dans un grand rayonnement de lumière dorée. Et ce n'était pas seulement des projecteurs comme aujourd'hui au Kremlin, mais des flèches célestes. Divines.
Et le peuple du monde entier, redressant la tête, m'a adressé ce même regard admiratif qu'avaient les gens, hier soir sur la place Rouge, lorsqu'ils regardaient mon visage suspendu dans le ciel à d'invisibles aérostats. Un regard empli d'amour, d'abnégation et d'espoir de salut.
“ Le peuple me fait pitié ”. J'ai à nouveau entendu la phrase murmurée par Nadia. Et comme tout à l'heure, je lui ai chuchoté en réponse cette vérité : “ Il ne fait pitié que si je le prends en pitié... ”
A ces mots, j'ai agité le petit doigt et la grande bataille s'est déchaînée près d'Harmagedôn, là où satan avait depuis longtemps convoqué tous les rois de la terre accompagnés de leurs innombrables troupes.
Parmi eux se trouvaient aussi tous mes ennemis, vivants et morts. Tous montaient des chevaux noirs. Tous, du premier jusqu'au dernier : du hiéromoine Mourakhovski de notre séminaire jusqu'au commandant Papismedov.
Aucun bruit au-dessus de moi ne me parvient. Je ne fais que voir le grand combat. Je vois les chevaux blancs l'emporter sur les chevaux bais. Et les cavaliers blancs massacrer les noirs. Un sang écarlate jaillit, formant une large rivière qui se jette dans la mer bleue. Et la mer vire au rouge. Et plus le flot de sang grossit et moins il reste de cavaliers noirs.
A l'approche de la victoire, toutefois, le doute m'a brusquement saisi. Non pas sur l'issue du combat, mais sur son dénouement aisé. Je ne peux jusqu'à présent m'expliquer les raisons de ce doute.
C'est probablement parce qu'au milieu de mes cavaliers blancs, j'ai soudain aperçu la citrouille jaune de Mao et Klim Vorochilov, avec sa lèvre inférieure agrémentée d'un furoncle.
La bataille cependant touchait à sa fin. Une fin différente. Grandiose. Les rangs des cavaliers noirs étaient déjà fort clairsemés lorsque les cieux se sont ouverts et qu'une voix a clamé : “ Allez, répandez sur la terre les sept coupes de la colère de Dieu.. ”
Et la terre entière a été détruite. Et toute île a pris la fuite et disparu...
Quand la fumée s'est dissipée, le peuple, en dessous de moi, avait disparu. Le silence régnait. Et la terre n'était d'un bout à l'autre qu'un immense terrain vague. Envahi par une herbe noire et sèche.
Mais ce silence n'a pas duré une éternité. Le son d'une flûte a retenti dans le lointain. Quand il s'est enhardi, j'ai distingué des mots familiers. Joués par la flûte elle-même. Les mots de mon premier poème. “ Vards gaepourtchkna kokori... ”
La rose a donné un bouton, blotti contre le bleu de la violette,
Le muguet s'incline sur le gazon, le vent léger lui fait tourner
la tête...
Et en dessous de moi, le terrain vague a frémi et s'est métamorphosé en pré. Et ce pré a fleuri de toutes les fleurs et de toutes les couleurs grisantes du monde. Et la grâce divine est descendue sur lui. Le Salut. Le royaume des cieux. Et ces couleurs et ces sons ont réchauffé mon âme. Ils l'ont emplie. Et elle a cessé d'être vide...
Je me suis éveillé à deux heures passées de l'après midi.
Je me suis redressé et j'ai tendu la main vers le téléphone sur le petit meuble.
— Orlov ? Je ne reconnaissais pas sa voix.
— Pas du tout, Ossif Vissarionytch ! Orlov est à l'autre téléphone. Bien le bonjour ! C'est moi, Vlassik.
— Tu as donc passé la nuit chez moi, Nikolaï Sidorovitch ?
— Absolument, Oseph Vissarionytch ! C'était une telle journée !
— Comment ça ?
— Une journée historique, Oseph Vissarionytch !
— Et alors, Vlassik, tu t'es mis au sec après la journée “ historique ” ?
— Absolument !
— Et comment se présente la journée non historique d'aujourd'hui ?
— Historique tout de même, Oseph Vissarionytch ! Puisque aujord'hui est le tout premier jour qui suit une journée historique !
— Je ne t'ai pas dit aujord'hui, mais aujourd'hui !
— Mes excuses, Oseph Vissarionytch !
— Je te demande s'il s'est passé quelque chose !
— Lavrenti Palytch a appelé deux fois. Et puis aussi de la part du camarade Mao. Deux coups de fil également.
— Bon. “ Aujord'hui ” je comptais me reposer, Nikolaï Sidorovitch, mais ça ne va pas être le cas. Rappelle les Chinois et invite-les pour sept heures. Non, pour neuf heures. A sept heures ce sera Lavrenti. Mais présente-lui la chose comme ça : pas de khatchapouri et il me faut le commandant Papismedov. Compris ?
— Tout à fait, Oseph Vissarionytch !
J'ai raccroché. Je me préparais à mettre le pied à terre et aller regarder le jardin, mais je n'en ai pas eu le temps. Le téléphone a sonné.
— Qu'y a-t-il encore, Vlassik ? ai-je demandé en prenant l'écouteur.
— C'est Orlov, camarade Staline !
— Eh bien ?
— Je viens de parler au camarade Beria. Il a appelé deux fois.
— Je sais. Pas de khatchapouri.
— Les khatchapouri, c'était la première fois. Maintenant c'est à propos du commandant d'hier.
— Et alors ?
— Le commandant est mort, camarade Staline.
J'ai pris le combiné de l'autre main :
— Quoi ?
— Le commandant Papismedov s'est suicidé, camarade Staline. Le commandant Papismedov s'est empoisonné.
J'ai à nouveau changé le combiné de main :
— Empoisonné ? Qui te l'a dit ?
— Le camarade Beria.
— Beria ?
J'ai reposé le combiné sur le meuble. Puis je me suis levé.
Je suis allé à mon bureau prendre une papirosse. Je l'ai allumée.
Arrivé à l'estomac, le mélange de fumée et d'air a soudain perdu de sa force, il s'est amenuisée, tapi. Il n'est pas ressorti. Une fois mon étonnement passé, j'ai pris peur et j'ai voulu fébrilement l'expulser, mais il ne s'est pas laissé faire.
J'ai aussitôt commencé à étouffer.
Je me suis donné plusieurs coups de poing dans le ventre.
Puis dans le dos. En moi, tout s'est mis instantanément à enfler. J'ai eu une pensée fugitive : “ C'est la fin ! C'est donc si simple ? ”
Il était vexant de penser que c'était justement à partir d'aujourd'hui que j'avais décidé de ne plus fumer. Je l'avais promis à ma fille. Pour vivre plus longtemps.
Et encore plus vexant de se dire que les derniers sons que j'aurais prononcés avaient la même simplicité : “ Beria ”.
C'est une fois de plus Nadia qui m'a sauvé. Quand je lui ai lancé un regard il m'a semblé que ses lèvres murmuraient : “ Encore quatre ans... ”
— Oui ! lui ai-je juré. Et j'ai eu un accès de toux : oui !
Comme solidifiée, la bouffée de fumée s'est trouvée propulsée hors de ma bouche, accompagnée d'un épais crachat de sang...
Reprenant mon souffle, j'ai fait un signe à Nadia et me suis mis à arpenter la pièce. Piétinant les moustaches du tapis de Bakou.
Je suis revenu m'asseoir sur le divan et j'ai repris le téléphone :
— Pourquoi Lavrenti t'a-t-il annoncé ça à toi, Orlov ?
— Ce n'est pas à moi qu'il l'a annoncé, camarade Staline. Il m'a chargé de vous dire qu'il ne pouvait pas venir. Parce qu'il s'est rendu sur place... Mais pourquoi avez-vous cette respiration, camarade Staline ? Si pénible...
J'ai hurlé :
— Sur place ? Où est Beria ?
— Sur les lieux de l'accident, camarade Staline ! Du suicide.
— C'est lui qui a dit “ suicide ” ?
— Oui, camarade Staline.
Je me suis donné l'ordre de me ménager.
— Coupe, Orlov ! ai-je dit à voix basse.
Je suis resté longtemps sur le divan, le combiné à la main. En caleçon. Le froid m'a aussitôt envahi. Au début je ne l'ai pas perçu, seul existait la douleur à la jambe. Mais elle a remonté lentement. De la cheville à la hanche. Et plus haut, cette fois-ci. Jusqu'au ventre.
J'étais tout transi. Je me suis emmitouflé dans le plaid. Puis, avant d'aller vers la porte du jardin, j'ai donné un coup de récepteur sur le support du téléphone :
— Qui est à l'appareil ?
— Vlassik, Oseph Vissarionytch ! Et il a ajouté en riant : tout à fait sec.
— Tu es bête, Vlassik ! ai-je répondu. Et pas la peine d'appeler les Chinois !
— C'est déjà fait, Oseph Vissarionytch !
— Annulé...
Puis je me suis dirigé vers la porte de la véranda.
J'ai embrassé du regard tout ce qu'on voyait à travers.
La neige continuait à tomber, lentement, paisiblement. Si lentement et paisiblement qu'elle devait à présent tout recouvrir. Le monde entier.
Sur le rebord du pot de terre cuite du pommier se trouvaient toujours les écureuils. M'apercevant, ils ont bondi sur leur arrière-train, étirant le long du corps leurs pattes avant et clignant des yeux.
J'ai posé mon front contre la vitre glacée et je me suis regardé avec les yeux de mes écureuils. C'était Staline ! Un vrai dieu ! Le maître des cieux ! Dans lesquels il flottait aujourd'hui, nimbé de lumière ! Bien au-dessus des vrais hommes. Auxquels il a promis le Salut...
C'est Joseph Vissarionovitch Staline !
C'est bien ça. C'est moi, Staline.
Les écureuils ne faisaient pas que m'admirer, ils s'inquiétaient aussi pour moi. Ils craignaient qu'il ne m'arrive encore quelque chose.
Mais le mal s'était déjà produit. Le pire des maux. Car la défaite est plus terrible que la mort. Après la mort, pas besoin de vivre. Plus rien à craindre.
A l'exception de ce qui est arrivé au Maître. A l'exception de la résurrection.
Les écureuils ont cessé de respirer.
— Annulé, leur ai-je répété, mais ils n'ont pas compris.
— Il n'y aura pas de Salut ! ai-je expliqué et j'ai levé les yeux au ciel.
Là-haut, de façon à nouveau inespérée, l'éternité recommençait...
[1] Lev Davydovitch Trotski. Il choisit de se faire appeler à la russe, c’est à dire par ses prénom et patronyme. Lev (Léon) est la variante russe du prénom juif Leiba. (N. d. T. )
[2] Marque de voiture fabriquée à Moscou et dont le sigle signifie Usine Staline. (N. d. T. )
[3] Vlassik déforme le prénom de Staline ; par contre la réduction du patronyme (ici, de Vissarionovitch enVissarionytch) est très fréquente dans la langue parlée. (N. d. T. )
[4] Sommet du Caucase géorgien, 5033 m. (N. d. T. )
[5] Beria. (N. d. T. )
[6] Marque de papirossi. Nous avons gardé les termes de "papirosse", pluriel "papirossi" pour désigner la cigarette russe à embout de carton. (N. d. T. )
[7] Membre de la Tchéka, nom porté par la police politique au lendemain de la révolution bolchevique. (N. d. T. )
[8] Fils de Staline et de Nadejda Alliluyeva. (N. d. T. )
[9] Prénom de femme typiquement paysan dont Staline affuble Malenkov. (N. d. T. )
[10] Jeu de mot : le nom de famille Kamenev est formé sur kamen qui signifie pierre. (N. d. T. )
[11] Vladimir Ilitch Lénine. (N. d. T. )
[12] Ter-Petrossian surnommé Kamo, un des bolchéviks de la première heure, auteur de nombreuses attaques à main armée pour renflouer les caisses du Parti. Arrêté, il simula avec succès la folie afin de connaître l’asile d’où il lui fut plus aisé de s’échapper. (N. d. T. )
[13] Ce mot reprend la terminologie qu'utilisait, enfant, la fille de Staline lorsqu'elle parlait avec son père. (N. d. T. )
[14] Paulina Sémionovna Molotova, femme de Molotov, condamnée en 1948 à la déportation. Elle passa quatre ans au Kazakhstan, de 1949 à 1953. (N. d. T. )
[15] Maria Anissimovna Svanidzé, chanteuse d’opéra, épouse d’Alexandre Svanidzé, frère de la première femme de Staline, directeur de la Banque du commerce extérieur. Le couple fut déporté, et Svanidzé fusillé en 1942. (N. d. T. )
[16] Ekaterina Svanidzé, morte prématurément. (N. d. T. )
[17] Nom que portait Staline quand il militait dans la clandestinité pour le parti bolchévik
[18] La seconde femme de Staline se suicida en 1932. (N. d. T. )
[19] Signe de respect. (N. d. T. )
[20] Poète révolutionnaire qui se suicida en 1930. (N. d. T. )
[21] Maïakovski avait stigmatisé le suicide du poète Essénine en 1926 en ces termes : “ En cette vie il n’est pas difficile de mourir , il est plus difficile de vivre ”. (N. d. T. )
[22] Rivière du Caucase. (N. d. T. )
[23] Membres d’un parti nationaliste arménien formé dans les années 90 du XIXème siècle. (N. d. T. )
[24] Le personnage parodie ici l’accent arménien en russe. (N. d. T. )
[25] Vers de Mandelstam qui servirent de prétexte à son arrestation. (in Ossip Mandelstam. Poèmes. Editions Radouga. Moscou, 1991. Traduction de Michel Aucouturier. )
[26] Cette phrase utilise certains des Distiques sur Staline de Mandelstam. Lu à quelques personnes, le poème fut la cause immédiate de la première arrestation de l'écrivain en 1934. Voici l'extrait en question :
Quand sa moustache rit, on dirait des cafards,
Ses grosses bottes sont pareilles à des phares.
Les chefs grouillent autour de lui — la nuque frêle.
Lui, parmi ces nabots, se joue de tant de zèle.
L'un siffle, un autre miaule, un autre encore geint —
Lui seul pointe l'index, lui seul tape du poing.
(in Ossip Mandelstam. Tristia et autres poèmes. Poésie Gallimard. 1982. Traduction François Kérel). (N. d. T. )
[27] Dans les banquets géorgiens, sorte de maître de cérémonie qui prononce de longs toasts fleuris. (N. d. T. )
[28] Ancien couvent de Saint-Pétersbourg où Lénine installa son état-major durant la révolution d’octobre 1917. (N. d. T. )
[29] Nadejda Kroupskaïa, femme de Lénine. (N. d. T. )
[30] “ Lénine est vivant, Lénine sera toujours vivant ”, “ Lénine est avec nous ”, slogans soviétiques fréquents . (N. d. T. )
[31] Lénine avait utilisé l’adjectif d’indélicat à propos de Staline dans son " Testament ". (N. d. T.)
[32] La fille de Staline eut pour second mari Youri Jdanov, le fils d’Andreï Jdanov. (N. d. T. )
[33] L’auteur imite ici l’accent géorgien de Staline en russe. (N. d. T. )
[34] Personnage d'un poème pour enfants de Samuel Marchak très populaire à l'époque. (N. d. T.)
[35] Un rouble or. (N. d. T. )
[36] Créature fantastique des légendes géorgiennes. Les dev sont énormes, ils possèdent trois âmes et parfois plusieurs têtes. Ils sont ennemis des hommes, enlèvent les femmes. (N. d. T. )
[37] Kaganovitch était juif. (N. d. T. )
[38] Diminutif de Kliment. (N. d. T. )
[39] Tchéka, GPU, MGB, divers sigles adoptés par la police politique en URSS. (N. d. T. )
[40] Salomon Mikhoèls, célèbre acteur juif du Théâtre juif de Moscou (1890-1948). ((N. d. T. )
[41] Le nom de famille Jemtchoujina signifie perle. .(N. d. T. )
[42] Ce qui signifie " graisse et os ", nom peu alléchant pour un trust de parfums. Une de ses devises était : “ le peuple soviétique, dans son ensemble, a le droit de sentir bon, si possible pour un prix modéré ". (N. d.T.)
[43] Initiales de Yévreïski Antifachistski Komitet, le Comité Antifasciste Juif, créé en 1942 et son bureau était composé de membres éminents de la culture juive. Son procès eut lieu en 1952 et ses dirigeants furent exécutés. (N. d. T. )
[44] Dicton russe. (N. d. T. )
[45] Cf. note 41.
[46] Souliko, chanson qui passait pour être la chanson préférée de Staline. C’est son texte qui suit. (N. d. T. )
[47] –chvili est la terminaison de nombreux noms de famille géorgiens, dont celui de Staline. (N. d. T. )
[48] Dans la mythologie slave, la baleine est considérée comme la mère de tous les poissons. On croyait que la baleine portait la terre sur son dos. Si jamais elle se retournait, la terre en serait tout ébranlée et si jamais elle se mettait à nager, la fin du monde adviendrait. (N. d.T.)
[49] C'est à dire les premiers chrétiens. (N. d.T.)
[50] Ordre utilisé dans les prisons et camps, signifiant que le détenu va être transféré ailleurs. (N. d.T.)
[51] Dans la cuisine géorgienne, galettes au fromage. (N. d.T.)